Société

Mon amoureux pachtoune

Je travaille dans l’humanitaire depuis des années et je parcours le monde. Je me considère comme une femme libre… Mais voilà, je suis tombée amoureuse d’un Pakistanais, de l’ethnie pachtoune. Je suis même prête à devenir sa seconde épouse.

Mon amoureux pachtoune


 
Mon amoureux pachtoune

Il existe encore, quelque part dans le monde, un pays où les hommes chantent des poèmes à leur bien-aimée. Ce pays, c’est celui des Pachtounes, le pays d’Imran, mon amour.

Imran a d’abord fait partie de mes « amis » Facebook. Au début, c’était juste un contact sympathique, ouvert, souriant, avec qui je me suis mise à clavarder de façon régulière. Puis, un jour, en mission à l’étranger, j’affiche sur ma page personnelle un numéro de portable où l’on peut me joindre. Quelques heures plus tard, le téléphone sonne. « Hello? This is Imran! » me dit-il au bout du fil. Il parle, parle et parle vite. Je ne comprends rien. Je dis : « Yes, yes… » Je ris. Il rit. Et la communication est coupée.

Marié, d’après son statut, barbu et pas dragueur, il ne m’attire pas a priori… Au fil de nos échanges, je découvre sa personnalité haute en couleur et ses grandes périodes d’exaltation ponctuées de profonds abattements, ses rires, ses colères (quand j’interprète mal ses propos). Son idéalisme aussi – rien ne l’arrête lorsqu’il s’agit de servir ses idéaux.

Un soir, nous devons nous rendre à l’évidence : nous sommes amoureux l’un de l’autre. Nous nous prenons même à rêver. Nous irons vivre à Noor, son village natal perdu dans une haute vallée. Vivre ensemble, travailler ensemble et contribuer à aider les pauvres et les déshérités de sa région, voilà notre projet.
Ce sera merveilleux! Les montagnes, les rivières, les troupeaux… Selon Imran, il n’y a pas de plus bel endroit au monde. Un jour, de passage à Noor, il me téléphone et me dit simplement : « Écoute! » Derrière lui, j’entends le chant gai et léger de la rivière qui coule au bas de sa maison.

Le rencontrer, enfin
Deux mois plus tard, je profite d’une mission à New Delhi, en Inde, pour faire un saut de quelques jours au Pakistan… et rencontrer Imran. L’air chaud saturé d’humidité et de pollution me saisit dès la sortie de l’avion. Il est 2 h du matin. Sera-t-il au rendez-vous? Et si je ne lui plaisais pas? Et si, en le voyant, je ne l’aimais plus?

Il n’est pas là. Je sors de l’aéroport. Soudain, j’aperçois sa silhouette haute et élégante. Il se faufile parmi les voitures. Il porte un shalwar kameez, l’habit traditionnel pakistanais. Je l’appelle. Il me voit. Je ris, lui aussi. Il me tend un énorme bouquet de roses rouges et de jasmin et nous nous mettons à parler à en perdre haleine. Il a un port altier et un regard différent de ce à quoi je m’attendais.

Alors que nous prenons un verre dans ma chambre, il s’empare de mes mains – les siennes sont si belles. Et il m’embrasse. Son baiser est exquis.

Durant ces quelques jours, nous ne nous quitterons pas, apprenant chaque jour à nous connaître davantage et à découvrir combien nos mondes sont aux antipodes l’un de l’autre. Et pourtant… J’ai l’impression qu’il est mon alter ego, celui que j’attendais depuis toujours.

Dans ma chambre, durant ces doux moments d’intimité que nous nous réservons, Imran me dit qu’il veut m’épouser.
« Mais tu es marié! – Je veux prendre une seconde épouse. »

En soi, l’idée ne me choque pas, tant que je ne vis pas sous le même toit que sa première femme. Après tout, je préfère mille fois cela à l’hypocrisie occidentale qui contraint les amants à vivre dans l’ombre.

Jardins de Shalimar. Dans ce lieu mythique et hors du temps, il me parle du Coran. J’évoque la lapidation des femmes adultères.
« Au contraire, le prophète aime les femmes! C’est pour les protéger qu’il a prévu quatre témoins, parce que c’est impossible de trouver quatre témoins.
– Mais suppose que ton épouse te trompe et que quatre personnes puissent en témoigner. Tu la tuerais?
– Cela n’arrivera jamais!
– Réponds-moi! » Trois fois je lui pose la question. Aucune réponse.

Plus tard, dans ma chambre. Soudain, Imran devient silencieux. Son visage se ferme, ses yeux s’embuent. « Jamais personne ne m’a aimé comme toi! Je n’ai pas reçu d’amour quand j’étais enfant. Ma mère était malade, c’est ma sœur qui s’occupait de nous. » C’est à ce moment-là que je finis par l’aimer totalement, exclusivement. Sa sensibilité me bouleverse.

Se convertir?
Le troisième jour, à Lahore, Imran m’emmène visiter la mosquée Badshahi, à l’architecture impressionnante. La foule se presse devant les habits du prophète.

