Culture

Ingrid Falaise : le triomphe de la douceur

Ingrid Falaise s’est reconstruite peu à peu après avoir été victime de violence conjugale. Elle a pris la plume – avec courage – et a raconté sa propre histoire. Aujourd’hui, la comédienne et autrice est devenue le porte-étendard d’une cause. Avec résilience et conviction, elle milite pour une meilleure prise en charge des femmes et des hommes tombés dans le piège de relations toxiques. Mais ce qui émane d’elle, c’est surtout un optimisme bienveillant…

Photo : Andréanne Gauthier

Le soleil inonde le quartier Rosemont, à Montréal, où vit Ingrid Falaise. La voilà qui apparaît sur le seuil de son cottage avec un grand sourire, vêtue d’une robe vert émeraude qui fait ressortir son teint hâlé et sa longue chevelure blonde.

Des chaussures de toutes les pointures sont alignées dans l’entrée de la maison qu’elle partage avec son mari, Cédrik, les deux garçons de celui-ci, Maël et Ilann, 14 et 10 ans, et le fils qu’ils ont eu ensemble, Émil, 4 ans. Dans le salon, un canapé rassembleur côtoie des paniers remplis de jouets et un grand téléviseur suspendu au mur.

Ingrid entame la conversation en filant vers la cuisine, antre d’inox et de céramique blanche d’où elle rapporte une bouteille de bulles bien fraîche. Sur la table de la salle à manger, elle a disposé une corbeille de viennoiseries, un service à café et des coupes à champagne. Elle sert deux mimosas. « Mes proches m’appellent Madame Bulles, car avec moi, toutes les occasions sont bonnes pour célébrer ! » On trinque.

À l’occasion de notre rencontre, Ingrid s’est libérée du tournage de la nouvelle série documentaire qu’elle anime, Femme, je te tue. Ce projet de huit épisodes vise à sensibiliser le public aux trop nombreux féminicides perpétrés au Québec.

À l’évocation de cette série, de loin la plus éprouvante qu’elle ait eu à porter, son visage s’assombrit. « Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si difficile. Mais on doit en parler, car ces drames auraient pu être mon histoire, la tienne, celle de notre sœur, de notre mère ou de notre voisine… On ne peut plus fermer les yeux. »

L’animatrice travaille parallèlement sur le troisième volet de son documentaire Face aux monstres, qui sera diffusé en mars prochain. Elle y interrogera des meurtriers. Les « M. », comme elle les appelle. M. comme Malade, M. comme Manipulateur, M. comme Monstre. Qui est ce M. qui sévit dans notre société ? Pourquoi use-t-il de violence ? M. est aussi l’initiale du prénom de celui qui a failli lui enlever la vie, il y a 20 ans.

Parler à ceux qui tuent la ramène évidemment à son propre drame. C’est une quête personnelle. « Je le fais pour mes sœurs et frères d’histoire, mais avant tout pour moi. Je veux savoir pourquoi ça m’est arrivé. Qui c’était, lui ? »

Face au monstre

Déjà connue en tant que comédienne (Virginie, Mémoires vives, Elles étaient cinq), Ingrid Falaise a conquis le cœur du grand public en 2015 grâce à son livre autobiographique Le Monstre, best-seller adapté à la télé quatre ans plus tard.

Elle a couché sur papier son passé, comme on jetterait un fardeau trop lourd à porter. Il fallait faire tomber le masque, repousser la honte, se libérer de ses secrets. Ceux d’une petite fille rêveuse, née à Montréal d’un père français et d’une mère suédoise, cadette d’une fratrie de trois sœurs élevées dans un cocon d’amour. Ceux d’une jeune femme réservée qui, à 18 ans, s’éprend d’un étudiant étranger venu fréquenter, comme elle, les bancs de l’Université de Montréal.

Le début de l’idylle est plutôt banal. « C’est important de le préciser, pour rappeler que rien ne prédestine à devenir une victime de violence conjugale. »

C’était en 2000. De nombreuses prétendantes rôdent autour de l’apollon aux cheveux d’ébène. Mais c’est Ingrid qu’il choisit. Cette passion lui donne des ailes. À peine majeure, elle part le rejoindre dans son village proche du Sahara. La lune de miel est hélas de courte durée.

L’amoureux se révèle fin manipulateur. D’abord l’isolement, puis les reproches subtils, et bientôt les insultes. Le cycle de la violence s’accélère. La première gifle, celles qui suivent. Après chaque claque, une caresse. Et l’espoir de retrouver les belles paroles du début. Pourtant les coups deviennent quotidiens. Ingrid épouse son bourreau sous le régime de l’islam et le convainc de rentrer vivre à Montréal.

