Club de lecture

Extrait : Griffintown

Lisez le premier chapitre de Griffintown, le dernier roman de Marie Hélène Poitras.

218 pages, Éditions Alto

Chapitre 1
LA BOTTE

 

Le jour se lève sur Griffintown après le temps de survivance, les mois de neige et de dormance.

Un soleil précaire pointe à l’est. Sur l’horizon se profile un paysage désolé, traversé de collines de rouille où subsiste, par strates et dans un silence condamné, toute une généalogie d’objets obsolètes : enjoliveurs dépareillés, chaînes de vélo rompues, plaques de tôle gondolées. Au loin se dresse la mon – tagne royale, coiffée d’une croix, insensible aux doléances des arbres étirant vers elle leurs bras décharnés comme des indigents dans l’attente de la manne.

Derrière l’écurie, le ruisseau a dégelé et ses eaux noires courent vers le canal, vives et furieuses. Il a beaucoup neigé en avril. Une âme bienveillante a dilué un peu de vodka dans les abreuvoirs pour que les rares chevaux qui restent puissent boire pendant la saison froide. L’oscillation constante entre gel et dégel a sévèrement entaillé les rues, les transformant en véritables pièges à calèches. Il faut avoir connu les jours et les nuits de Griffintown pour entrevoir dans ce décor ingrat la possibilité d’un été fécond.

 

Trois chevaux ont hiverné à l’écurie, mastiquant de leurs dents usées, faute de mieux, les restes de foin vert de l’année précédente. Ils recommencent à racler de leurs sabots la terre roussie, à défier la misère moite du printemps. Les bêtes faméliques lèchent de gros blocs de sel rouge, leur respiration caverneuse chauffe l’écurie.

 

Dans la roulotte garée tout près, l’homme qui veille sur eux a passé les dernières semaines à jouer au crib contre lui-même en attendant que la nuit passe et que sa petite chaufferette sèche enfin le bout de ses bottes humides. L’homme guette le retour des siens par la lucarne de sa roulotte. Il procédera bien tôt au décompte de ceux — hommes et bêtes — dont l’hiver aura eu raison. De nouveaux arrivants occuperont les box laissés vacants à la fin de l’été. D’autres reviendront, anciens coureurs marqués sur la gencive, percherons, belges, chevaux de labour et hongres canadiens dans leur splendeur bronze, baie, rouanne, ramenés d’encans au Vermont et des environs. La rumeur mate, friable des sabots déferrés résonnera à nouveau dans les écuries.

 

Les cochers entendront cette parade piaffante et retourneront eux aussi au bercail, aigris, mal chaussés, sans le sou, le teint blafard et le pas traînant, accordé à celui des bêtes.

 

On revient toujours à Griffintown, là où la rédemption est encore possible. On y meurt parfois aussi. Les bottes aux pieds, de préférence.

 

 

Billy s’extirpe d’un rêve dans lequel, chose rare, il montait un cheval. Il sentait le corps de l’animal en mouvement sous lui, ses flancs tièdes se raidissant sous son mollet, la puissance de cette machine mus -culeuse. Serrant le pommeau d’une main, il menait sa monture à l’ouest, au-delà des limites de Griffin -town, lorsque le bruit régulier, rassurant des sabots du cheval qui trottinait dans le jour déclinant s’est confondu avec le ronronnement du moteur d’un camion : celui de Paul Despatie, suivi du véhicule de transport, occupé par de nouveaux chevaux.

 

Une botte de cow-boy noire ornée de breloques apparaît dans l’entrebâillement de la portière, puis une autre, tout aussi ostentatoire. Paul, celui qui a trouvé de l’or à Griffintown, propriétaire de l’écurie et seigneur du domaine, salue son homme à tout faire et lui offre une cigarette de contrebande. « L’Indien va revenir cet été », annonce-t-il. Billy hoche la tête puis ils fument en silence le tabac éventé, roulé serré dans du papier jauni.

 

Paul ouvre les portes du véhicule de transport pour en faire sortir les chevaux. Un premier apparaît, une demi-tonne de nerfs et d’irritabilité, un clydesdale efflanqué qu’il faudra engraisser avant le début de la saison, mais qui a l’oeil vif et une bonne tête. Billy le mène jusqu’à un entre-deux où trône encore la fiche indiquant le nom de son ancien occupant, parti faire de la colle [Envoyer un cheval faire de la colle : l’envoyer à l’abattoir ] à la fin de l’été. Jack. Billy déteste baptiser les animaux. Par commodité, il décide de nommer le nouveau cheval Jack aussi, un nom facile à retenir, jusqu’à ce qu’il se souvienne qu’il s’agit d’une jument, c’est ce que Paul a dit. Billy se penche sous l’animal pour confirmer. À l’aide du stylo glissé dans la poche de sa chemise dont il humecte la bille, il ajoute deux lettres au bout du nom: I et E. Jack devient Jackie.

 

Billy fait déambuler la seconde jument sur le site de l’écurie pour mieux la détailler : belle robe grisbleu, puissante croupe pommelée, pattes un peu sensibles, la grâce lourde des percherons, mais l’air aussi doux qu’un belge. Elle cherche en vain quelque chose de frais ou de florissant, une touffe d’herbes folles dans toute cette boue, dans toute cette rouille. Billy envisage d’en faire une Princesse, puis se ravise. Il se rappelle les Maggie qui ont traversé sa vie de palefrenier : de braves et fières fifilles, des machines. Il écrase son mégot sous sa botte et le fait glisser dans sa poche par précaution — Billy craint plus que tout au monde qu’un feu naisse dans la paille. Il inscrit «Maggie » au dos d’un paquet de papier à rouler, fiche de fortune qu’il agrafera ensuite dans l’entre-deux. Un nom, cinq pelletées de bran de scie et une galette de foin, c’est ainsi qu’on accueille les nouveaux pensionnaires à l’écurie. Le forgeron les chaussera d’ici quelques jours et le vétérinaire procédera à l’évaluation de leur état de santé. L’entraînement pourra ensuite débuter.

