Entrevues

Rencontre avec Anne Dorval, mommy à l’écran, maman dans la vie

Notre journaliste l’a rencontrée chez elle et a pu, du même coup, demander à ses enfants, Alice et Louis, ce qu’ils pensaient de leur maman.

Photo: Max Abadian

Photo: Max Abadian

Anne avait à peine ouvert la porte de sa maison que je lui tendais une bouteille de champagne bien froide. 

« Oooh ! Que c’est gentil ! Mais… pourquoi ?

– On célèbre. 

– On célèbre quoi ? »

Euh… 

Que répondre ? Une année formidable ? Des critiques extraordinaires, une reconnaissance mondiale de son talent ? Des prix d’interprétation (les plus récents : à Palm Springs, en Californie, à Toronto, devant Julianne Moore, douce revanche après Cannes, et bien sûr aux Jutra) ? 

J’ai simplement dit « toi ». « On va dire “nous”. » Cinq minutes plus tard, le bouchon sautait.

Affiche du film Mommy, avec Antoine Olivier Pilon.

Affiche du film Mommy, avec Antoine Olivier Pilon.

L’après-Mommy

Nous ne sommes pas des amis ; quand je la vois, il y a toujours un magnéto entre elle et moi. Mais au fil des ans, une certaine confiance s’est installée. 

« Jamais un journaliste ne vient ici, et ça m’étonnerait qu’il y en ait un autre après toi », m’a-t-elle dit, flûte à la main. Touché, j’ai trinqué.

Comme dans les téléromans, la scène se déroulait dans la cuisine. La sienne, toute blanche, a un comptoir au centre et une porte qui donne sur la cour arrière. Et Anne ? Toute de noir vêtue, quelques cheveux rebelles. Bref, naturelle. Et, oui, belle.

Je ne compte plus le nombre de fois où on m’a demandé : « Pis, comment elle est, Anne Dorval, dans la vraie vie ? » Question piège. Dans la vraie vie, ce qu’on dit n’est pas enregistré, formaté puis imprimé à 200 000 exemplaires. Elle, qui a accordé des tonnes d’entrevues, le sait et pourtant : « Je suis tellement grande gueule, souvent j’oublie et je me lâche lousse… » Ce jour-là, elle s’est vraiment lâchée lousse. Et ce fut réciproque. Pour citer la chanson Ziggy, on s’est raconté nos vies, on a ri, on a pleuré… presque, mais de rire. Elle est drôle, vous n’avez pas idée. Folle ? Non. Follement attachante. Craquante, l’ex-Criquette. Parfois intense, parfois ardente, théâtrale à ses heures, mais sont-ce là des défauts quand on est née pour être actrice et pour rien d’autre ? « Je n’ai jamais eu de plan B. C’était ça ou je mourais. Et si j’avais pensé autrement à 18, 20 ans, je n’aurais pas pu faire ce métier, je n’aurais pas été capable. Je n’aurais pas “toffé la run”. » Ce qui la rend folle, c’est l’étiquette de fille névrosée/énervée/énervante qui lui colle aux talons depuis qu’elle en a interprété quelques-unes avec le brio qu’on lui connaît.

Une certitude : sa jolie tête avait la même circonférence qu’à notre premier rendez-vous, malgré les critiques en panne de mots pour saluer son jeu dans Mommy, les accolades qui s’accumulent et le piédestal sur lequel plusieurs l’ont juchée. « Oui, c’est très flatteur, mais – et ce n’est pas de la fausse modestie ou de l’humilité de ma part – c’est du vent. Je suis trop consciente que tout peut s’arrêter du jour au lendemain. Là, je suis à la mode, la saveur du mois. Dès le moment où tu obtiens une reconnaissance internationale, tu deviens intouchable. C’est faux et superficiel. J’ai même entendu : “Anne Dorval, la plus grande actrice au Québec”. Voyons donc ! Moi, je sais que je me suis déjà plantée et que ça va m’arriver encore. Et alors les gens diront : “On pensait qu’elle avait du talent.” C’est niaiseux de même, ce métier-là. »

N’empêche. Pour l’heure, sa cote au Québec est au zénith. Virginie, son agente, doit sûrement faire des heures sup. L’image la fait sourire. « Se sentir désirée, être courtisée, il n’y a rien de tel. On rêve toujours de cela. Comme je n’ai pas l’âge d’Antoine Olivier Pilon [son fils dans Mommy, lui aussi très remarqué, notamment à Hollywood], ça ne va pas lancer ma carrière ni la relancer, car elle n’était pas éteinte. » Sauf la huitième et dernière saison des Parent, l’automne prochain, aucun projet n’est encore officiel. Des offres viennent aussi d’ailleurs, de France surtout, où le cinquième film de Xavier Dolan a attiré en salle plus d’un million de spectateurs. « Mais pas nécessairement des choses que je vais accepter, parce que ce ne sont pas des rôles pour moi. Et partir tourner trois mois là-bas, non. Mon fils a 15 ans, il faut que quelqu’un s’en occupe. »

Anne Dorval dans la peau très bronzée de Chantal (J'ai tué ma mère).

