Opinions

Les snark pages ou le côté obscur des forums de discussion

Sur le web, la haine est aussi fédératrice que l’amour. En fait, elle est en voie de devenir notre divertissement de choix. Ce qui est pour le moins inquiétant.

J’ai récemment découvert ce qu’on appelle en anglais les snark pages, ces pages de discussion créées pour commérer sur des influenceurs mal-aimés. Chaque jour, des milliers d’internautes s’y retrouvent pour analyser les faits et gestes de la personne qu’iels jugent problématique. Le terme snark serait issu de snide pour « sarcasme » et de remark pour « commentaire ». Derrière ces ragots en apparence badins se cache toutefois une nouvelle forme de sociabilité qui réunit des individus disparates sur la base d’une hostilité partagée. Ce n’est pas simplement l’amour qui rassemble ; la haine aussi.

Le web d’aujourd’hui est social, c’est-à-dire qu’on ne consomme pas son contenu de façon passive, on y participe : par le biais de demandes d’amitié, de publications, de commentaires, de cœurs ou de pouces bleus, par exemple. Ce modus operandi permet aux gens qui ont des intérêts communs de se retrouver et d’échanger entre eux, tout en transcendant les frontières géographiques qui normalement, devraient les séparer. De leurs passions variées naissent toutes sortes de micro-communautés, comme ce fan club de poisson en conserve sur lequel je suis tombée. J’ai d’ailleurs perdu une heure à suivre un débat opposant les sardines dans l’huile d’olive à celles qui baignent dans l’huile de colza. Et je ne vous mentirai pas : ça m’a donné le goût d’en manger !

Ces communautés versent dans le sinistre lorsqu’elles gravitent autour d’un dégoût partagé pour… un être humain. On peut alors dire qu’elles s’échafaudent sur la base d’une pratique commune de cyberintimidation, un phénomène toxique ayant des répercussions tangibles dans la vie de celleux qui en sont victimes.

L’impact psychologique de ces forums haineux est facile à imaginer. Pensez à ce que ça ferait de découvrir une de ces  snark pages vous étant dédiée… et rassemblant plus de 15 000 membres qui s’acharnent à vous démonter chaque jour. C’est le lot d’une influenceuse en situation de handicap que j’ai découverte au hasard des algorithmes. Elle compose avec les remarques humiliantes d’une communauté grandissante tout en voyant la source de ses revenus plomber, car ses détraqueurs oeuvrent aussi à lui faire perdre ses partenariats publicitaires.

À ça s’ajoute la menace du doxxing, cette pratique qui consiste à divulguer des renseignements privés sur la vie d’une personne : son adresse, par exemple, ou encore son numéro de téléphone. Et quand 15 000 personnes jouissent de vous haïr, vous ne voulez pas qu’elles sachent où vous habitez.

Les snark pages ressemblent à nos lieux de sociabilité traditionnels comme les bars, c’est-à-dire des endroits où des inconnus se rencontrent, se lient d’amitié et… s’amusent. Or, contrairement aux commérages qui ont lieu dans des espaces physiques, le snarking est exponentiellement publique, archivé et accessible à tous : la famille, les amis, les employeurs, l’État, et j’en passe. En fait, quand on google son nom, ce n’est certainement pas sur une de ces pages qu’on souhaite tomber.

Puisque les influenceurs et les influenceuses capitalisent sur le lien social qui les unit à leurs fans et dépendent de cette relation parasociale pour gagner leur vie, iels sont particulièrement vulnérables à ce type d’attaque. Il suffit parfois d’un scandale pour que leur monde s’écroule. Or, il n’existe aucun filet social pour les protéger, pas de congé de maladie ou encore de chômage. Et si on entend davantage parler des créateurices de contenu multimillionnaires, la plupart sont des travailleurs précaires qui n’ont rien à voir avec Kylie Jenner.

On s’acharne encore à ne pas reconnaître leur métier comme un réel travail. Pourtant, on compte des chargés de contenu et des gestionnaires des médias sociaux dans presque toutes les grandes entreprises. Or, parce qu’on se plait à dire que les influenceurs ne «  travaillent pas  », on légitime les propos déshumanisants qui circulent à leurs égards et on balaie les snark pages du revers de la main. Il faudrait non seulement être capable de reconnaître leur travail pour ce qu’il est, mais aussi se pencher sur les conditions dans lesquels iels l’exercent. Car en étant aussi visibles, iels nous offrent un miroir grossissant des violences qui nous guettent tous et toutes.

 

Poète et essayiste, Daphné B. est l’autrice de Maquillée (Marchand de feuilles) et du recueil de poésie La pluie des autres (La courte échelle).

 

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