Psychologie

Je t’aime, moi non plus

Un beau moment de confidence entre une mère et sa fille se transforme soudain en affrontement. Pourquoi ?


 

Les communications interpersonnelles – entre amis, entre collègues, entre conjoints –, c’est la spécialité de la sociolinguiste américaine Deborah Tannen, qui y a consacré plusieurs ouvrages. Dans tout échange, dit-elle, une constante : ce n’est pas forcément le contenu du discours qui fait sortir l’autre de ses gonds, mais la façon dont il est exprimé et ce qu’il sous-entend. You’re Wearing That ? (Tu oses porter ça ?), son dernier livre, décode les ambivalentes relations mères-filles. Châtelaine s’est entretenu avec l’auteure.

Châtelaine : Votre livre rend hommage aux relations mères-filles, mais démontre que leurs échanges sont parfois difficiles. Pourquoi ?
Deborah Tannen : Parce que ce sont des femmes et que la parole occupe une place prépondérante dans leur vie. Pour le reste, ce n’est qu’une question d’arithmétique : plus il y a d’échanges, plus les risques de prononcer des mots qui blessent augmentent…

Justement, à propos de ces « mots qui blessent », vous écrivez qu’il y a toujours deux niveaux, deux types de messages dans une même phrase.
En effet. Le premier est celui du message direct et se résume à la signification propre des mots utilisés, au premier degré. Le deuxième, lui, comporte ce que j’appelle le métamessage, soit l’ensemble des implications morales et affectives propres à la relation des personnes engagées dans la conversation. Le métamessage insinue donc ce que la personne qui parle souhaite obtenir, ce qu’elle cherche à influencer et la façon dont elle se positionne par rapport à l’autre. La plupart du temps, c’est le métamessage qui provoque les réactions négatives engendrant les prises de bec. C’est souvent tout bête. Au fil d’une conversation, la fille a soudainement la vilaine impression que sa mère vient de lui faire le même reproche pour la énième fois. « Ce n’est pas ce que j’ai dit », s’en défend aussitôt la mère. « Non, mais c’est ce que tu voulais dire », lui rétorque alors la fille. Et, à partir de là, les choses dégénèrent…

Tenons-nous tous, sciemment, un double langage ?
Non. Et ce n’est pas comme si les métamessages étaient obligatoirement malveillants ou opportunistes. Il faut simplement accepter le principe que tout ce qui est dit doit aussi être interprété. Il est donc essentiel d’apprendre à décoder les propos qui nous sont adressés. Si quelqu’un vous lance « Bonjour, ça va ? », vous devez déterminer s’il ne fait que vous saluer ou s’il vous interpelle sur votre état de santé. La réponse se situe presque toujours dans le métamessage. C’est lui qui, en fonction de l’attitude, du ton de voix, mais aussi de l’esprit dans lequel les choses sont énoncées, précise la teneur générale des propos. Il est impossible, dans une même phrase, de ne dire, penser et signifier qu’une seule chose à la fois. Il y a toujours des non-dits. C’est ainsi que les langages fonctionnent. Et ils fonctionnent justement parce qu’il y a plein de suppositions inutiles à préciser.

Cela pourrait-il expliquer pourquoi la plupart des filles que vous avez interrogées estiment que leur mère ne communique pas de façon franche et directe avec elles ?
Le rôle naturel d’une mère est d’aider ses enfants à s’améliorer. Et comme elle les observe depuis toujours, elle est aussi la mieux placée pour voir leurs défauts. Voilà pourquoi le simple fait qu’une mère suggère quelque chose à sa fille peut lui donner à penser que quelque chose ne tourne pas rond. D’ordinaire, cela ne cause pas de problème quand c’est la fille qui demande conseil à sa mère. Mais quand c’est la mère qui offre son avis sans que celui-ci ait été sollicité, les choses peuvent vite tourner au vinaigre !

