Société

Je suis maintenant deuxième épouse!

L’an dernier, je vous racontais ma rencontre avec Imran, un Pakistanais de l’ethnie pachtoune, marié et père de famille. J’ai suivi mon cœur… et me voilà liée à lui pour le meilleur et pour le pire.



 

L’an dernier, je vous racontais ma rencontre avec Imran, un Pakistanais de l’ethnie pachtoune, marié et père de famille. J’ai suivi mon cœur… et me voilà liée à lui pour le meilleur et pour le pire.

Ça, un mariage?? J’en pleurerais.

La nuit tombe. La salle est sinistre avec ses murs aveugles. Aucune décoration, deux étagères encombrées de livres religieux, trois matelas alignés au sol, une armoire et deux fauteuils. C’est la mehmonhana, pièce pour les hôtes du maulana, l’érudit musulman qui va nous marier.

Les témoins entrent, un à un, silencieux. Tête baissée, ils murmurent un assalam aleikum à l’intention d’Imran, mais n’ont pas un regard pour moi. Plus d’une heure passe, à remplir des documents, à faire signer chacun, toujours sans un mot. Lentement, si lentement. Puis c’est l’heure de la prière. Les hommes partent à la mosquée, me laissant avec les femmes. Une bonne demi-heure d’attente et les re­voici. Ils me posent la question obligatoire?: «Combien demanderas-tu à ton mari en cas de séparation?» ­– «Trente mille roupies» (330 dollars) est ma réponse.

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Nous formulons enfin nos voeux, moi la première, Imran ensuite. Ça y est?: nous sommes mariés.

Pas un mot de félicitations. Seul réconfort, un témoin nous tend amicalement à chacun un billet de 100 roupies après nous avoir demandé en riant quand aura lieu la fête. Ce geste me réchauffe vaguement le coeur. Alors que nous nous apprêtons à partir, un jeune talib apporte du thé et des gâteaux sur un plateau. Nous dégustons dans un silence religieux.

Sur le chemin du retour, je plaisante?: «Nous avons eu la cérémonie de mariage la plus romantique qui soit!»

Imran me rassure?: «Nous ferons une grande fête plus tard, quand j’aurai de l’argent et que nous pourrons annoncer notre mariage au grand jour.?» Nous devons en effet garder notre union secrète. La famille de sa première femme n’apprécierait pas et pourrait chercher à se venger?: les Pachtounes tuent au nom de l’honneur.

La propre famille d’Imran a des ennemis, les seigneurs locaux de sa terre ancestrale. Lui-même ne l’a-t-il pas payé d’un an de prison, il y a quelques années? Ces derniers l’ont fait accuser d’un crime qu’il n’avait pas commis… Depuis, Imran s’est procuré une kalachnikov pour se protéger. Il est toujours sur le qui-vive.

La nouvelle de notre mariage ne doit donc pas s’ébruiter, car les adversaires d’Imran pourraient chercher à me faire du mal. Quand mon mari s’absente, je sais qu’il n’est pas tranquille. Il ne reste d’ailleurs jamais longtemps loin.


 

Au nom des traditions

Imran est issu d’une famille religieuse très conservatrice. Un grand-père mollah, un père chef spirituel. «Chez nous, les femmes restent à la maison. Mon père a été le premier du village à faire installer des sanitaires pour que les femmes de la famille ne soient plus obligées d’aller faire leur toilette à la rivière.»

Je ne peux sortir qu’avec lui, ou accompagnée d’hommes de confiance ou de femmes. J’insiste pour pouvoir me rendre seule au bazar quand il n’est pas là. Il me répond froidement?: «Si l’une de mes connaissances voit mon épouse se promener seule, les gens vont jaser, ce sera une disgrâce.» C’est vrai, je n’ai pas vu de femme marcher seule dans la rue. Sauf les prostituées. Il n’est pas question ici de machisme ou de caractère possessif, mais du poids de la tradition.  Impossible pour un Pachtoune de garder la tête haute si sa femme n’a pas une conduite irréprochable. Je ne peux le déshonorer par mes actes. C’est l’unique raison pour laquelle j’accepte cela, et seulement dans son pays. Mais je négocie de sortir marcher avec lui au moins une heure chaque jour.

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Imran a déjà une épouse et des enfants, et cela ne me gêne pas. Sa famille vit à plus de 100 kilomètres. Je n’ai jamais rencontré celle qu’il appelle «ta partenaire» et je n’en ai ni la curiosité ni l’envie. Imran leur rend visite en fin de semaine, et je l’encourage d’ailleurs à le faire. La première fois, ma souplesse et ma tolérance l’avaient stupéfait. Je ne suis pas jalouse. Au contraire, j’éprouve de la pitié pour ces femmes qui, si leur mari décide de les délaisser, doivent l’accepter sans broncher. Elles n’ont alors aucun espoir de refaire leur vie.

La joie… et la peur
Les premiers jours de notre vie commune en quelques mots?: joie, excitation, mais aussi angoisse. La peur de lui aussi. Sera-t-il violent, comme tant de Pachtounes avec leurs femmes? J’ai prévenu Imran?: «Si tu me frappes, ne serait-ce qu’une seule fois, je ne t’aimerai plus, je partirai.»

J’ai trop lu sur leur société… Ces femmes tuées par leur père, leur frère ou leur mari sur une simple rumeur, parce que le ghayrat, l’honneur des Pachtounes, est perdu. Les plus «chanceuses» ont le nez coupé par leur époux. Cette pratique autrefois très courante est heureusement moins répandue. Et tous ces amoureux éconduits qui vitriolent le visage de leur belle, la rendant monstrueuse à jamais… J’ai confié mes craintes à Imran, qui a protesté?: «Ma famille ne fera jamais ça! Ce sont des gens lettrés!»