 

Mieux vaut éviter de s’attacher aux chevaux à leur arrivée. Billy n’aurait pas donné cher du standard-bred réchappé de l’hippodrome, atteint d’un souffle au coeur, mais il a suffi d’atteler le petit cheval sombre à une calèche légère et de surveiller ses jarrets pour se rendre compte que Garlen Lou — c’est son nom — affiche un orgueil inversement proportionnel à sa taille et, jusqu’à preuve du contraire, il sera de retour cet été pour une huitième saison.

Comme les cochers, les chevaux qui échouent à Griffintown traînent plusieurs vies derrière eux. On les prend tels qu’ils sont. C’est pour eux aussi, bien souvent, le cabaret de la dernière chance.

 

 

Dans son bureau attenant à l’écurie, Paul fourrage dans la paperasse en fulminant. Ceux de la ville ont encore laissé plusieurs messages réitérant les offres de rachat de permis de calèche. L’âge d’or est révolu, tout le monde le sait. Même si le business n’est plus aussi prospère qu’il l’a jadis été, Paul n’a pas l’intention de céder aux pressions. Les nouveaux propriétaires de lofts et de condos haut de gamme n’apprécient pas la compagnie des cochers, les odeurs qu’ils oublient derrière eux, les flaques d’urine chevaline imprimées dans l’asphalte, les restes d’avoine qui craquent sous les talons de leurs souliers cirés. Mais les hommes de chevaux peuvent encore s’en mettre plein les poches avec les mariages. C’est ainsi que Paul renfloue les coffres pendant que les cochers accusent le mauvais temps, les fluctuations du dollar américain ou les travaux de réfection qui compliquent les tours guidés et effarouchent les chevaux. Mener un cheval dans le Vieux-Montréal est une entreprise hasardeuse.

 

Un jour — et ce jour approche —, cette tradition et tout le legs de connaissances cochères qui l’accompagne disparaîtront. L’écurie, le métier, l’utilité des chevaux de trait et les points d’eau dans la ville pour les abreuver, les vieux harnais, l’art de l’attelage : tout cela finira au musée. En attendant, la légende per dure sur les cartes postales fanées avec leurs passagers émerveillés, leur cocher enthousiaste vêtu d’un polo couleur pêche, les cheveux crêpés, un chandail noué aux épaules. « Nous nous fossilisons », pense Paul en envoyant valser son courrier sous les lames de la déchiqueteuse.

 

Dès la fonte des neiges, le seigneur du domaine reprend contact avec les hommes de chevaux pour s’enquérir des retours. Il peut compter sur une petite équipe de cochers qui, bon an, mal an, ont réussi à se rendre à peu près vivants jusqu’à l’autre bout de la saison morte. Chaque hiver, un ou deux perdent le duel contre eux-mêmes. On ne demande pas où est passé Untel — homme ou cheval. On constate simplement qu’il n’y a plus moyen de joindre l’un sur son cellulaire ou qu’un nouvel occupant a pris place dans l’ancien entre-deux d’un autre. À Griffintown, on ne parle pas de la saison rude, impitoyable pour ceux dont on ne voit pas l’ombre se profiler au loin, ceux dont on n’entendra plus ni les bottes ni les sabots marteler le sol. Hors de la calèche, point de salut.

 

La fraternité bourrue qui unit les cochers dure ainsi toute la saison, pour disparaître aussitôt les premières feuilles tombées. Alors, la logique du « chacun pour soi », du « chacun contre soi » reprend ses droits. Nul ne sait ce qu’il adviendra des cochers au-delà des frontières du territoire, dans la nuit, sous la neige. Saison féroce et sans merci, l’hiver leur laboure le corps, les laissant paumés, boitant dans la slush, toussant gras et crachant vert en attendant que l’espoir revienne avec le printemps. On ne parle pas des absents dans la petite société des hommes de chevaux, on guette leur retour. Après, l’espoir s’éva -nouit. On fixe un moment le bout de ses bottes puis on relève la tête en plissant les yeux. Et on se laisse aveugler par le soleil.

 

 

Cette saison, la ronde d’appels de Paul s’amorce sur une bonne note. Le cow-boy sera de la partie ; une excellente nouvelle. John, par sa seule présence, tempère le caractère explosif de certains, donnant aux autres l’impression qu’à travers lui la justice peut régner à Griffintown. John n’est pourtant pas armé et n’agit qu’en son nom. Il s’est fait cocher plusieurs années auparavant, après un long passage à vide. Contrairement aux nouveaux conducteurs de calèche, il a su gagner le respect des anciens dès le début. C’est lui qui sépare les hommes dans une bagarre et qui met fin aux duels, lui qu’on appelle pour relever un cheval écroulé ou achever une bête agonisante. Vis-à-vis des cochers et des chevaux, il maintient une distance respectueuse que tous apprécient.

 

Le soleil cuivre son visage sans jamais le brûler. Il a un regard dur, mais quiconque parvient à l’appro – cher peut apercevoir la mélancolie clapoter doucement dans ses yeux, comme une eau bleue.