« Je t’observais, me dira-t-il peu après. Tu étais touchée… Est-ce que tu deviendras musulmane? Je te donnerai un nouveau prénom.

– Mais Imran! Je suis catholique. Je ne veux pas changer de religion, c’est mon histoire, ma tradition. D’ailleurs, un musulman peut épouser une chrétienne! Au contraire, un mariage mixte sera bien plus enrichissant, tu ne crois pas? »

Imran finira par se rallier à mon opinion à ce sujet.

Pour le reste, rien n’est gagné. Il ne peut m’épouser sans le consentement de sa femme et de sa famille. Une solution : nous marier en secret. Mais à quoi bon? Cela ne serait pas vivable longtemps, nous ne pourrions pas habiter ensemble. « Tu sais, dans mon village, on ne pourrait même pas se promener au bazar comme on le fait ici. Tu devrais rester enfermée. » Il me demande si je serais capable de vivre à Noor. C’est évident que non. Je ne pourrais pas supporter le purdah – le mot signifie littéralement « rideau » –, cette coutume effroyable qui interdit notamment aux femmes pachtounes de se montrer à d’autres hommes que leur mari et leurs parents proches. En mon for intérieur, j’imagine que la seule option sera de partager notre temps entre mon pays et le Pakistan. Mais comment?

Au retour, nous sommes tous deux assis à l’arrière de la voiture. Il fait si chaud… Je passe ma main par la vitre pour jouer avec le peu de vent. « Ne fais pas ça! » Je comprends, à tous ces petits détails, à quel point les Pakistanaises doivent constamment se contrôler, éviter toute exubérance, tout débordement, aussi infime soit-il, de « sensualité ». Imran me considère déjà comme son épouse, sa propriété.

Voici venue déjà l’heure des adieux. Dans la voiture qui nous conduit à l’aéroport, Imran, assis à côté du chauffeur, se retourne et me chante une douce mélodie pachtoune. Mes yeux s’embuent. Je suis déchirée. Imran aperçoit mes larmes : « Ne fais pas ça! me dit-il d’un ton dur. Tu ne vois pas que les services secrets sont partout! Depuis que tu as posé le pied sur le sol pakistanais, ils savent tout. Tu n’es pas censée pleurer! »

C’est un grand seigneur!
Nous convenons qu’Imran viendra passer Noël chez moi. Je le présenterai à ma famille. Je veux qu’il connaisse l’Occident.

De retour à la maison, je veux chanter mon amour, crier à qui veut l’entendre que je vais me marier avec un Pachtoune. Pour le décrire à mes sœurs, je n’ai qu’un mot : c’est un seigneur! Mais leur manque d’enthousiasme est évident, leur silence, trop criant.

Hélène, ma sœur, ma confidente, me demande de ne plus lui en parler. Avant mon départ, elle avait passé beaucoup de temps à me mettre en garde : attentats, enfermement, vitriol… Oui, tant de femmes jalouses, trahies, ont fait vitrioler leur rivale.

Du côté d’Imran, cela ne va guère mieux. Au téléphone un jour, sa voix est quasiment inaudible.
« Je veux divorcer! J’ai dit à ma femme que je voulais partir vivre avec toi.
– Tu es fou! Tu ne pourrais jamais vivre ailleurs qu’au Pakistan.
– Ma femme m’a menacé de prévenir son frère. Mais le problème, c’est que… ils ne veulent pas d’une étrangère. Ici, les gens n’aiment pas les Occidentaux. »

Je suis atterrée : nous ne sommes pas libres. Imran encore moins que moi. Nous, deux adultes, au xxie siècle!
« Tu ne te rends pas compte. J’ai les poings liés, c’est comme si j’étais derrière des barreaux. Donne-moi du temps, laisse-moi trouver une solution. »

À la fin du mois d’octobre, une fête importante se prépare au village d’Imran, dont la famille est très respectée. C’est lui qui organise l’événement. Les festivités seront à la hauteur : 800 invités, 8 bœufs abattus, 30 moutons, 80 poulets… Un succès. Cependant, Imran y a dépensé ses derniers sous et ne pourra pas me retrouver à Noël.

Alors c’est moi qui passe la nuit du réveillon dans l’avion, au grand dam de ma famille. Au petit matin, Imran apparaît devant moi, plus beau encore que dans mon souvenir.

Dans l’hôtel où nous logeons, nos deux chambres se font face. Hors de question de prendre la même. Il nous faut redoubler de prudence pour nous retrouver. Et Imran ne reste jamais la nuit, c’est trop dangereux : les couples adultères risquent la prison, les coups de fouet… Très vite, c’est la valse des questions.

« Quand nous serons mariés, nous verrons-nous souvent?
– D’après le saint Coran, je pourrai te consacrer 70 % de mon temps, le reste à ma première femme. Et toi, seras-tu capable de préparer, à l’improviste, un repas pour 100 hôtes?
– Si les femmes pachtounes le peuvent, pourquoi pas moi? » réponds-je, piquée. Je sais bien toutefois que je supporterais mal de le servir sans participer aux réunions « entre hommes ». Être juste une servante… Toujours le même questionnement, lancinant. Comment nous ajuster l’un à l’autre?

