Il fallait bien deux femmes remarquables pour ne pas avoir oublié cette femme remarquable croisée dans des textes lorsqu’elles étudiaient en histoire. Qui était donc cette Idola Saint-Jean, associée à la conquête du droit de vote des Québécoises, mais dont elles savaient si peu?
Depuis cette première rencontre, des décennies se sont écoulées et nos deux historiennes ont été happées par le monde gouvernemental, entendu au sens large. Marie Lavigne fut notamment présidente du Conseil du statut de la femme, puis du Conseil des arts et des lettres du Québec; Michèle Stanton-Jean se retrouva, entre autres, sous-ministre à Québec comme à Ottawa et représentante du Québec dans la délégation canadienne à l’UNESCO.
Arriva le moment de la retraite: enfin du temps pour renouer avec leurs souvenirs de jeunesse et signer une vraie biographie d’Idola. Elles l’ont titrée Idola Saint-Jean, l’insoumise, et ça vient tout juste de paraître chez Boréal.
La bonne idée! Pour deux raisons: d’abord, parce que cette grande Québécoise le mérite. Ensuite, parce que cela permet de constater à quel point Idola, c’est nous – nous en tant que femmes modernes, présentes depuis longtemps dans l’histoire du Québec et qu’on a toujours sous-estimées.
Aujourd’hui encore, quand on fait référence au passé, ce sont les stéréotypes qui dominent: la mère de famille nombreuse, la religieuse, la vieille fille frustrée… Et quand il est question des luttes menées, ce sont les femmes de la grande bourgeoisie qui tiennent le haut du pavé: on pense à Marie Gérin-Lajoie ou Thérèse Casgrain, si l’on s’en tient au droit de vote. Des femmes admirables, véritables pionnières, mais auxquelles il est difficile de s’identifier: combien peuvent se dire «gauchiste en collier de perles», pour reprendre le sous-titre de la biographie consacrée, il y a quelques années, à madame Casgrain?
Quand on lit la biographie signée par Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean, c’est le contraire qui surprend. Cette Idola Saint-Jean, contemporaine des Casgrain, Gérin-Lajoie, Caroline Béique et cie, partage leurs luttes, mais pas leur vie. Elle travaille, s’assume complètement et refuse de se marier – ainsi, pas de risque de se voir disparaître derrière le mot «madame» ajouté au nom complet de son mari (il ne manque ni de madame Ernest Lapointe ni de madame David Goulet dans la longue liste des combattantes pour le droit de vote!).
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Aussi, Idola fait du sport, s’habille de vêtements faits pour bouger, limite le port du chapeau aux grandes occasions, est curieuse des développements de son temps et s’active comme si elle avait un agenda de 2017. Elle «jouit du don d’ubiquité, [elle] est partout à la fois, et toujours sans effort apparent», dira d’elle avec admiration, en 1934, l’historien Robert Rumilly, pourtant très conservateur.
En plus qu’elle n’a pas peur des coups d’éclat, de ceux qui vous feraient encore remarquer aujourd’hui. À ses funérailles en 1945, point d’hommes pour porter son cercueil, mais des femmes. Neuf! Elles avaient toutes milité au sein de l’Alliance canadienne pour le vote des femmes du Québec qu’Idola avait fondée en 1927.
Idola Saint-Jean serait donc un cas unique? Même pas, et c’est ce que l’histoire s’évertue à ne pas nous rappeler, mais que l’on voit dans la biographie. L’époque d’Idola Saint-Jean, au début du 20e siècle, c’est aussi celle d’Éva Circé-Côté, première bibliothécaire de la Ville de Montréal et farouche libre penseuse. Et de Léa Roback, syndicaliste de terrain qui ne s’est pas mariée elle non plus.
J’ajoute que les mémoires familiales portent aussi la trace de toutes ces tantes qui gagnaient leurs sous et ceux de la famille. Hélas, la mémoire collective n’a rien retenu. Pourtant, les données démographiques sont claires. Au Québec, le quart des femmes nées vers la fin du 19e siècle, comme Idola Saint-Jean (née en 1879), n’auront pas d’enfants, tout comme 30 % des femmes nées au début du 20e siècle – et ce n’est pas parce qu’elles sont toutes devenues religieuses… ni virées aigries! Ça commence à faire bien des oubliées.
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Avec leur biographie, Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean nous font voir le bouillonnement qui avait cours chez les femmes dans cette première moitié du siècle, et aussi leur solidarité. Elles sont nombreuses à travailler, nombreuses à revendiquer, nombreuses à écrire, n’hésitant pas à créer des magazines pour ce faire – comme La Revue moderne, l’ancêtre de Châtelaine, fondée par la journaliste Madeleine (pseudonyme d’Anne-Marie Gleason-Huguenin, une autre formidable oubliée) en 1919 et qui s’adressait tant aux hommes qu’aux femmes.
Idola Saint-Jean est en plein cœur de ce tourbillon, parce qu’elle a pied dans le monde culturel (elle enseigne la diction au Monument-National), pied dans la politique (elle milite longtemps pour le Parti libéral, puis sera candidate indépendante), pied dans l’organisation (elle crée son groupe de pression), pied dans l’action sociale (elle soutient les travailleuses en grève ou des enjeux comme l’hygiène publique et le pacifisme), pied dans le journalisme (elle fonde son magazine et fait de la radio)… Et elle est entourée.
Et la bataille pour le droit de vote des femmes aux élections provinciales? Celle-ci forme évidemment la trame de la biographie d’Idola puisque c’était la cause de sa vie, celle qui a duré 20 ans. Les Québécoises l’obtiendront en 1940, pendant une pause de gouvernement Duplessis (de retour au pouvoir de 1944 à 1959; le leur aurait-il donné si la tentative de 1940 avait à nouveau échoué?). Elles votaient pourtant au fédéral depuis 1921. (Et ici, on doit souligner que les autochtones, elles, ne pourront voter qu’en 1960 au fédéral et en 1969 au Québec!)
La biographie nous donne donc tous les soubresauts de cette saga, et on a beau en savoir déjà beaucoup, on continue d’être horrifiée des bêtises qui ont alors déferlé.
Mais ce qui me frappe, c’est plutôt l’éternelle nécessité de la vigilance pour les femmes. Nous applaudissons si souvent des avancées qui nous font croire que vraiment, les temps ont changé. Or, tellement d’autres avant nous en ont pensé autant! Tellement d’autres ont été des femmes qui ont marqué la vie collective, vécu plus librement qu’on ne le croirait aujourd’hui et ne savaient pas que des reculs passeraient par là (ainsi de la grande mythologie du bonheur de la femme au foyer qui dominera les années 1950).
Si ce passé des femmes s’efface, c’est parce que l’histoire officielle reste écrite par des hommes aux visions bien conventionnelles. Et quand enfin les femmes racontent, pas sûre que tant d’hommes les lisent.
Pourtant, sa biographie le prouve, Idola Saint-Jean est digne du Panthéon des grands Québécois du 20e siècle, vous savez celui où on a du mal à penser aux femmes, mais où on classe sans peine des gérants d’artiste et des joueurs de hockey…
Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime et signe des livres.
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