Chaque jour, je me demande?: «Pourrai-je tenir ainsi, privée de liberté, mettant mon travail humanitaire entre parenthèses?» Je me convaincs?: «Patiente encore un peu! Donne-toi du temps!»


 

Un matin, alors que je suis dans la chambre, la panique s’empare de moi?: je suis prisonnière! Mes parents, mes frères et soeurs me manquent terriblement. Pourrai-je les revoir? Pourrai-je voyager comme je l’entends? On raconte tant de choses sur les Pakistanais. Ma mère m’a répété cinquante fois?: «Cache bien ton passeport!»

Quelle est cette vie qui se profile derrière des barreaux transparents? Me voyant sangloter, Imran sombre dans un profond mutisme. «Tes larmes signifient que tu regrettes», finit-il par lâcher.

J’ai du mal à lui faire part de mes inquiétudes, car je redoute les malentendus – il a entendu tant de choses sur les Occidentales. «Je veux pouvoir voyager en Europe quand je le souhaite, quand j’aurai besoin de voir mes proches. Je veux continuer à travailler.» Il semble touché par mes larmes, rassuré quant à leur origine, et il accepte sur-le-champ. «Je dirai que tu es dans ta famille.» Toujours la peur du qu’en-dira-t-on.

Noël arrive, je vais passer les fêtes auprès des miens. Attristé, Imran ne s’y oppose pas. Il n’a pas le choix. Pour le moment, nous n’avons pas les moyens de partir ensemble. J’essaie de ne pas m’absenter trop longtemps. Deux semaines, pas plus. Quand je le retrouve, je vois à quel point je lui ai manqué. Et je suis enfin rassurée sur ma liberté.

Imran sait les limites à ne pas dépasser, celles au-delà desquelles je quitterais le nid. Et je connais les siennes.

S’apprivoiser
Je réalise, à toute une série de détails, les efforts qu’il fait pour que la situation me demeure supportable?: me laisser partir de temps en temps en Europe, m’aider à préparer les repas alors que chez sa première épouse il n’a jamais mis les pieds dans la cuisine, et se promener avec moi dans les rues, ce que ne fait jamais un Pachtoune avec sa femme.

Quand nous en aurons les moyens, je pourrai circuler plus librement avec un chauffeur. Cela me permet de patienter. Mais Imran est sans emploi depuis plus d’un an et nous manquons d’argent. Il a décidé de monter sa propre organisation de développement. Le voir frapper en vain aux portes afin de trouver du financement pour ses projets humanitaires me peine! Verrons-nous un jour le bout du tunnel? Parfois, Imran me dit que Dieu est mécontent de nous… «Les choses vont s’arranger, Imran, j’en suis convaincue!» Je crains tellement que son bel enthousiasme se brise.


 

L’échéance du loyer trimestriel arrive. Comment faire? Je ne trouve pas le sommeil. Et si je vendais quelques bijoux? Le matin venu, je m’en ouvre à Imran, qui reste sans voix, honteux. Déjà sa première femme a dû vendre les siens il y a six mois…

Nos querelles s’espacent. Nous nous adaptons un peu plus chaque jour l’un à l’autre. La dernière dispute, violente, a lieu un soir, alors que j’apporte le dîner sur la terrasse. Constatant qu’il n’y a pas assez de pain, Imran me lance?: « C’est pour une seule personne? Je ne mangerai pas!?» Mon sang ne fait qu’un tour. Quoi! J’ai passé deux heures à préparer ces plats pour lui faire plaisir et c’est tout ce qu’il trouve à dire? Sans un mot, je reprends le plateau, retourne à la cuisine et, de rage, le projette sur le plan de travail. La vaisselle se brise, rendant le repas irrécupérable. Je me réfugie dans la chambre.

Cinq minutes plus tard, Imran découvre la scène. En colère, il me rejoint?: «Tu as voulu me donner une leçon!» Disant cela, il m’attrape et me gifle. Je sens que ce n’est que le prélude à une volée. Alors, je pousse un cri comme je n’en ai jamais poussé. Un cri de bête. Un cri de rage et de dépit. Imran recule, désemparé. Je crie de nouveau. Et encore. Imran semble bouleversé?: «Pardon… pardon…» Il est abattu?: «Si tu veux me quitter, tu es libre.» Il y a tant de dé­tresse dans sa voix. Je sais qu’il ne recommencera jamais.

Cet épisode aura resserré d’un cran notre lien. Imran a compris que j’étais sincère. Depuis, notre amour se renforce davantage jour après jour. À de simples petites phrases comme «Grâce à toi, je commence à aimer la nature» ou «Tu m’as jeté dans l’océan, mais je ne sais pas nager», je réalise l’importance que j’ai prise dans son existence. Cela m’émeut. Souvent, il me dit : «Tu me donnes tant d’amour, je ne sais comment te le rendre.» Je proteste?: «Mais tu me le rends cent fois, Imran!» Nous nous répétons que nous avons une chance merveilleuse de nous être rencontrés.

Cela fait maintenant six mois que nous vivons ensemble. Je suis convaincue que c’est l’homme de ma vie, le plus attentionné et aimant qui soit. Cette chance n’a pas de prix et vaut quelques concessions. Bientôt, je l’espère, ses projets de développement prendront leur envol, nous pourrons annoncer notre mariage et… être pleinement heureux.

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