Chroniques

Trouver son pas

La chronique d’Anne Marie Lecomte

« Pour tant chercher depuis sa création, l’homme a sûrement perdu quelque chose ! » Félix Leclerc

Photo : Veer

Photo : Veer

Je n’avais jamais eu la chance d’aller au Saguenay—Lac-Saint-Jean avant d’être conviée, en septembre 2012, à faire Kapatakan : « sentier », en langue innue. Le sentier Notre-Dame, Kapatakan, est une randonnée pédestre de 215 km échelonnée sur une douzaine de jours, traversant forêts, terres agricoles, villes et villages, du Parc national du Fjord-du-Saguenay  jusqu’à Lac-Bouchette, au Lac-Saint-Jean. Nul n’est tenu à faire les 14 étapes du sentier, on taille cette aventure à sa mesure. On peut le faire seule, mais il vaut mieux être accompagnée, car on peut croiser des ours en chemin…

Pendant trois jours splendides de septembre, avec Sylvie Cimon-Beaudet, notre guide, Clément Girard, notre chauffeur, et une autre journaliste, j’ai fait pèlerinage. De peregrinus, « qui voyage à l’étranger, vient de l’étranger, concerne l’étranger ». Par définition, un pèlerin est un exilé, un être qui est de passage ou, comme on le croyait au Moyen Âge, un mendiant. Certes, l’essence de l’aventure est spirituelle mais, pour la vivre, nul besoin de croire en Dieu. On s’y engage avec le bagage qui est le nôtre. Du moment qu’on avance.

C’est à Chicoutimi que j’ai dormi avant d’entamer le périple. « La nature parle plus quand on marche », m’ont expliqué les Servantes du Très-Saint-Sacrement, qui ouvrent leur monastère de Chicoutimi aux marcheurs pour 65 $ la nuitée, petit-déjeuner inclus (caramel et confitures maison). Ces religieuses prodiguent même des bains de pieds aux pèlerins qui restent plus d’une nuit – le spa au couvent !

Le sentier débute par une randonnée tout en labeur et en montée, à l’ombre du sapinage, dans le parc national du Fjord-du-Saguenay. De cette merveille sertie dans le roc, les points de vue sur le fjord sont si profonds de lumière et de bleu qu’on croit y étancher sa soif. Les falaises surplombant le fjord (l’un des plus grands de la planète) font en moyenne 150 m de hauteur. Et les montagnes, deux fois plus !

Au sommet du cap, la statue de la Vierge, imposante dans sa robe de plâtre et sa structure de 7,5 m, ouvre ses bras à l’immensité. Autrefois, les bateaux de croisière s’immobilisaient tout en bas pour que les touristes – habituellement de riches Américains – contemplent la Dame, pendant que l’orchestre entonnait l’Ave Maria de Schubert. Ici, dans la baie Éternité, là où le fjord atteint sa profondeur maximale, moult noyades et naufrages sont survenus… Songes et démons que la Vierge recense depuis 120 ans, impassible, dans sa robe qui fut longtemps bleue et qu’on a récemment repeinte en blanc.

Kapatakan est une longue marche d’une Vierge à l’autre, car, au terme du voyage, les pèlerins découvrent une autre Marie, protégée du vent celle-là, nichée dans la pierre du sanctuaire des Capucins, à l’Ermitage Saint-Antoine de Lac-Bouchette. Entre ces deux mères de la chrétienté, on marche. Dans les villes, les villages et jusqu’au creux de la campagne, sur le bord des routes, des pistes cyclables (ce n’est pas aussi dangereux qu’à Montréal !) et jusqu’au cœur des forêts et des montagnes. Partout ou presque, de l’eau.

Saguenay signifierait, en langues amérindiennes, « là où l’eau sort ». Le Saguenay, rivière puissante et majestueuse, se jette dans le fleuve Saint-Laurent. La rencontre de ces deux géants s’appelle un fjord, joli mot très ancien emprunté aux Norvégiens. Quant au lac Saint-Jean, si vaste qu’on dirait un bleuet géant écrasé sur la mappemonde, il se déverse dans le Saguenay qui débouche dans le fleuve qui rejoint l’océan qui, lui, riposte à ses affluents à grands coups de marées. C’est pour cette raison que les marées de la rivière Saguenay atteignent jusqu’à six mètres ! Continuité, puissance, c’est la fabuleuse histoire des cours d’eau.

La Saguenéenne Sylvie Cimon-Beaudet a conçu le sentier Notre-Dame, Kapatakan en 2009, avec Florence Masson. Ce sentier, elle l’a voulu à l’image des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, pèlerinage qu’elle a fait maintes fois et qui l’a sauvée, elle. Blonde aux yeux bleus, la jeune soixantaine en forme de sérénité, cette épouse de médecin et mère de quatre enfants a souffert d’épuisement professionnel et de dépression jusqu’à ce qu’elle trouve sa vocation : guide-accompagnatrice de pèlerins.

Kapatakan est son projet de vie. « J’ai le fil conducteur », dit-elle, en unissant d’instinct ses doigts fins, le majeur et le pouce, comme s’il s’agissait d’un mantra, comme si elle déroulait elle-même le cours du sentier Notre-Dame, Kapatakan, du fjord au Lac. Pour éviter que les voyageurs ne s’égarent, Sylvie Cimon-Beaudet a balisé le sentier de 225 pictogrammes qu’elle a piqués elle-même, en quatre-roues, aidée d’un étudiant !

Sur le parcours, il est à peu près impossible de se perdre. Certaines haltes sont couvertes. En revanche, il n’y a guère de toilettes pour les pause-pipi ! Quand c’est possible, on se soulage dans le bois. C’est le seul aspect « camping sauvage » de l’aventure. Au gré de ses goûts et de son budget, on dort chez l’habitant, dans une auberge – à recommander, l’Auberge de la Rivière Saguenay, pour la beauté inouïe de la grève, et le Cepal, pour la qualité de sa table. À Saint-André, il n’y a qu’une possibilité : le centre communautaire et ses lits de camp, dortoir sympa « à 20 $ la nuit, toasts et café fournis », résume le maire, Gabriel Martel.

Je suis sortie de mon pèlerinage calme, contente, la tête pleine d’images : bernaches poussives au coucher du soleil à La Baie, nuages qui s’étirent en filament laiteux dans la ouate du ciel, kayaks, infimes traits colorés à la surface de l’eau. La nature donne à voir moutons, vaches, chevaux, papillons blancs, lièvres, couleuvres et faucons pèlerins – l’emblème du fjord du Saguenay. Même en groupe, marcher est une expérience qu’on fait seule, comme écrire, ou respirer. Kapatakan est une manière douce de replacer les morceaux de son puzzle existentiel. Pour tant marcher depuis sa création, l’humanité y a sûrement trouvé quelque chose.

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