La famille, c’est bien. Mais que fait-on quand elle est loin, inadéquate ou inexistante ? On s’en invente une autre !
« Ce n’est pas comme ça tous les soirs », précise Karine, 29 ans. « Des fois, on passe deux semaines sans se voir », ajoute Marie-Ève, 35 ans. C’est l’heure de l’apéro, et les deux amies grignotent des pistaches en sirotant un verre de blanc dans la cuisine de la première. Quelques minutes plus tôt, le chum de Karine est arrivé, a lancé quelques blagues et est descendu dans la cour rejoindre le copain de Marie-Ève qui faisait gazouiller son bébé. Vous avez dit familiarité ?
Ces quatre trentenaires ont beau ne pas se croiser chaque jour, leur quotidien est intimement lié. L’an dernier, ils ont acheté ensemble un duplex dans Villeray, à Montréal. Une façon d’accéder à la propriété, mais aussi de se créer une petite communauté. « Ensemble, on est plus forts. S’il y a un problème, on est plusieurs pour le régler », dit Marie-Ève. En plus de l’hypothèque, ils partagent petits moments – soirées télé, soupers improvisés – et grands événements. Le soir où Marie-Ève a accouché, l’hiver dernier, Karine et son copain lui ont descendu des provisions. « On l’a aperçue pendant ses contractions, puis on les a vus partir pour l’hôpital. C’était très émouvant. »
Choisir les siens
En devenant copropriétaires, les quatre amis ont ni plus ni moins l’impression d’avoir recréé une cellule familiale. Et ils ont raison, croit Nora Spinks, directrice de l’Institut Vanier de la famille – organisme créé en 1965, à l’époque où le modèle papa-maman-enfants était le seul possible, et qui étudie les réalités et les besoins des familles canadiennes. « Pour nous, une famille, ce sont deux personnes ou plus liées par l’amour et l’engagement qui prennent soin les unes des autres », dit-elle. On est loin du modèle nucléaire.
Avant d’acheter leur chez-soi, les amis n’étaient pas orphelins pour autant. Mais, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, leur tribu biologique est petite et dispersée. « Ma mère est née au Maroc et mon père, en Allemagne. Ils se sont séparés quand j’avais trois ans. Les deux ont cherché à s’enraciner ici sans vraiment y arriver », raconte Karine. Quant aux parents de Marie-Ève, ils habitent Granby – pas si loin, mais trop pour pouvoir aider au quotidien. Quand ce n’est pas la distance qui sépare un clan, ce sont les conflits. Un phénomène peu étudié mais répandu, comme l’a constaté la sociologue Hélène Belleau. Cette chercheuse à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) a consacré son doctorat aux photos de famille. « Souvent, en me montrant leurs albums, les gens pointaient un frère ou une tante peu présents sur les clichés parce qu’ils s’étaient brouillés », raconte-t-elle.
Sans oublier le nombre grandissant de gens n’ayant pas de descendance ou vivant seuls. En 2011, les couples sans enfants formaient le tiers des ménages canadiens, et les personnes seules, 28 %, dit Statistique Canada. Avec plus d’un ménage sur trois composé d’une seule personne, le Grand Montréal est l’un des champions de la vie en solo en Amérique du Nord, selon la Communauté métropolitaine de Montréal. Ça en fait du monde qui doit créer son propre noyau !
Vieillir en gang
L’humain est une bibitte éminemment sociale qui vit en groupe depuis le début des temps. « Notre besoin d’attachement et d’intimité est fondamental. Nous ne pouvons fonctionner seuls », dit le psychologue Marc Pistorio. Les relations importantes enrichissent notre vie et nous permettent de traverser les étapes et les événements de la vie – Noël, un mariage, un anniversaire, une naissance, une maladie, un deuil. Alors, quand les liens biologiques ne suffisent pas, on tisse ce que les anglophones appellent fictive kin, des liens de parenté fictifs. Une poignée d’amis tient lieu de famille choisie. « Ces relations deviennent partie intégrante de notre identité », souligne Nora Spinks.
Ce peut être deux colocs qui partagent un toit et une intimité pendant plusieurs années. Des retraités qui achètent un immeuble à logements et mettent leurs ressources en commun. Ou encore un groupe de copains tissé serré. Comme celui de Marine. Cette nouvelle quadragénaire entretient un solide réseau d’amis, dont quelques célibataires sans enfants comme elle. « J’aime la compagnie. Chez mes parents, la porte était toujours ouverte », dit-elle. Mais ceux-ci vivent aujourd’hui en Acadie. Son frère, sa sœur et leurs enfants demeurent aussi à l’extérieur de Montréal. Quand elle s’est séparée il y a trois ans, c’est sur ses copains qu’elle a compté.
Certains font partie de son cercle depuis plus de 15 ans. « Je connais leurs défauts, résume-t-elle, ils connaissent les miens. » Beaucoup sont des collègues, ce qui apporte une proximité physique. « On se voit tous les jours au travail. On prend un verre au même endroit tous les jeudis. » À cela s’ajoutent des brunchs, des soupers, des sorties à la campagne, des vacances au soleil… « On s’entraide. Quand l’un
de nous est malade, on s’assure qu’il ne manque de rien. On se donne un coup de main à la maison, pour jardiner ou repeindre. » Dans son grand appartement de La Petite-Patrie, elle héberge ceux qui se retrouvent entre deux adresses ou qui ont besoin d’un refuge. « Le fils d’une amie se lève aux aurores. Une fois de temps en temps, elle dort ici pour faire la grasse matinée. » À l’occasion, l’idée d’avoir
un jour leur « maison de vieux, avec un bar à l’étage » refait surface, histoire de vieillir ensemble.
Aussi fort que le sang ?
Malgré ses constantes mutations, la famille garde une place de choix dans nos vies. « Quand on sonde les gens sur leurs valeurs, elle est toujours en haut de la liste », observe Hélène Belleau.
L’amitié peut-elle réellement la remplacer ? « Les liens de parenté possèdent une profondeur émotionnelle viscérale difficile à reproduire, ne serait-ce que parce qu’ils remontent à longtemps », estime le psychologue Marc Pistorio. La relation à la mère, par exemple, a une intensité rarement égalée. Et, à plusieurs égards, la cellule familiale traditionnelle tient encore le haut du pavé, tout au moins du point de vue légal. « Deux veuves qui vivent ensemble depuis des années ne peuvent pas profiter de certains crédits d’impôt », regrette Nora Spinks. En revanche, choisir son clan rehausse sa valeur. « On accorde beaucoup d’importance à la liberté et à l’autodétermination, dit la sociologue Hélène Belleau. Au point où certains attribuent aux proches auxquels ils sont liés sans l’avoir voulu un titre de plus, en disant, par exemple : “Ma sœur, c’est mon amie”. »
Au fond, l’important est de « sentir » qu’on a un clan, croit Marc Pistorio. D’ailleurs, quand des chercheurs de l’Institut Vanier ont demandé aux Canadiens de compléter la phrase « La famille, c’est… », trois mots sont sortis du lot : amour, soins et soutien. Autrement dit, rien qui soit l’apanage des liens du sang.