 

À la fin de chaque été, John espère, à genoux, qu’il vient de boucler sa dernière saison. Mais l’hiver passe, le laissant tout aussi désemparé que les autres cochers. Au printemps, lorsque à l’autre bout du fil la voix de Paul réitère la promesse d’argent vite fait, il se durcit, puis capitule. Pour la plupart des cochers, monter à bord d’une calèche offre un salut après des années passées à boire, à tout perdre, à quêter, à dor mir sur le parvis d’une église, à faire de la prison, à danser nu ou à faire le trottoir : à tomber. Pour John, c’est une autre histoire. Il remet les pieds dans une calèche comme on renoue avec une mauvaise habitude.

 

— Ça va être mon dernier été, Paul, annonce John. Paul raccroche, sort du bureau puis ver rouille la porte, s’allume une cigarette et va rejoindre Billy à l’écurie.

 

 

Billy a commencé à répertorier les mors, gourmettes et fers réutilisables dans le grand coffre où s’entas -sent pêle-mêle retailles de cuir, vieilles sangles fissurées et fers tordus. Paul remarque qu’il les a alignés par grandeur. Dans l’état de délabrement des lieux, chercher à faire régner un semblant d’ordre lui paraît absurde. Billy a ses lubies et Paul est incapable de lui reprocher quoi que ce soit.

 

Lorsque Paul a hérité de l’écurie, le palefrenier faisait partie du marché, avec trois picouilles scrofu -leuses qu’il avait dû faire abattre. Billy veillait sur les lieux et gardait le troupeau, mieux valait s’en faire un allié. À l’époque, il dormait dans l’écurie, au fond du box où étaient entreposées les poches de bran de scie. En échange d’un petit pécule à la semaine et des clés d’une roulotte garée entre une grue et une carriole disloquée, Paul avait acheté la loyauté de Billy et, par le fait même, une paix d’esprit toute relative.

 

En choisissant de vivre dans la proximité des chevaux, les hommes renoncent à la quiétude puisqu’il y a toujours quelque chose à réparer, à ajuster, du cuir à huiler, des souillures à pelleter, des animaux à soigner, des blessures à surveiller… Sunny s’est égratigné au chanfrein, Lady boite de l’antérieur droit, le garrot enflé de Champion prend des airs de bursite, Cheyenne et Rambo s’entendent mal, on devra éloi -gner leurs box dans l’écurie, sans parler des mouvements d’humeur de Belle Starr, qui s’est mise à ruer. Paul a abdiqué, et laisse désormais son palefrenier se débrouiller seul. Il se consacre à d’autres embête -ments moins concrets, sournois comme des maladies lar vées.

 

— Il y a encore quelque chose à faire avec toute cette ferraille-là, mon Bill ?

 

Il y a des mois que le palefrenier n’a pas aligné trois mots, se contentant de sacrer ou de cracher, au mieux de grommeler un salut.

 

— Les mors cassés drette, on peut les faire ressouder. Mais pour ceux qui sont tordus, rien à faire. Il a l’impression de sentir ses dents trembler. Parler est à la fois douloureux et libérateur, comme si on enlevait un mors de sa bouche.

 

— Je vais régler ça tout de suite, j’ai à faire en ville. As-tu besoin de quelque chose ? demande Paul. Un bolo, des chaps ?

 

Billy n’a rien, n’a jamais rien eu, aurait besoin de tant de choses, à commencer par des bas sans trous et peut-être une ou deux chemises.

 

— Ramène-moi une bouteille de fort.

 

— O.K. En passant, John revient. Evan aussi. Il va venir porter deux nouveaux chevaux demain.

 

Evan. Celui qui a croisé un Windigo et ne s’en est jamais remis. Son retour n’augure rien de bon.

 

Après avoir déposé la caisse de mors rompus à l’ar rière du camion de Paul, Billy regarde les pneus du pick-up tournoyer dans l’infecte purée de vase et de crottin. Dès que la terre sera asséchée, il pourra commander un voyage de pierraille, avant que la saison démarre. Paul lui fait un petit signe de la main ; il soulève le menton en retour.

 

C’est la dernière fois qu’il voit son patron vivant.

 

 

 

Ils sont plusieurs à migrer vers l’ouest. Outre les cochers et les chevaux, Evan, le Rôdeur et Grande Folle dirigent leurs pas vers Griffintown. Chaque printemps, ceux qui gravitent autour d’eux — com – missionnaires, nouveaux conducteurs, forgerons, shy locks — avancent aussi vers les écuries en une procession boiteuse. La rumeur veut qu’il y ait encore de l’or là-bas.

 

Evan franchit le premier les limites du territoire. Billy fronce les sourcils en entendant, au loin, des pneus crisser et le dernier succès pop craché à plein volume. Le coeur du palefrenier se serre lorsqu’il aperçoit Evan conduisant un camion avec une remorque où on a fait monter des chevaux. Evan multiplie les manoeuvres risquées au volant. Il tourne sec, si bien qu’à un certain moment le camion et la remorque sont à angle droit. Le cortège brinque balant passe à deux doigts de verser sur le côté. Lorsque la demi-volte est bouclée, Billy distingue les che vaux à leur croupe : Poney, cheval bai aux reflets cuivrés et Pearl, jument percheronne magnétique, une des plus belles de Griffintown, un mirage de velours noir,des yeux en étoiles, une foulée de courte ampli tude, mais un pas souple, jazzé.

