Taxis roses à Moscou : pour femmes seulement

 
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Ira jette un coup d’œil bleu clair à son rétroviseur, change de vitesse et s’engage dans une allée bordée d’arbres. À 32 ans, cette chauffeuse de taxi connaît par cœur toutes les rues de Podolsk, bourgade industrielle située à 35 km au sud de Moscou. Voilà bientôt 10 ans qu’elle pratique ce métier, et ça n’a pas toujours été rose. « L’hiver dernier, je me suis fait agresser par un jeune passager soûl », raconte d’une voix tremblante cette sympathique mère de famille. Le lendemain, Ira quittait son poste. Fini pour elle, le taxi. Jusqu’à ce que… « J’ai entendu parler des Pink Taxis. Avec eux, je ne risque plus rien ! »

C’est justement dans le but d’endiguer la recrudescence des agressions sexuelles dans les taxis sur les clientes comme sur les chauffeuses que les Pink Taxis ont été créés à Moscou. Après avoir eu écho des Pink Ladies Cabs de Londres – premiers taxis roses du genre, fondés en 2005 et réservés aux femmes – et de ceux de Tokyo, trois agentes immobilières russes délaissent leur travail et adoptent la formule en août 2006. Un an plus tard, la société est rachetée puis s’installe à Podolsk (300 000 habitants). « C’est plus pratique d’être ici, dit Natalya Yurivna Korshiva, directrice de la société. Moscou est saturée de taxis. »

Élégante robe noire et talons hauts, Natalya accueille les visiteurs dans son étroit bureau aux murs turquoise où est accrochée une image de la Vierge Marie. Dans la pièce à côté, Louba, ex-coiffeuse blond platine aux ongles roses, répond au téléphone. « Ça ne dérougit pas, dit-elle entre deux coups de fil. On reçoit plus de 200 appels par jour ! »

En service nuit et jour, les Pink Taxis sont très appréciés à Podolsk. « C’est parce que nous offrons une gamme de services en plus du transport en voiture », explique Natalya avec une fierté légitime. Soutien psychologique aux femmes en difficulté, livraison de fleurs ou de médicaments, raccompagnement de clientes ivres : la société Pink Taxis répond à toutes les demandes. Ses tarifs sont comparables à ceux des autres taxis – environ 150 roubles (7 $) la course au centre-ville – et les clientes régulières bénéficient d’une réduction de 20 %. Pink Taxis propose également des excursions de nuit à Moscou pour les touristes étrangères.

En sept mois, la société a doublé ses effectifs. Elle compte aujourd’hui 35 employés (4 standardistes, 30 chauffeuses et 1 mécanicien) et 13 voitures de marque Daewoo, toutes peintes en rose et équipées d’écrans diffusant des vidéoclips de chanteuses russes. La directrice est optimiste : l’entreprise évolue rapidement et sait innover. À preuve, elle vient de lancer un service destiné aux familles et aux enfants : les « autos-nannies », frappées d’un petit cochon rose nommé Smeshariki, héros d’un dessin animé très populaire en Russie. « Les chauffeuses de ces voitures sont comme des gardiennes au volant, dit Natalya, elle-même mère de deux enfants. Comme la plupart des femmes travaillent, on leur propose de s’occuper de leur progéniture. On ramène les petits de l’école, on les attend à la sortie de leurs activités sportives, on leur raconte des contes de fées. Bref, on fait le travail des parents ! » Ce service peut être fourni à la journée, à 420 roubles l’heure (20 $), ou simplement au trajet.

« Je ne pourrais pas vivre sans Pink Taxis ! » s’exclame Svetlana Victorina Shiktova, mère seule de 32 ans et fidèle cliente. Une semaine sur deux, quand Svetlana est de service dans une épicerie locale, les chauffeuses de Pink Taxis prennent soin de Macha, sa fille de six ans. « Elles la conduisent à l’école, au parc, chez ses copines. Je leur fais entièrement confiance. Elles sont compétentes et dévouées. »

Selon Natalya Yurivna Korshiva, la qualité des services de Pink Taxis repose sur les compétences de ses employées : « La plupart sont diplômées. On les choisit minutieusement : on les juge selon leurs aptitudes sociales et leurs expériences. » On l’aura deviné, celles qui ne savent pas changer les couches sont priées de s’abstenir ! Car il arrive que les chauffeuses aient à pouponner des nouveau-nés. Savoir tout faire, c’est payant. À Pink Taxis, le salaire mensuel est de 750 $ à 1 500 $, selon les horaires. Une fortune dans un pays où un professeur d’université ne gagne que 600 $ par mois.

Et que pensent les hommes de cette initiative féminine ? « Ils disent : “Dommage, on aimerait bien accompagner les clientes !” » plaisante Danis, le fils du nouveau propriétaire, qui sert d’interprète. Blague à part, l’entreprise a reçu une proposition fournir un service de taxis destiné à de riches hommes d’affaires. Natalya s’est empressée de refuser.

Danis précise : « Au début, certains hommes se sentaient rejetés et voyaient cela comme de la discrimination sexuelle. Mais aujourd’hui, ils apprécient ce service parce qu’il protège leurs femmes. » Et puis, les hommes aussi sont admis dans les taxis roses – mais seulement en présence d’une compagne.

Malgré le succès de l’entreprise, dans la région de Moscou, le taxi reste principalement une affaire d’hommes. Moins d’une centaine de femmes conduisent des taxis dans la capitale, alors qu’on y compte plus de 3 500 chauffeurs enregistrés. Sans mentionner les dizaines de milliers de gypsy taxis – des voitures privées « non officielles » qui s’arrêtent à la demande d’un passant et négocient la course avec le client –, secteur lui aussi largement dominé par les hommes.

Mais ces statistiques ne découragent aucunement Natalya. Elle compte bien se tailler une place encore plus importante dans le monde des taxis en Russie.

« Pour nous, c’est le confort et la sécurité de la cliente qui priment. Ça commence par de petits gestes comme les “autos-nannies”. Un jour, je suis certaine que toutes les villes du monde auront leurs taxis roses ! »