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Dans la salle d’échographie, Annie Ève attend. Seule. Le ventre nu, l’œil rivé sur l’écran. Puis c’est la collision : « Ma belle, dit le médecin, si tu ne sens pas ta petite fille bouger, c’est que son cœur ne bat plus. Je suis désolé... »
Annie Ève Gratton, 32 ans, conseillère en communications, enceinte de six mois, s’était rendue à l’Hôpital Pierre-Boucher, à Longueuil, pour son suivi de grossesse. La veille, le bébé n’avait pas répondu aux caresses de ses parents par ses coups de pied habituels.
Pour la rassurer, le personnel du service d’échographie cherche. Un, deux puis trois appareils y passent. Rien. L’enfant est partie avant d’être tout à fait.
Le papa, Michel Gauthier-Giroux, 34 ans, conseiller en relations industrielles, vient rejoindre Annie Ève à l’hôpital. On ne lui a rien dit, mais il sait déjà.
Et Annie Ève maintenant doit accoucher. Il faudra 25 heures de travail pour qu’enfin la Dre Elsa Le Blanc, médecin de famille et obstétricienne, pose la petite Angéline sur le ventre de sa mère. Six ans plus tard, Michel se remémore ce moment surréaliste : « J’ai coupé le cordon ombilical comme pour la répétition générale d’une représentation qui n’aurait jamais lieu. Sur le coup, ça n’a pas de sens. Tu accouches du silence. »
Chaque année, des milliers de parents vivent le même drame et quittent l’hôpital les bras vides, le berceau silencieux. Selon l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), le risque de fausse couche est de 15 à 20 % durant les 20 premières semaines de grossesse. Il est toutefois plus rare qu'un bébé décède après la 20e semaine; la probabilité est de 4 décès pour 1 000 naissances.
Il y a 30 ans, rien n’était prévu pour les mamans dans les hôpitaux. Depuis, l’accompagnement des parents « désenfantés » a bien progressé. Au Québec, il y a plusieurs groupes d’entraide et de soutien spécialisés dans le décès périnatal. Malgré tout, les services offerts aux familles restent très inégaux d’une région à l’autre et les pratiques d’intervention ne sont pas homogènes.
Dans la nuit précédant la mise au monde, le couple avait beaucoup réfléchi. Annie Ève et Michel hésitaient à voir l’enfant. Jusqu’à ce qu’une infirmière, qui avait perdu un bébé dans les mêmes circonstances, leur conseille de ne pas répéter son erreur et de prendre le nourrisson dans leurs bras.
Après l’accouchement, Annie Ève et Michel ont donc passé trois heures avec leur bébé, à s’émerveiller de sa délicatesse, de sa peau, de ses lèvres. Tout y était – en plus petit.
Puis les infirmières les ont aidés à se faire un trésor des souvenirs d’Angéline. Quelques photos, les empreintes de son pied et de sa main, la couverture qui l’avait enveloppée, la pince de son cordon ombilical et son bracelet d’hôpital en constituaient l’essentiel. Si peu, mais tant à la fois.
Annie Ève et Michel – qui ont aujourd’hui deux enfants – en sont convaincus : pouvoir faire leurs adieux à leur fille les a aidés à apprivoiser le deuil.
« Angéline a vraiment existé, affirme la maman. Elle avait ses petites habitudes dans mon ventre. Personne ne la remplacera dans notre histoire familiale. Elle était unique. »
Les parents ont quand même eu de la chance. Ils ont été pris en charge par des professionnels très expérimentés.
L’équipe du deuil périnatal de l’Hôpital Pierre-Boucher, créée en 1988, a été une pionnière au Québec. Elle compte des travailleuses sociales et des infirmières réparties à l’hôpital et dans des CLSC. Gravitent autour tous les spécialistes, comme les radiologistes et les obstétriciens, appelés à intervenir avec les parents.
L’instigatrice de cette initiative, c’est Suzy Fréchette-Piperni, infirmière spécialisée en obstétrique. « C’est arrivé par hasard, dit-elle. À l’époque, j’étais aussi démunie que mes collègues devant la souffrance des parents. »
Elle se souvient d’un décès à la pouponnière. « Ce soir-là, huit personnes m’attendaient à la maison pour souper, raconte-t-elle. Comment passer au travers ? Si on veut que les intervenants aident les parents le mieux possible, il faut leur donner du soutien. »
Suzy Fréchette-Piperni se met alors à fouiller partout pour rassembler les meilleures pratiques d’intervention distillées à l’étranger. « La première formation des intervenants ? C’était à l’heure du lunch et il y a eu 35 personnes ! Le besoin était là », relate-t-elle.
Car ni les médecins ni les infirmières n’apprennent pendant leurs études comment affronter la mort d’un bébé.
La Dre LeBlanc confirme. « C’est difficile, dit-elle. Pendant l’accouchement, on reste professionnelle mais, après, on est prise toute seule avec le deuil. »
L’idée a fait du chemin. Après une longue carrière en obstétrique, Suzy Fréchette-Piperni est devenue consultante auprès des hôpitaux et forme au deuil périnatal des intervenants québécois et européens. À leur intention, elle a rédigé un guide sur les meilleures pratiques de soutien aux familles.
« Quand j’ai compris que je n’étais pas responsable, dit Michel Gauthier-Giroux, j’ai pu accepter de voir partir ma fille. La cicatrice, je la porte encore mais je peux aujourd’hui regarder en avant. »
Juste retour des choses, Annie Ève a prêté main-forte à l’équipe. « Nous organisons des cérémonies commémoratives et lâchons des ballons. Pour les parents, c’est un moment privilégié pour penser à leur bébé. Pour les intervenants, c’est un moment d’échange avec les familles. Ça n’a pas de prix. »
Pour Angéline, ses parents ont choisi l’incinération. Dans leur jardin, ils ont enterré l’urne et planté un arbre. Un arbre qui se pare de fleurs blanches à chaque date anniversaire de la mort de l’enfant. Un symbole.
La vie reste fragile. Annie Ève et Michel en sont conscients. Mais ils ont décidé d’être heureux.
Dans leur voiture, deux bambins occupent les places arrière. Dans leur cœur, trois. À jamais.
Association provinciale administrée par et pour des parents qui vivent un deuil périnatal. Basée à Montréal, elle propose un service d’accompagnement virtuel, un répertoire de ressources et des cafés-causeries.
Offre soutien et ateliers aux personnes touchées par le deuil périnatal.
Le livre de Suzy Fréchette-Piperni, publié aux Éditions de Mortagne, aide à comprendre pour mieux guérir.
Ce texte publié en janvier 2012 a été mis à jour en octobre 2024.
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