 

Billy ne salue pas Evan — qui le lui rend bien. Il remarque que l’assistant de Paul a le visage émacié, la mâchoire raide et des mouvements brusques. Il le laisse s’arranger seul.

 

Poney reconnaît tout de suite l’habituelle pestilence de l’endroit, immémorial amalgame de crasse moisie et d’urine aigre auquel s’additionne le remugle du canal derrière l’écurie — eau poisseuse où jamais un cheval ne s’est risqué à boire. Des relents de pisse du chat à trois pattes et le parfum de sueur et de suif du palefrenier montent par bouffées, heureusement tempérées par le bouquet sec et rassurant du bran de scie. Cette fragrance infecte s’accroche aux vêtements pour ne plus jamais en être délogée ; seul le feu pourrait avoir raison d’elle. Poney est ici chez lui. Un peu plus tard dans la journée, il retrou -vera ses collègues Rambo et Lucky et, de la même façon que les vétérans d’une usine se font un signe de tête entre eux, il les saluera d’un hennissement.

 

Dans sa robe à corset, Grande Folle chemine elle aussi vers le Far Ouest, se préservant de la lumière du matin avec une ombrelle. Ses talons hauts lui usent les reins, mais l’élégance a son prix ; ainsi chaussée, elle s’impose sans peine dans la mêlée. Au fond de son sac à main, pêle-mêle, une trousse de maquillage, des gants de ménage, une éponge pour faire briller les calèches, des cailloux précieux et bien d’autres trésors inavouables. Elle les tâte d’une longue griffe rubis et poursuit son chemin.

 

Comme à chaque début de saison, quelques piedstendres viendront tenter leur chance à Griffintown. Les apprentis terminent pour le moment leur cours de conducteur de calèche à l’Institut d’hôtellerie, une vingtaine de têtes brûlées au total : deux délinquants en réinsertion, des préretraités à la recherche d’un hobby champêtre, une danseuse victime d’un tour de reins qui se déplace avec son oreiller, des jumeaux identiques dont le père était cocher, une barmaid, une surdouée qui projette d’aller étudier la médecine vétérinaire en Californie à la fin de l’été, deux dyslexiques qui réclament à grands cris une exemption de l’examen écrit, un handicapé en fauteuil roulant, plusieurs cavalières en manque de chevaux et, tout au fond de la classe, Marie, que l’on nommera un jour la Rose au cou cassé, et dont le destin sera tragiquement lié à celui de Griffintown.

 

Le cours est divisé en deux : d’abord la portion magistrale, dans laquelle on enseigne aux futurs cochers l’histoire de la ville, quelques dates-clés, les notions d’architecture qu’ils s’empresseront d’oublier et enfin l’anatomie équine. Tous attendent impatiemment que débute le volet pratique de la formation, l’expérience glanée sur le terrain, celle qui s’acquiert sur le banc du cocher ou la main posée sur l’épaule d’un cheval, plongée dans le tonneau d’avoine, en cochonnant ses bottes dans l’écurie : celle qui compte. Le cours de cocher dure deux mois, incluant l’examen final en vue de l’obtention du permis de conduite de véhicule hippomobile.

 

Habituellement, après la visite de l’écurie, le groupe diminue de moitié. Les baby-boomers à l’orée de la retraite prennent leurs jambes à leur cou en constatant l’état de délabrement des lieux, les coeurs sensibles fuient avec le même empressement… Et les anciens cochers se chargent de clore le tri, entraînant les nouveaux avec une mauvaise foi à peine dissimulée. Une mathématique simple explique l’aigreur de l’accueil : on est payé au tour. Plus il y a de cochers, moins il y a de tours. La cohorte de nou -veaux, généralement plus affables et propres de leur personne, attire plus de clients que les anciens, intéressés un jour sur deux à renseigner les touristes qui montent à bord. Comme il n’y a pas d’argent à faire en mai, contribuer à la formation des nouveaux assure une petite rentrée de fonds, de quoi rem – bourser à la Mouche les dettes accumulées avant le début officiel de la saison payante, qui se déroule toujours mieux — c’est bien connu — sans bras cas sé ou épaule fracturée.

 

 

D’autres cochers approchent. L’Indien a gagné la frontière nord de Griffintown. À l’est, Roger et Joe marchent d’un bon pas pour être eux aussi parmi les premiers à choisir un cheval et une calèche. De toutes les directions, on progresse vers le territoire ; Georges, Lloyd et Robert à l’ouest, Christian et Gerry au nord sur la piste de l’Indien. Plusieurs autres suivront, crachant, toussant, sacrant, espérant. Et cette procession défilera ainsi, bruyante, les mains tendues devant, sous l’oeil de la Mouche, vieille canaille au sourire tordu qui, du haut d’un toit d’entrepôt, jette un regard désapprobateur sur les allées et venues de ceux qui s’accrocheront pieds et sabots à Griffintown. Le shylock surveille l’arrivée d’une personne en particulier. On raconte que celle qui a assis Paul Despatie sur le trône de Griffintown a disparu, qu’elle a rejoint Mignonne dans la mort. Mais la Mouche n’en croit rien.

 

Il sent sa présence.