Anne Dorval dans la peau très bronzée de Chantal (J’ai tué ma mère).

Le plus ardu dans l’après-Mommy sera de retrouver les conditions gagnantes : un grand scénario et un réalisateur de talent qui aime – et écoute – ses acteurs. « C’est pour ça que je suis exigeante. Si j’ai un malaise vis-à-vis de certains éléments du scénario, est-ce que j’ai le droit de le dire à un metteur en scène français, mettons, comme je le fais avec Xavier ? Et si je le fais, va-t-il penser : qu’est-ce que c’est que cette petite Québécoise prétentieuse ? Alors que moi, je veux seulement travailler pour que le résultat soit meilleur. Mais tout le monde ne l’entend pas comme ça. »

Le plus simple serait d’être dirigée une fois de plus par le prodige de 26 ans. Cela attendra. « Son prochain film sera tourné en anglais et, si j’étais vraiment bilingue, peut-être qu’il m’aurait donné un rôle ; mais là, non, je ne pense pas, ce serait ridicule. Je pourrais passer dans un plan sans dire un mot, en marchande de fleurs… » Qu’elle parle de lui, de leur complicité, de ce cadeau du ciel (pour tous les deux) qu’a été leur rencontre, et sa voix trahit une émotion particulière. « Xavier, je l’ai vu grandir au même titre que les enfants des Parent, sauf qu’il a grandi ici, là où tu es assis. Il a porté plusieurs chapeaux dans ma vie professionnelle et personnelle, il est un peu devenu l’homme de la maison. »

Cette maison jumelée coquette et discrète sur une avenue boisée de l’ouest de Montréal, elle l’a achetée il y a 15 ans, alors qu’elle formait encore un couple avec Marc-André Coallier, le père d’Alice et de Louis. « On vivait à la campagne et on devait déménager ; je cherchais quelque chose que je pouvais payer toute seule, qui soit à moi. J’ai toujours eu cette espèce de volonté d’indépendance, je n’ai jamais voulu compter sur quelqu’un. Jamais, jamais, jamais. »

Sa fille arrive sur ces entrefaites. Alice, 20 ans, allumée et éloquente, ressemble à son père, prépare ses auditions pour les écoles de théâtre, mais ne pense pas suivre les traces de sa mère. « Maman a cette manie de vouloir depuis toujours que je devienne comédienne, alors que j’aimerais mieux être une artiste polyvalente que de me consacrer au jeu », m’explique-t-elle posément, après m’avoir précisé tout de go : « Je suis lesbienne, vous pouvez l’écrire. » Bénévole au GRIS-Montréal (Groupe de recherche et d’intervention sociale), elle va dans les écoles secondaires pour sensibiliser les jeunes à l’homosexualité. « J’ai tellement confiance en mes enfants, dira Anne quand Alice s’éclipsera à l’étage. Ils ont une autre énergie que la mienne, ils ne veulent pas me ressembler, ils se moquent de moi, de mes excès. J’ai l’impression qu’ils savent ce qu’ils veulent et ce qu’ils ne veulent pas. Ils souhaitent s’arranger tout seuls et ne me demandent jamais rien. »

Hôtesse parfaite, elle a rempli mon verre. Debout dans sa cuisine, à contre-jour, appuyée sur le comptoir, Anne Dorval n’a rien de la Diane de Mommy ni de la Chantal de J’ai tué ma mère, ni même de la Natalie des Parent. Elle est une mère comme toutes les autres, qui s’inquiète pour sa progéniture, qui se demande ce que l’avenir lui réserve, surtout après sa mort (avec une différence notable : ses funérailles sont déjà planifiées. Xavier fera la mise en scène et le buffet sera signé Josée di Stasio). « Mes enfants ont sans doute souffert du métier que je fais, surtout mon fils. Quand Louis est né, je faisais Virginie tous les jours. Entre l’âge de un an et quatre ans, il avait une gardienne ici ; il l’a plus vue que moi. Quand ils étaient bébés, je tirais mon lait en coulisses pendant que je tournais, ensuite je préparais leurs lunchs avant de partir, il n’y a rien que je n’ai pas fait. Je ne suis pas une mère exemplaire pour autant, je me sens encore coupable. Mais je n’aurais pas pu laisser tomber mon métier pour ne m’occuper que des enfants, je n’aurais pas été heureuse. Je devais avoir les deux, je voulais une reconnaissance, je voulais qu’on me voie. Ils l’ont compris et me disent : “Eille, slaque un peu avec ta culpabilité, t’es fatigante, on n’en peut plus.”»

Anne Dorval dans la peau de Natalie (Les Parent).

Anne Dorval dans la peau de Natalie (Les Parent).

Alice est revenue, elles m’ont invité à rester à souper. Et c’est la fille qui a cuisiné, supervisée du coin de l’œil par la mère, répondant à mes questions en coupant les légumes.

J.-Y.G. : Comment elle est Anne, comme mommy ?

Alice : Elle s’en veut et se considère comme une très mauvaise mère. C’est donc très facile, un, de la culpabiliser, et deux…

Anne : … de la manipuler.

