Club de lecture

Extrait : Le jardin de ton enfance

Un avant-goût du livre Le jardin de ton enfance de Francine Noël.

Berceuse

29 août 2004
. Tu viens de naître. Dans une ville insulaire appelée Montréal. Je t’ai tenu dans mes bras un long moment. Tu es né complet, sans manque apparent, et tu étais désiré.

Très loin d’ici, aux confins de l’Europe, il y a eu une prise d’otages dans une école. Des gens y sont morts, des enfants, pour la plupart.

Je te souhaite de vivre tout ton temps et de mourir de mort naturelle.

septembre. Nous sommes allés à une fête à la campagne avec ton grand-père espagnol, venu de Madrid pour te voir. Lui et moi avons déjà vécu ensemble à l’époque où les hommes étaient poilus. Il faisait son possible pour être poilu. Et Québécois. Il est le père de ton père.

La fête était réussie.

décembre. Un tsunami a balayé les côtes de l’Inde.

janvier 2005. Nous avons changé d’année, mais tu t’en fous, tu passes le plus clair de ton temps de veille à te tripoter les mains en roucoulant.

février. Tout me plaît de toi, même ton prénom vieillot. J’aime tes sourires et ton sommeil. Et le duvet de ta tête. Et ta chaleur de petite bouillotte. Tout.

mars. Je te garde souvent. En tant que nourrisson, tu es à ma merci et je peux te cajoler sans retenue. Je te berce pour t’endormir et te chante l’intégrale de mon répertoire, depuis La poulette grise jusqu’aux chansons de Paco Ibañez. Tu ne sais pas encore que je fausse – du moins, je présume que tu ne t’en rends pas compte – et j’en profite.

avril. Le pape est mort. Il a bien pris son temps. On ne parlait que de ça à la radio. Ici, les rues sont pleines d’étudiants en grève, qui refusent de payer leurs cours de plus en plus cher et de s’endetter pour un travail incertain.

quelques jours plus tard. Rien à signaler. Tu engraisses et ton père rédige sa thèse. Une thèse est un gros livre sans images. La fabrication d’un pareil objet demande des heures d’acharnement, c’est un travail de longue haleine et d’arrache-pied, je ne sais pas si tu me suis, toi qui aspires de tout ton être à marcher.

Maricourt, mai. Tu es venu ici, dans «ma» campagne! Du haut des bras de ton père, tu as découvert le boisé, le ruisseau, l’étang et les champs. Puis vous êtes retournés à Montréal. Depuis, je te vois partout. Comme si le paysage gardait l’empreinte de tes yeux.

juin. Jours de canicule. Dont je me délecte. J’aime la chaleur, et je te sais au frais dans une autre campagne, chez ton grand-père maternel, où tu retrouves ta cousine et les innombrables sœurs de ta mère. Dans ce clan, tu as des dizaines de parents, sans compter les demi-frères, les demi-sœurs, les conjoints, le ban et l’arrière-ban.

De mon côté, c’est la routine : un chevreuil traverse la cour et les séquelles de mon accident d’auto se résorbent. Je suis plutôt douée pour les accidents.

Il y a un beau coucher de soleil dans la montagne. Tu n’as jamais vu ça, tu t’endors trop tôt.
Si tu savais lire, je t’enverrais une lettre remplie de gros câlins.

juillet. Mon livre avance. À part d’être ta grand- mère, j’écris des livres. C’est pour ça que je tiens ce journal, parce que l’écriture me vient facilement. Plus facilement que le patin, disons. Je ne serai jamais ton coach de hockey.

Cacouna, août. Vous êtes à Madrid chez ton grand-père, et moi, dans ma deuxième campagne: une bicoque décatie avec vue sur le fleuve, l’île, les montagnes de la rive Nord au loin et le soleil qui s’y pose en fin de journée. J’ai hérité ce paradou de ma mère, qui y est née. C’était autrefois une belle grande maison de ferme.

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