Malgré le déménagement, les sévices continuent. Elle s’échappe à plusieurs reprises chez ses parents, mais l’emprise est trop forte. La peur et l’espoir d’un changement la reconduisent chaque fois entre ses griffes. Une nuit, alors que M. tente de l’asphyxier avec un oreiller après l’avoir violentée pendant des heures, elle s’accroche à son dernier souffle et s’enfuit pour de bon.

Le contraste entre ce passé sordide et la douceur qui émane de cette maman à l’aube de la quarantaine est troublant. Le dos bien droit contre sa chaise, Ingrid est une guerrière en armure de velours.

Ses yeux s’embuent. « J’ai beaucoup pleuré en me replongeant dans ces souvenirs, mais au final, ça m’a libérée. C’est comme s’ils ne m’appartenaient plus. »

Ce livre salvateur, elle l’a écrit en seulement deux mois et demi. Une semaine après sa parution, Le Monstre était déjà un succès au Québec. Il sera publié en France, en Suisse, en Belgique, et même traduit en polonais.

Une longue reconstruction

L’engouement du public lui a donné le courage d’écrire Le MonstreLa suite, paru en 2017. « Il fallait que je parle de ce long chemin de croix. Pour dire combien la reconstruction est difficile, mais aussi montrer à celles et ceux qui ne croient plus en rien qu’il y a toujours quelque chose de beau qui s’en vient. »

Quelques mois après avoir fui M., Ingrid voit sa carrière de comédienne prendre son envol. Nous sommes en 2003. Les années passent, et les rôles s’enchaînent : 450, chemin du Golf, Cauchemar d’amour, Tribu.com, Virginie, Providence… Malgré tout, une chose demeure : elle a beau avoir échappé à son bourreau, son fantôme la hante toujours.

À l’écran, elle ne laisse rien paraître. Mais en coulisses, elle est brisée. Pendant plus de 10 ans, elle dissimule ses crises d’angoisse, sa profonde solitude, ses excès et ses tentatives d’autodestruction.

Puis un jour, elle s’effondre, complètement épuisée. Une psychothérapeute, qui la suit encore aujourd’hui, l’aide à faire tomber le masque et à avancer malgré ses traumatismes.

De la résilience au combat

L’amour l’attend au tournant. Quand elle rencontre Cédrik, un soir d’hiver en 2013, c’est le coup de foudre. « On s’est reconnus à travers nos blessures et on a guéri ensemble de nos relations passées. On vit un amour exempt de toute violence, mais passionnel. » Avec les deux fils de son futur mari, nés d’une précédente union, l’amour est aussi instantané. La famille s’agrandit en 2017 avec la naissance d’Émil, qu’elle décrit comme le plus beau cadeau qu’elle se soit fait.

Son amie Marie-Ève Potvin l’accompagne depuis les débuts de cette reconstruction. « C’est une maman lionne. Quand elle aime quelqu’un, elle va tout faire pour lui. Avec son fils, c’est comme une histoire d’amour, c’est fusionnel », dit-elle.

Ingrid est aussi une battante. Elle est devenue une figure influente de la lutte contre les violences conjugales au Québec. En avril 2021, elle marchait en tête des manifestants dénonçant la vague de féminicides à Montréal. Elle donne aussi des conférences, tourne des publicités pour SOS violence conjugale et s’investit dans des documentaires, son média préféré pour « toucher le cœur des gens ». Avant Femme, je te tue (2021), il y a eu Face aux monstres (2019), Guerrières (2020) et Face aux monstres : La reconstruction (2021), où elle donne la parole à des victimes survivantes, comme elle.

La réalisatrice de ces documentaires, Mariane McGraw, la décrit comme une travailleuse méticuleuse entièrement investie par son désir de changer les choses. « Quand tu travailles avec Ingrid, tu es forcément happée par son combat, lâche-t-elle. Elle donne un moteur puissant à nos tournages et l’envie de porter sa cause au-delà du travail. C’est de l’ordre de la mission. »

Photo : Andréanne Gauthier

La quête d’un équilibre

Des dizaines de messages arrivent chaque semaine sur son compte Facebook. De nombreuses femmes l’appellent à l’aide. Elle a longtemps essayé de répondre à chacune, mais juste avant la pandémie, cette pression est devenue trop difficile à gérer. « Je n’arrivais plus à encaisser toute cette charge émotive. Je ne suis ni psychologue ni formée pour répondre à leur détresse, mais en ne le faisant pas je culpabilisais énormément. J’ai dû me distancier pour me protéger, les orienter vers des ressources adaptées. C’est délicat, car je ne veux pas blesser les gens. »