 

 

Le Far Ouest comprend aussi la vieille ville, un secteur à vocation touristique de plus en plus résidentiel. C’est pour les cochers l’avant-scène, un lieu de spectacle et de parade où l’on a intérêt à redresser l’échine et à bien jouer son personnage. À la fin de la journée, on rentre en coulisse, dans l’arrière-scène vétuste, zone laissée à ses propres lois et mythes fondateurs, où l’on peut rouler en paix, fouet à la main, une bière entre les cuisses. Rentrer aux écuries sous le soleil rose de juillet à la fin d’une journée fructueuse en passant par la rue William rend la vie de cocher acceptable. À mesure que l’on se rapproche du coeur de Griffintown, la rumeur de la ville s’estompe, et lorsque enfin on gagne le château de tôle rafistolée, les gratte-ciel ne forment plus qu’une enfilade d’ombres étoilées au loin.

 

Une voie ferrée passe au sud-est et non loin de là court le canal et ses déclinaisons, dont le ruisseau d’eaux fuligineuses qui file derrière l’écurie jusque sous le pont reliant le Far Ouest et Pointe-Saint-Charles.

 

À la fin de la journée, les cochers détellent leurs chevaux et les rafraîchissent à la douche, les séchant à l’aide d’une écumoire, puis les confinant au repos dans leurs entre-deux où les attendent une galette de foin et la sainte paix. Contrairement aux bêtes de selle qui dorment debout les yeux mi-clos, reposant une de leurs pattes à la fois, les chevaux de calèches se couchent par terre, s’écroulent, fourbus, et ferment complètement leurs paupières lourdes pour se rêver dételés, broutant de l’herbe ou s’ébrouant dans la neige.

 

 

Il y a au Far Ouest autant de commissionnaires que de stands à calèches : des cochers fantômes, d’anciens drivers qui n’ont pas gagné la bataille contre leurs démons. Lorsqu’un cocher doit s’absenter quelques minutes, le commissionnaire surveille son cheval et peut même, s’il est bien luné — c’est-à-dire rarement ou jamais —, faire monter des clients à bord en attendant le retour du cocher. Le midi, les commissionnaires vont chercher les sandwichs des cochers en échange de quelques pièces, et plus le pourboire est bon, moins ils ont tendance à s’égarer en chemin ou à se tromper dans les commandes. De temps en temps, à une ou deux reprises durant la saison, Paul leur confie la mission de compter les tours des cochers pour vérifier si le montant que ceux-ci déclarent à la fin de la journée correspond au nombre réel de balades. Le commissionnaire est une figure humble et polissonne, joker dans un jeu de cartes qui prend sa petite besogne très au sérieux, se raccrochant à elle comme à une bouée. Mais parfois, la part d’ombre refait surface. Alors le commissionnaire disparaît pendant quelques jours, quelques semaines, et revient encore plus fané qu’avant, l’œil morose, d’humeur chagrine, muet et immobile, une canette de bière à la main, peu disposé à rendre service, mais présent quand même. Dans ces moments-là, un cocher lui offre le sandwich.

 

Le plus ancien de tous les commissionnaires est un vagabond notoire. Avec ses longs cheveux gris, sa dent en or et son éternelle veste de la voirie subtilisée à un col bleu, le Rôdeur traîne à Griffintown depuis plus longtemps que la plupart des cochers. Il a quitté le Far Ouest avant la fin de la dernière saison, à quatre pattes comme un cheval. Billy l’a vu boiter vers l’est le long de la voie ferrée, pris d’une toux grave, se raclant la gorge comme un damné. Il aurait fallu un habile ramoneur pour déloger la suie qui tapissait son larynx. On ne donnait pas cher de sa peau. L’hiver aura peut-être eu raison de lui, et la nuit, recouvert de son suaire son corps brisé. Le Rôdeur aurait-il déjà rejoint Mignonne ?

 

C’est cette triste perspective qu’envisage Billy, assis sur le toit de sa roulotte, lorsqu’il remarque, dans le ruisseau où l’on noie les chatons, un objet à la fois familier et inusité. Une botte.

 

Descendu de son perchoir, s’approchant du ruisseau, il reconnaît la botte qui dérive à la surface des eaux troubles, avec à son talon une longue traînée d’herbes, et la récupère à l’aide d’une branche. C’est bien celle de son patron.

 

Les yeux plissés, Billy jette un regard méfiant autour de lui. Dans la pénombre bleutée enveloppant l’écurie, la silhouette grotesque et terrifiante de Grande Folle se détache sur le mur. L’épaule appuyée à une poutre du garage, tenant une ciga rette d’une main, brandissant le tuyau d’arrosage au-dessus d’une chaudière de l’autre, elle a gardé son chapeau à plumes et prend la pose dans le demi-jour, sept pieds déroulés sur la hauteur si l’on inclut sa toque de show girl. Aux yeux de Billy, elle semble tout droit sortie d’un théâtre glauque et dégénéré.

 

 

Georges a un oeil sur le clydesdale et le buggy vert forêt. Il avise Billy de ses intentions et demande où est passé Paul, mais nul ne le sait. Peut-être a-t-il franchi la frontière du pays voisin en quête de nouveaux chevaux ? Impossible de le dire pour le moment ; Paul Despatie ne daigne pas répondre à ses mes sages.

 

Le cocher commence à décorer la calèche en fixant sur l’ourlet du toit roses, vignes en plastique et oursons en peluche. Il dépose une couverture dans le coffre arrière et disperse quelques babioles sous le banc du conducteur pour signifier aux autres que quelqu’un s’est déjà approprié cette calèche. Puis il entre dans l’entre-deux du grand cheval bai qu’il convoite et urine dans la paille pour marquer son territoire.