S’agirait-il d’un manque de compréhension de la part des mères ?
Il arrive qu’elles n’acceptent pas ou ne saisissent pas ce que leurs filles font de leur vie. C’était le cas de ma mère, qui n’a jamais vraiment compris le monde dans lequel j’évolue. Et malgré mes succès scolaires, malgré les livres publiés, il a fallu qu’elle me voie à l’émission d’Oprah Winfrey et que ses copines lui disent qu’elles m’y avaient vue pour qu’elle soit enfin fière de moi. Jusqu’à ce jour-là, peu importe ce que je faisais, son principal souci, ce qui la dérangeait le plus, c’était que je n’étais pas mariée. Cela reflétait sa vision du monde – elle est née en 1911 en Russie.

Vous écrivez qu’il arrive parfois que les mères soient jalouses de leurs filles. C’est étonnant, non ?
C’est presque inévitable. Ne serait-ce qu’à cause de tout ce à quoi les filles ont aujourd’hui accès et qui a été refusé à leurs mères. Beaucoup de femmes auraient aimé avoir une carrière, mais sont nées à une époque où cela était quasi impossible. Lorsque ces femmes voient leurs filles réussir le type de carrière dont elles-mêmes rêvaient, elles éprouvent une certaine jalousie. Mais cela risque peu de porter vraiment ombrage à la relation avec leurs filles. Non, à l’image de l’ensemble des émotions complexes et contradictoires propres à la maternité, les mères apprennent généralement à faire avec.

Au fil de vos recherches, vous avez constaté que l’apparence joue un rôle déterminant dans les relations mères-filles. Pourquoi ?
Notre société juge l’apparence des femmes beaucoup plus sévèrement que celle des hommes. Les femmes devant aussi faire face à un plus grand choix de styles vestimentaires, elles risquent donc plus de se tromper. Et elles y pensent chaque fois qu’elles entrent dans une pièce. Si en général elles n’osent pas critiquer ouvertement l’apparence d’une autre en public, ce n’est pas la même histoire entre une mère et sa fille. Les deux estiment qu’elles doivent se dire la vérité. Et la « vérité », quand on n’est pas de la même génération, qu’on n’a pas nécessairement les mêmes goûts et que les styles changent constamment, peut s’avérer aussi blessante que biaisée. D’où les disputes.

Les cheveux et le poids seraient eux aussi des éléments déclencheurs de conflits…
Les cheveux surtout. Et cela vaut autant pour les mères que pour les filles. C’est souvent même l’une des premières choses dont elles parlent lorsqu’elles se voient. La phrase « Chérie, il serait grand temps que tu refasses ta teinture » est un classique du genre, non ? Les boutons sur le visage constituent aussi un sujet délicat. Tout comme l’éducation des enfants, puisque toutes les filles ont peur d’être de mauvaises mères. Sur ce point, il suffit que maman les critique pour qu’elles remettent tout en question.

Pour finir, comment peut-on briser la spirale des confrontations ?
Le plus important : chercher à comprendre le point de vue de l’autre et être consciente que la critique côtoie fréquemment les bonnes intentions au sein d’une même phrase. Le but étant d’éviter les échanges futiles du genre : « Ça y est ! Tu me critiques encore. » « Non, je ne te critique pas. » « Oui, tu me critiques. » « Non, je veux simplement t’aider… »

Il faut accepter l’idée qu’il y a toujours du bon et du mauvais dans une phrase, puis trouver le moyen de faire avec : « Je sais que tu veux mon bien et je l’apprécie, mais je n’ai pas aimé quand tu m’as critiquée… » Mieux encore : « Je voulais t’aider, mais je réalise que mon approche risque de t’avoir blessée. Je veux que tu saches que ce n’était pas mon intention… »

Il va sans dire que tout cela nécessite des efforts. Le seul fait de prendre conscience de la situation peut engendrer une énorme différence. Beaucoup de femmes m’ont avoué que se mordre la langue quand elles parlent à leur fille (ou à leur mère) limite les dégâts. Et si ce n’est pas toujours facile, cela reste l’une des meilleures façons d’éviter les accrochages.

Par Deborah Tannen

Décidément, tu ne me comprends pas ! – Comment surmonter les malentendus entre hommes et femmes, Éditions Robert Laffont, 1993.

Si je te dis ça, c’est pour ton bien – Comment le dialogue peut conduire à l’harmonie familiale, Pocket, 2004.

You’re Wearing That? – Understanding Mothers And Daughters in Conversation, Random House, 2006.

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