Alice : On ne le fait pas souvent, parce qu’elle se sent mal très rapidement. Mais, d’après moi, c’est une mère exceptionnelle. Plus jeune, je ne m’en rendais pas compte, parce que tu t’imagines que tous les parents sont pareils, et Louis commence à le comprendre. Il y a peu de mères, chez mes amis, qui sont aussi dévouées à leurs enfants, surtout pour quelqu’un qui a un métier rock’n’roll comme celui de maman. L’exemple classique que je donne, c’est les lunchs…

Anne : Oui, j’en parlais à Jean-Yves…

Alice : J’ai eu des lunchs jusqu’en cinquième secondaire, parce que mon frère était plus jeune et qu’elle lui en faisait déjà…

Anne : Non, parce que je voulais surtout que tu manges bien.

Alice : Mais Louis est aujourd’hui plus vieux, et elle lui en fera encore par souci de justice. Mine de rien, les lunchs, tu les fais à 4 h du matin parce que tu pars à 5 h pour tourner. Oui, elle est une mère formidable, un peu contrôlante pour ce qui est de notre alimentation, de nos activités…

Anne : Fallait ben que ça sorte…

Alice : Mon premier Oreo, je l’ai mangé à 15 ans, parce que ça ne rentrait pas dans la maison. Ç’a été un événement dans ma vie, car j’ai grandi sans céréales sucrées, rien qu’avec des aliments bios et beaucoup de kale. [Anne rit.] Elle prend bien soin de nous.

Contrôle et kale mis à part, elle leur fait vivre des moments uniques. L’an dernier, Alice a passé huit mois en stage à Londres dans une société de production de films (« grâce aux contacts de ma mère, et c’est la première fois que je m’en sers », a-t-elle spécifié avec son étonnante franchise). Et comme Cannes est à une heure d’avion, que le billet ne coûtait pas cher et qu’Anne tenait absolument à ce qu’elle soit là… (on la voit d’ailleurs sur YouTube, un peu sonnée pendant l’ovation « historique » de 13 minutes suivant la projection officielle de Mommy).

Alice : C’était absurde, surréel et très émouvant d’être au Festival avec maman. Xavier est souvent ici et nous parlait de Mommy depuis très longtemps. Juste en lisant le scénario, j’ai été complètement bouleversée, beaucoup plus que par J’ai tué ma mère ou ses autres films. Et de découvrir le film à Cannes… J’étais inconsolable, j’avais mis un peu de mascara, je n’en mets jamais, et ça coulait partout. C’est la première fois que maman m’éblouissait autant à l’écran, je ne réalisais pas que c’était ma mère.

Anne : Elle m’a fait tellement plaisir quand elle m’a dit : « Maman, j’ai oublié que c’était toi. » Elle n’avait pas un sou, je lui avais acheté une jolie robe, elle avait l’air d’un petit papillon [Alice, qui râpait les carottes, a levé les yeux au ciel]. Ma belle Alice.

Le repas (savoureuse soupe aux légumes « touski » – tout ce qui est disponible – et très bon guacamole avec tortillas de maïs) était prêt quand Louis est revenu de l’école. Il a aidé sa sœur à mettre la table. L’ado de 15 ans typique : voix qui mue, peu bavard, visage caché à demi par un capuchon qu’il n’a pas quitté. Il y a tout un monde dans ces yeux intelligents, une gravité aussi. Je l’ai trouvé intimidant.

Anne : Jean-Yves, Louis, parlez-vous.

J.-Y.G. : Ton fils me gêne un peu.

Anne : Dis à Jean-Yves tout le mal que tu penses de moi, que je suis fatigante, que je radote. Tu peux le dire que t’en peux plus. Il passe sa vie à lever les yeux au ciel: « Ah, maman… »

Alice : Il fait ça tout le temps.

Louis, à moi, en imitant sa mère : Tu veux de l’eau ? C’est bon de l’eau. Est-ce que c’est assez ? Non, il t’en faut plus. En veux-tu encore ? Celle-ci est plus fraîche…

Anne : Je veux seulement votre bien. Qu’est-ce que c’est que cette réputation que vous me faites ?

J.-Y.G. : Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grand ?

Louis : Aucune idée.

Anne : C’est un artiste. Il fait tellement de beaux dessins. J’en ai de lui qui remontent à la maternelle. T’aimes ça, les couleurs, la peinture. Tu peux le dire que je suis fatigante.

Louis : Ben non, ben oui, mais tu le sais.

Ils ont continué comme ça, à se « picosser » sans malice, comme dans toutes les familles au souper, même si ici la maman est une des actrices les plus célébrées. Et si Alice a vécu Cannes, j’ai su que Louis avait connu lui aussi ses cinq minutes de gloire. En septembre dernier, il accompagnait Anne à l’enregistrement de Tout le monde en parle, le soir où la superbe chanteuse américaine Taylor Swift était invitée. Star et ado se sont croisés en coulisses. Elle n’a vu que lui. « Taylor lui a dit : “Hello, handsome” », a pouffé Alice alors que son frère affichait un sourire rêveur. Le lendemain, ses copains ont dû en perdre la mâchoire. C’est aussi ça, le pouvoir de la mommy

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