 

Lloyd est lui aussi, cette année-là, parmi les premiers à traîner sa carcasse jusqu’à Griffintown. Même s’il est un peu tôt pour amorcer la saison, le cocher semble pressé d’atteler, probablement en raison des dettes contractées à la fin d’un été désastreux, noyé dans l’alcool. En août dernier, il avait pris l’habitudede se présenter le matin à l’écurie les yeux déjà vitreux et la diction embrouillée, titubant et s’exprimant dans un franglais impossible à décoder. Un après-midi, au stand à calèches, Lloyd est tombé endormi le visage dans la couche de son cheval, et l’animal avait fini par diriger de lui-même ses pas vers l’écurie. Paul avait donné son congé au cocher avant la fin de l’été et Lloyd, à sec, s’était résigné à transiger avec le shylock. Rembourser sa dette à la Mouche commençait à urger.

 

Au fil des ans, Lloyd s’est attaché à une grande jument bistre de tempérament nerveux qu’il appelle la Charogne, une ancienne coureuse tatouée sur l’encolure, juste sous la crinière, qu’elle a fine et luisante. Ce tatouage fait rêver le cocher, qui aurait préféré deve nir jockey.

 

L’appaloosa moucheté est réservé à l’Indien et il en a toujours été ainsi puisqu’il s’agit d’une combinaison gagnante qui fait fureur auprès des touristes européens. Un palomino crème attend sagement le retour de Robert, le cheval impossible couleur cuisse-de-nymphe bâti comme un petit buffle guette du coin de l’oeil l’arrivée de Gerry, et ainsi de suite, sauf pour les vieux chevaux, Champion, Majesté, Lucky, qu’on réserve aux pieds-tendres puisqu’ils sont calmes, pratiquement sourds, épouvantablement lents, donc moins enclins à causer des acci dents et aussi rassurants pour les nouveaux conducteurs qu’exaspérants aux yeux des anciens.

 

 

Les pieds-tendres entreront bientôt à Griffintown, mais Paul tarde. Quelque chose cloche, comme un fer qui claque croche. Billy a passé beaucoup de temps à gamberger sur le toit de sa roulotte, guettant le ruisseau dans l’attente du patron, ou à tout le moins de sa botte gauche. Il se rappelle des conversations qu’il a eues avec Paul, où celui-ci s’est montré exténué, las de tirer les ficelles de Griffintown. Paul a même déjà laissé entendre qu’il avait parfois envie de tout abandonner et de partir refaire sa vie dans un pays chaud, d’aller se la couler douce dans le Sud au bord de l’océan, loin des chevaux et encore plus loin des cochers. Billy ne l’a jamais pris au sérieux ; après tout, lui-même en a aussi bien sou -vent plus que marre de cette vie de poussière, d’écume et de cuir. Mais il a la couenne dure. Peut-être a-t-il ignoré sans le savoir un signal d’alarme. Peut-être que Paul roule sur la Route 66 et que là où il va, il n’aura plus jamais besoin de bottes de cowboy. Alors pourquoi en avoir abandonné une seule dans le ruisseau ?

 

 

Un matin, après avoir nourri les chevaux, Billy attelle Maggie et se rend chez un imprimeur tenant boutique à la périphérie de Griffintown pour faire composer un avis de recherche à partir d’une vieille photo de Paul :

 

« Recherché : Homme avec une seule botte, un tatouage de track de chemin de fer sur le bras gauche et peut-être un trou de balle dans le front. Mort ou vif. Rançon offerte $$$. »

 

Croyant à une blague ou à une mise en scène, l’employé sourit puis, à la vue de l’homme qui se tient debout devant le comptoir, se ravise. Jean délavé, authentiques bottes de cow-boy, vareuse à carreaux, casquette John Deere et cigarette de contre-bande vissée au bec : nul doute qu’un véritable desperado lui fait face.

 

La photo, jaunie et écornée, montre Paul serein, en train de fumer sur le parvis de la basilique devant son plus beau buggy, celui qui a la forme du carrosse de Cendrillon, attelé à Mignonne. Billy s’en souvient comme si c’était hier. Il a lui-même pris cette photo qui date un peu, mais son patron y apparaît heureux, pour une fois. À des lieues des ennuis qui lui pourrissent l’existence depuis quelque temps.

 

Dehors, un livreur klaxonne ; la calèche est garée au mauvais endroit. Voyant que Maggie a rabattu les oreilles, raidi la croupe et commencé à piaffer de contrariété, Billy règle en vitesse et sort avec une centaine d’avis de recherche sous le bras. Sur le chemin du retour, il en tapisse tous les poteaux de téléphone.

 

Le sourire de Paul Despatie, répété cent fois comme un appel, comme un présage indéchiffrable. Ou une mauvaise plaisanterie.

 

 

Marie a encore du mal à croire qu’il y ait des chevaux dans la ville. Dans son esprit, ils sont restés à la campagne où elle a dû les abandonner en embrassant la vie citadine. Les années passées dans la grande ville n’ont pas eu raison de ce désir physique, sauvage, de monter les chevaux, de les approcher, de se lier avec eux, d’appuyer son épaule contre la leur, de poser sa main sur leur chanfrein et de faire glisser sa paume vers leur poitrail tiède. Ces gestes restent inscrits en elle et demandent à éclore à nouveau. Un simple piaffement entendu au loin ravive cette mémoire et la fait crépiter.

