Société

Comment être inclusif sans exclure les femmes : entrevue avec Florence Ashley

Est-il possible de favoriser l’inclusion tout en préservant les acquis, comme la féminisation de la langue ? La juriste trans Florence Ashley a réfléchi à la question.

Le discours non genré gagne du terrain. Ici et là, dans un tweet, un site web ou un dépliant gouvernemental, on lit les mots « personnes enceintes » ou « personnes avec des menstruations ». La pratique heurte des féministes, choquées de voir le mot « femme » disparaître alors que la lutte pour l’égalité hommes-femmes n’est pas terminée. À l′inverse, elle convient aux personnes trans et non binaires – qui se sentent à la fois homme et femme ou encore ni l’un ni l’autre – puisqu’elle les sort enfin de l’ombre. Doctorante en droit et bioéthique à l’Université de Toronto, l’intellectuelle québécoise a publié de nombreux articles scientifiques sur le sujet. Entrevue.

Certaines institutions utilisent maintenant le mot « personne » plutôt que « femme » dans leurs communications. Santé Canada, par exemple, parle de « personnes enceintes » sur une page de son site web. Est-il vraiment nécessaire d’utiliser ce discours non genré ?

L’idée n’est pas de nier que le genre existe, mais d’inclure tout le monde. Des personnes non binaires et des hommes trans peuvent eux aussi attendre un enfant [NDLR : s’ils n’ont pas terminé leur transition ou s’ils choisissent de garder leurs organes génitaux féminins]. Et comme ils ont plus de difficultés à accéder aux soins de santé reproductive que les femmes, il est important d’utiliser des termes qui les englobent.

Adopter un langage neutre n’est cependant pas toujours la meilleure solution. Dans le cas du site de Santé Canada, on aurait pu écrire « femme enceinte » et mentionner explicitement les personnes trans et non binaires. Tout en soulignant que leurs besoins sont un peu différents. Cela contribuerait à faire comprendre cette réalité au personnel de la santé.

Les rédacteurs doivent penser aux mots que les gens taperont dans leur moteur de recherche, comme « femme enceinte » ou « homme trans et grossesse » ; on doit donc les trouver dans le texte. Les institutions s’interrogent encore sur la meilleure façon de procéder. Les bévues sont inévitables.

Des féministes dénoncent le fait que le mot « femme  » soit plus souvent effacé du discours que le mot « homme ». Le journal scientifique The Lancet, par exemple, a parlé de « corps avec un vagin » dans un article sur les règles, l’an dernier. Quelques jours plus tard, il utilisait le mot « homme » pour parler de cancer de la prostate. Comment expliquez-vous cela ?

Les deux articles n’ont pas été écrits par les mêmes personnes. Et dans les revues scientifiques, les rédactions en chef ne modifient pas les textes sans l’accord des auteurs. On comprend donc que l’importance de l’inclusion se fait davantage sentir chez les chercheurs des domaines relatifs aux femmes. Si les experts qui travaillent sur le cancer de la prostate avaient été plus exposés aux mêmes enjeux, ils auraient pu parler des « hommes et des personnes avec une prostate » pour inclure les femmes trans qui ont encore la leur.

Par ailleurs, le mot « femme » revenait plusieurs fois dans le texte sur les menstruations : il n’avait pas été éliminé. La controverse a éclaté parce que l’extrait contenant les mots « bodies with vaginas » (corps avec un vagin) a été mis en couverture.

Des femmes sont insultées par de telles formulations. Elles disent que cela les déshumanise et les réduit à leurs parties génitales ou, pire, à un « sac d’organes ».

À mon avis, c’est plutôt le contraire. On évite ainsi de dire qu’être femme est synonyme d’avoir des menstruations. Beaucoup de femmes n’en ont pas, parce que leur équilibre hormonal est différent, qu’elles sont ménopausées ou qu’elles souffrent d’un trouble alimentaire.

On pourrait donc dire que cette formulation neutre réduit moins les femmes à leurs organes. Elles ne sont plus définies en fonction d’un idéal social lié à la reproduction. Pour certaines, c’est très libérateur.