Et si je m’installais là-bas?
Peu de temps avant le Nouvel An, Imran doit s’absenter pour le week-end. J’appréhende de passer deux jours sans lui car, ici, une femme ne peut sortir sans être accompagnée. Pour tromper l’ennui, seule dans ma chambre d’hôtel, j’épluche la presse. Je tombe sur les annonces immobilières. Et si je louais une maison? Je pourrais revenir pour le 1er avril et rester trois mois, le temps de voir comment se passent les choses. Mais, de nouveau, le mariage s’imposerait. Pas de vie commune sans mariage au Pakistan.

À son retour, Imran est très enthousiaste, enfin presque! Il y a un problème de taille : il refuse de vivre à mes crochets. D’ailleurs, je ne l’admettrais pas non plus. « Laisse-moi consolider les choses de mon côté. Je te demande un peu de temps encore, Marie. » Et puis, il doit trouver le moment opportun pour parler à sa famille et obtenir son assentiment.

Le 31 décembre, nous dînons dans un charmant village. Imran me dit qu’il veut des enfants. Mais il est atterré quand je lui avoue que je ne prends pas la pilule.
« Tu ne peux pas être enceinte avant le mariage! Si tu es enceinte, va voir un docteur et pfffttt…
– Mais si on régularise très vite…
– Si tu continues à parler de ça, je me lève et je quitte cet endroit tout de suite. Tu ne sais pas comment cela se passe chez nous! Les bâtards, la famille les tue! »

Retour à l’hôtel. Nous attendons les 12 coups de minuit dans les bras l’un de l’autre. Minuit enfin. Imran ferme les yeux et prie à voix haute avant de m’embrasser. « J’ai prié pour nous, pour que cette année nous unisse très bientôt. »

Durant ce séjour, Imran m’emmènera partout, visiter les parcs, les musées, dîner dans les bons restaurants. Il souhaite me donner une belle image du Pakistan et l’envie d’y vivre sans doute.

Le réveil vient de sonner. L’heure du départ sonne comme un glas. Depuis un mois, nous ne nous sommes pas quittés. À l’aéroport, Imran prend ma main dans la sienne. Ce geste en public me semble inouï. Je voudrais la garder longtemps serrée dans la mienne, mais les convenances l’interdisent.

Ma famille ne comprend pas
Sitôt de retour, j’annonce à ma famille mon projet de partir vivre au Pakistan. Consternation générale. « Te rends-tu compte que nous sommes tous morts d’inquiétude! s’écrie ma mère. Je ne dors plus! »
Je ne m’attendais pas à une telle réaction. Je pensais que ma famille, toujours très ouverte, comprendrait. J’ai rencontré l’homme de ma vie, nous allons nous marier, comment pourraient-ils me demander de renoncer à mon bonheur, quel qu’en soit le prix?

Mais bientôt, nous devons faire face à un nouveau problème : Imran perd son emploi. Sans argent, pas question d’entretenir une seconde femme pour l’instant. La tristesse le rend irascible. Depuis que j’ai quitté le Pakistan, nous ne cessons de nous déchirer. L’éloignement forcé, notre horizon bouché…

Nous nous affrontons aussi sur le plan des idées. Pour un Pachtoune, le regard de la communauté est très important. Imran souhaiterait que je renonce à certains de mes amis Facebook. Un jour, il se fâche alors que je relaie une pétition à propos d’une avocate violée et portée disparue : « Je ne veux pas que ma future épouse affiche ce genre d’obscénité! » Il ne veut rien entendre : « Parler publiquement de viol, c’est obscène! » Je sais que lui faire comprendre certaines choses prendra du temps.

Notre relation connaît des hauts et des bas considérables, comme notre moral. Engueulades, pleurs, réconciliations.

Un jour enfin, la lumière. Côté professionnel, les choses s’arrangent pour Imran. Il me demande encore un ou deux mois de patience. Cependant, des conflits intérieurs l’assaillent. Moi aussi, j’ai des inquiétudes.

Il y a aussi ces querelles incessantes, ces scènes de jalousie. Un soir, je décide que, cette fois-ci, c’est terminé : je ne répondrai plus à ses appels. « Dois-je supposer que c’est fini entre nous? » me demande-t-il par messagerie MSN. Je l’appelle, désespérée. « Cela nous tue de ne pas nous voir. » Je lui propose de me rejoindre dans quelques semaines.

L’orage, un de plus, est passé. « Marie, imagine. Je suis sous un arbre. Tu es dans mes bras, je prends ton visage dans mes mains, je caresse tes cheveux. » J’ai fermé les yeux. « Marie, je te le promets. Dès que j’arrive, nous irons voir l’imam. Et il nous unira. »

* L’auteure a préféré publier ce témoignage sous couvert de l’anonymat. C’est la raison pour laquelle tous les noms ont été modifiés.

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