 

Un jour, en se rendant dans la vieille ville, Marie a remarqué les chevaux tirant des calèches et s’est demandé où étaient situées les écuries. Animée par l’envie de les fréquenter, elle s’est inscrite au cours de caléchier. La suite s’est enclenchée d’une façon rapide et étrangement concrète. Elle n’a jamais mis le pied à Griffintown. Elle se sent à la fois excitée et vulnérable, se doute bien que l’écurie où elle s’apprête à pénétrer n’aura rien à voir avec les écoles d’équitation qu’elle a fréquentées par le passé. Plus que tout, elle craint que des chevaux ne souffrent par la faute de l’homme.

 

En marchant dans les rues cautérisées de Griffintown avec les autres pieds-tendres, Marie remarque l’avis de recherche sur les poteaux de téléphone. Elle a l’impression d’évoluer sur un plateau de tournage : l’air vibre doucement et quelque chose de trouble et de volatil flotte dans l’air, de la poudre d’or mêlée à de la poussière de rouille. Les pieds-tendres ont la sensation d’une légère suffocation, mais ils vont devoir apprendre à vivre avec l’odeur s’ils veulent se faire cochers. Puis, dans un cul-de-sac oublié du monde et de Dieu, érigée dans un décor rafistolé, apparaît l’écurie. L’odeur devient insupportable, et le miasme, si pénétrant que Marie, pourtant habi tuée à la senteur d’une étable, en a les larmes aux yeux et commence à tousser.

 

L’arrivée sur les lieux se fait par un marais de merde et de boue qu’on nomme le parking à calèches. Elle remarque l’effet de succion autour de sa botte, le bruit disgracieux qui l’accompagne, et s’en amuse jusqu’à ce qu’elle n’arrive plus à s’extirper de là et commence à s’enliser. Billy vient à sa rescousse. En guise de remerciement, Marie lui offre une des peppermints qu’elle destine aux chevaux. Il enfouit le bonbon dans sa bouche, révélant des chicots noirâtres. L’état de décrépitude de l’endroit a gangrené jusqu’aux dents du palefrenier.

 

L’écurie est en partie occupée par des chevaux de trait, titans coincés dans de minuscules entre-deux. Premier coup au coeur. Profitant du fait que le groupe s’éloigne pour poursuivre sa visite des lieux, Marie pose une paume sur la fesse noire de Pearl, qui tressaille, surprise. La jument ressent dès ce premier contact une vibration bienveillante. Alors Marie se glisse à son flanc et toutes deux se toisent un moment. Elle dépose une pomme verte sur la galette de foin, après l’avoir séparée en deux parts égales à l’aide du pouce d’un geste machinal, répété mille fois. La jument n’en fait qu’une bouchée tandis que Marie plonge la main dans son abreuvoir pour retirer les saletés qui s’y sont logées : brindilles de foin, duvet de pigeon, un enchevêtrement de filaments crasseux et de toiles d’araignée. Elle fait couler l’eau jusqu’à ce que celle-ci s’éclaircisse et remarque qu’une égratignure barre le chanfrein de la bête ; elle se promet de la soigner. Du bout de ses lèvres élastiques, la jument profite de la proximité de Marie pour vérifier s’il ne resterait pas par hasard une sucrerie pour elle dans sa poche. Elle tombe sur les friandises roses, qu’elle croque, satisfaite. Marie plonge son visage dans la longue crinière de la bête et la hume profondément.

 

— As-tu besoin d’une job ?

 

Billy a observé la scène. Si cette fille travaillait pour Paul, les chevaux seraient en bonnes mains.

 

— Oui, je suis inscrite au cours de conducteur de calèche. J’aimerais ça travailler ici.

 

— Parfait. Tu commences dans deux jours. Moi, c’est Billy.

 

À la fois désarçonnée et amusée par la tournure des événements, Marie s’apprête à rejoindre le groupe quand soudain son attention est captée tout entière par la vision d’un cheval à la robe louvette qui attend patiemment qu’on l’attelle. John apparaît avec le harnais et une chaudière de moulée.

 

— Belle bête, observe Marie.

 

John n’aime pas beaucoup les humains, encore moins les nouveaux cochers. Il ne tolère pas leur manque de savoir-faire, trouve leur ignorance dangereuse. Et puis cette fille est bien trop jolie pour travailler sur une calèche.

 

Marie fait glisser son pouce à la commissure des lèvres du hongre pour vérifier l’usure de l’émail des dents et déterminer son âge. Par réflexe, il entrouvre la bouche.

 

— Je dirais qu’il a huit ou neuf ans. C’est un très beau cheval, mais il est mal ferré, ça se voit tout de suite à l’enflure du paturon.

 

Cette fille connaît les chevaux. John voit immédiatement qu’elle a le profil de l’écuyère, le genre qui prétend tout savoir et passe des heures à panser son cheval dans l’écurie, mais qui finit par le brûler à force de trop lui en demander. Les petites filles sont exigeantes et se montrent parfois impitoyables, il le sait trop bien. L’été précédent, Billy et lui ont dû aider Lucky à se relever à coups de pétards à mèche après qu’une jeune cochère l’a poussé à bout. Les chevaux donnent tout, par bravoure bien plus que par orgueil, et s’effondrent ensuite, brisés. Petites précieuses, cavalières despotes ; John les abhorre.

 

Dans un concert de claquement de cuir sec et de métal entrechoqué, le cocher ajuste la sangle, fait reculer la jument vis-à-vis de la calèche, ajuste les aquiloirs, vérifie l’angle du trait, boucle les dernières ganses, se hisse jusqu’au banc du cocher, agrippe une longue cravache.

 

— Tasse-toi de là si tu veux pas te faire écraser le pied par une roue ou un sabot.