Ce sont tout de même en très grande majorité des femmes qui ont des menstruations ou sont enceintes. Ces deux réalités, avec lesquelles les hommes n’ont pas à composer, ont des répercussions sur leur vie personnelle et le marché du travail. Ne risque-t-on pas de le nier en parlant simplement de « personnes enceintes ou ayant des menstruations » ? 

J’utilise parfois le mot « femmes » pour traiter de l’aspect social et politique de la reproduction. Surtout si je dénonce le système patriarcal, qui vise à contrôler leur corps. Il faut utiliser son sens critique et tenir compte du contexte. Discute-t-on d’un système d’oppression de la femme ? Si oui, utilisons ce mot. Pour parler de soins de santé individuels, un terme neutre et plus inclusif peut être davantage approprié.

Parfois, les aspects politiques et cliniques sont tous deux en jeu. C’est le cas des lois antiavortement aux États-Unis, par exemple. Elles visent les femmes, mais ont un effet disproportionné sur les personnes non binaires et les hommes trans, qui ont déjà du mal à accéder aux services d’interruption de grossesse. L’élue démocrate américaine Alexandria Ocasio-Cortez l’a bien formulé, à mon avis, en disant que ces lois ont pour objectif de « contrôler le corps des femmes et des personnes qui ne sont pas des hommes cisgenres ». Elle a inclus tout le monde.

Le 8 mars dernier, Journée internationale des droits des femmes, le premier ministre Justin Trudeau a publié un tweet : « Nous célébrons les nombreuses femmes, filles et personnes de diverses identités de genre qui remettent en cause les normes et les stéréotypes… » Bien des femmes ont été froissées et ont demandé qu’on leur laisse la seule journée de l’année qui leur est consacrée. Qu’avez-vous pensé de ce tweet ?

Il était très maladroit ! Non seulement à l’endroit des femmes, mais aussi de nos communautés. Les personnes non binaires ne veulent pas être associées à cette journée, car cela renforce le préjugé que ce sont presque des femmes. Les hommes trans le souhaitent encore moins. Et les femmes trans sont déjà incluses. Bref, personne ne voulait d’un tel tweet, qui n’a fait qu’attiser l’animosité envers les personnes trans et non binaires, car le grand public croit qu’il s’agit d’une demande de leur part. Ce n’est pourtant pas du tout le cas !

Demander le sexe ou le genre dans un formulaire est souvent jugé discriminatoire par les communautés LGBTQ+. Beaucoup de gens non binaires voudraient voir disparaître la mention de sexe sur le certificat de naissance ou la carte d’assurance maladie. Mais ce type de données est important pour compiler des statistiques et documenter les inégalités. Comment régler ça ?

Les données démographiques sont utiles. Le problème se pose lorsqu’elles servent aussi à des fins administratives. Dans la salle d’attente d’un professionnel, par exemple, si on se base sur un tel formulaire ou sur la carte d’assurance maladie pour utiliser les termes « monsieur » ou « madame », le risque de discrimination ou d’appellation fautive augmente. Pour se protéger, certaines personnes issues de la diversité omettent des informations ou mentent lorsqu’elles remplissent un questionnaire. Ce comportement ne contribue pas à documenter les inégalités.

Pour obtenir des données valides, on doit donc se demander quand et comment les recueillir. Une des solutions consiste à présenter deux formulaires, l’un contenant nom et adresse, pour l’administration. Et l’autre proposant d’autres choix qu’ « homme » ou « femme » pour les informations démographiques à des fins de recherche.

Et parfois, il n’est pas nécessaire de demander le sexe ou le genre. Ni la carte d’assurance maladie ni le certificat de naissance ne mentionnent l’origine ethnique, et pourtant, nous avons des statistiques concernant les inégalités raciales au Québec. On a trouvé des façons de documenter ces situations autrement qu’à partir de données gouvernementales. Ce ne serait pas différent pour le sexe et le genre.

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