Ce recul ne diminue en rien sa détermination. Ingrid se lèvera contre la violence aussi longtemps qu’il le faudra. Les récentes avancées politiques, comme le dépôt d’un projet de loi pour la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et conjugale, la font redoubler d’espoir. Ses bras s’agitent au-dessus de la table. « On n’en est qu’au balbutiement des choses, mais j’y crois ! Ce ne sont plus seulement des paroles du gouvernement, ce sont enfin des actions concrètes. »

L’accalmie forcée par les vagues de confinement a rappelé à Ingrid qu’elle doit encore prendre soin d’elle. « Ma propre reconstruction n’est pas terminée et ne le sera peut-être jamais. Je dois trouver un équilibre entre mon engagement contre la violence et mes autres projets de vie pour être heureuse. Il faut parfois savoir se choisir. »

Comment ? C’est le thème de la conférence qu’elle donne depuis des années partout au Québec. « Se choisir, c’est croquer dans la vie à pleines dents, réaliser ses rêves sans attendre, apprendre à faire confiance aux autres et à soi- même, aimer son corps malgré ses cicatrices. Dans mon cas, c’est aussi faire passer mes proches en priorité », dit-elle en remplissant à nouveau les coupes de mimosa.

Pour sa famille, elle continue de prendre soin de ses blessures chaque jour. « J’avais si peur de transmettre mes traumatismes aux enfants que j’ai voulu guérir à vitesse grand V ! »

Face à la responsabilité d’éduquer trois garçons, qui deviendront des hommes et entreront sans doute en relation un jour, elle prône la communication. « J’encourage l’expression de leurs émotions et de leur colère. Je m’assieds avec eux pour accueillir ces sentiments et en discuter. »

Quant aux amies, elle a mis tant de temps à refaire confiance qu’elle privilégie leurs qualités et non leur nombre. Marie-Ève Potvin se dit heureuse d’en faire partie. « Ingrid, c’est la beauté, la légèreté, le fun. Mais quand on sait ce qu’elle a traversé, on réalise que son sourire en dit long sur sa résilience. Elle prend toujours des nouvelles de ses proches et elle sait les écouter. C’est une rassembleuse. »

Photo : Andréanne Gauthier

Des projets lumineux

Troisième ronde de mimosa. Ingrid est inspirante, mais ne semble pas s’en rendre compte. Ce compliment l’embarrasse. « J’aurai toujours un sentiment d’imposture. Je suis juste une femme qui a vécu l’horreur. Une histoire d’horreur. J’en ai fait quelque chose, mais tout le monde peut le faire. »

Ses paupières clignent devant les larmes qui affluent. « Je me demande parfois qui je serais si mon passé avait été différent. Mais je trouve extraordinaire d’en être arrivée là. La reconstruction est longue, ça fait mal, mais après, qu’est-ce que c’est beau la vie ! »

La vie, justement, ne vaut-elle pas d’être vécue sans être perpétuellement associée à la lutte contre une violence qui l’a tant marquée ? « Je n’ai jamais regretté d’avoir partagé mon expérience et je m’impliquerai tant que je sentirai que je peux faire avancer la cause. Mais j’étais quelqu’un avant cette violence, elle ne me définit pas ! Alors oui, il y aura des projets plus lumineux. »

La scénariste Chantal Cadieux lui a offert l’automne dernier un rôle dans la série Une autre histoire (ICI Radio- Canada Télé). « Ça m’a fait le plus grand bien ! La scène me fait vibrer depuis que j’ai 11 ans et j’aspire à jouer à nouveau. Je crois que j’ai atteint une certaine maturité, une liberté et un lâcher-prise qui transparaissent dans mon jeu. »

Ingrid aime aussi l’animation, celle qui lui permet de faire parler d’autres humains. Mariane McGraw la dit très douée. « Elle connaît le chemin à prendre pour entrer dans le cœur des gens. » Sa chronique mensuelle à l’émission Salut Bonjour ou son passage à l’antenne de Rythme FM, l’été dernier, la conduiront-ils vers de nouveaux horizons ?

La porte s’ouvre. Ilann rentre de l’école. Ingrid se précipite pour l’accueillir et l’embrasse sur le front. Il est temps de s’éclipser. Le duo complice part louer des équipements de ski, la passion qu’ils partagent tous les deux.

Dans la rue, Ingrid m’envoie un baiser de la main et disparaît. Le reste de la journée sera imprégné de sa douceur.

La série documentaire Femme, je te tue est disponible en rattrapage ici.
Quant au documentaire Face aux monstres : L’origine des M, il est offert sur ICI TOU.TV .

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