 

Il y a, dans les yeux de cet homme, quelque chose de dur et de dévasté, l’écho vain d’un champ de ruines. Marie fait un pas en arrière.

 

Le lendemain en fin d’après-midi, alors que deux ou trois chevaux patientent dans l’allée avant qu’on les attelle pour la ronde du soir, le ronronnement d’un gros camion au moteur fatigué se fait entendre.

 

— Billy ! Ton shitload de garnotte est arrivé ! aboie Lloyd qui prépare un sac d’avoine pour la Charogne.

 

Sans quitter sa cabine, le conducteur du camion déverse une montagne de roches grises tout près du buggy de Cendrillon. Armé d’un râteau et d’une pelle, Billy entreprend, comme à chaque début de saison, de recouvrir le pudding impur qui tapisse le sol.

 

Pour les chevaux vétérans, ce bruit annonce un confort accru. La poussière de pierre absorbe la moiteur environnante, tempère l’air de l’écurie, offre un climat plus indiqué pour les articulations abîmées etles jarrets sensibles.

 

Recouvrir la souillure environnante, faire rouler les cailloux sur la merde est pour Billy, avec le roulage de cennes noires, l’activité qui se rapproche le plus d’une pratique spirituelle. Il le fait chaque année en priant silencieusement pour que l’abondance advienne à Griffintown, pour que souffrance et malveillance restent à l’écart. Il prie pour que les chevaux soient solides sur leurs pattes, pour que les cochers se tiennent sans vaciller, pour que Paul revienne, pour qu’Evan disparaisse… Pour que la radio cesse de gricher ! Il va donner un coup de poing sur l’appareil et revient à sa tâche, se laissant envahir par la gratitude. «Merci pour le lit et l’abri où on me laisse dormir. Merci pour le petit Chinois qui vient livrer de la liqueur, du café instant, des oignons et du steak haché. Merci pour la santé, malgré le mal de dents. Merci, je suis debout et reconnaissant. »

 

Du gris par-dessus la purée noirâtre, un menu tintement de pierraille comme une cloche qui annonce le retour à l’école et sonne la possibilité d’un recommencement.

 

L’air est doux, c’est propre et tranquille à l’écurie, presque tous les entre-deux sont maintenant occupés, et dans le frigo, un restant de pâté chinois et quelques canettes de Dr Pepper attendent Billy. Il se met à fredonner une chanson dont il se souvient des paroles à moitié. Il articule mal, mais ne fausse pas.

 

La garnotte a enfin étouffé le miasme ; la dernière saison de calèche peut commencer.

 

 

À la lisière du jour, après avoir dérivé près d’une semaine, Paul est le dernier à franchir les limites du territoire, les pieds devant. C’est Grande Folle qui le découvre, près du ruisseau, sur le flanc, comme un ivrogne écroulé dans une position impossible.

 

Grande Folle touche son épaule et, pressentant le pire devant l’absence de réaction, le fait rouler sur le dos. Paul tourne vers elle un visage de martyr au teint plombé. Il a les traits bouffis, le corps détrempé, des marques pourpres autour des poignets et deux trous rouges au coeur.

 

Elle lâche un long cri, curieuse oscillation entre sa voix rauque d’homme et un falsetto de femme, puis se tait. Ne quittant pas le cadavre des yeux, Grande Folle recule jusqu’à la roulotte de Billy, déjà en train d’enfiler ses bottes.

 

— Paul est mort ! hurle la corneille de malheur en pointant l’eau noire.

 

Son maquillage a coulé, une ombre traîtresse cou vre ses tempes et son menton.

 

— Ôte ta robe pis viens m’aider, ordonne Billy, la mâchoire serrée.

 

Ils hissent le cadavre dans une brouette. Le corps de Paul est plié en ciseaux, et ses mains et ses pieds, rigides, ruisselants, dépassent comme s’ils étaient de trop. Billy se souvient qu’il y a à la cave un vaste congélateur où Paul conservait les canards et les chevreuils qu’il chassait l’automne. Ivre de panique, le palefrenier a l’idée d’y déposer la dépouille ; il faut agir vite. Ils sortent du congélateur un jarret d’orignal et une perdrix, puis entreposent le corps de Paul en attendant de trouver sépulture plus digne.

 

On a liquidé le patron. L’ordre des choses, jusque-là immuable, vient d’être renversé. Il y aura des questions d’honneur à soupeser, peut-être une vengeance à orchestrer et probablement un message à décoder. Les hommes de chevaux vont devoir rétablir la justice ou s’en fabriquer une et l’imposer. En règle générale, les policiers ne viennent pas au Far Ouest ; les autorités laissent les hommes de chevaux régler leurs affaires entre eux, en autant que leurs histoires ne débordent pas les frontières du territoire. Ce qui se passe à Griffintown reste à Griffintown ; il en a toujours été ainsi.

 

Qu’a-t-on voulu, en signant ainsi le meurtre, signifier aux hommes de chevaux ? Billy n’a jamais cherché à être tenu au courant de ce qui se tramait en coulisse, se contentant de tenir l’écurie. C’était bien assez comme ça. Aujourd’hui, il regrette de ne pas avoir tenté d’en savoir plus.

 

Dans l’écurie, les chevaux ont faim.

POUR TOUT SAVOIR EN PRIMEUR

Inscrivez-vous aux infolettres de Châtelaine
  • En vous inscrivant, vous acceptez nos conditions d'utilisation et politique de confidentialité. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment.