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Daphné B. : Oui, les cœurs brisés font tourner l’économie

Des experts de la peine d’amour nous vendent désormais leurs services. Leur but ? Transformer notre deuil amoureux en épanouissement personnel.

Good Morning Heartache, chantait Billie Holiday in 1956. Comme Billie, je salue ma tristesse au lever, me réveille en pataugeant dans une énième rupture. Bonjour, Antoine, Léandre, Pierre-Carl, Marie, bonjour, Andres, Charles et Nathan, bonjour, Olivia et Noah. Bonjour, mosus de peine, je croyais pourtant t’avoir dit bonne nuit. Mais bonjour pareil.

Dans les quatre dernières années, j’ai enchaîné les relations amoureuses à une vitesse fulgurante. Chaque fois que j’ai aimé, j’ai systématiquement cru mon histoire unique, incomparable. Je voulais lire ma propre singularité dans ces relations que je m’imaginais sans pareilles. Au moment de la rupture, pourtant, je m’empressais de rassurer Roméo, Juliette et tous les autres, à l’instar de Joe Dassin : l’histoire que j’avais vécue était banale, « de celles qu’on n’écrira jamais ».

Quand j’ai le cœur brisé, je trouve refuge dans le caractère ordinaire et universel de mon chagrin. Ça me conforte d’être lambda, zéro originale. Mes peines d’amour s’opposent à mon désir pour ce qui serait exceptionnel.

Le web regorge d’articles sur les différentes phases du deuil amoureux, des articles que je google dans la nuit, comme si je cherchais une recette : quel genre de biscuits manger quand on veut faire son deuil ? Le biscuit de la colère ou celui du déni ?

Des gourous de la rupture me sustentent de conseils pour que je sorte victorieuse de mon malheur. Je suis d’ailleurs abonnée à des pages Instragram comme @yourbreakupbestie, qui me rappellent chaque jour que « je devrais m’aimer comme je voudrais qu’on m’aime », à coup de publications sur fond de soleil couchant. Je respire ces clichés comme si je dépendais de leur oxygène pour vivre.

Une écrivaine américaine que j’affectionne particulièrement, Leslie Jamison, vante d’ailleurs le pouvoir fédérateur des clichés, ces phrases toutes faites que l’on se répète quand ça va mal, comme de petites prières cheaps. Selon elle, les clichés mettent la vie des autres en résonance avec la nôtre. « J’aime aussi la leçon d’humilité qu’ils nous donnent, en ce qu’ils nous rappellent à quel point notre existence n’est pas unique. » Ils seraient ainsi des « dispositifs de protection pour nous empêcher de prétendre à l’exceptionnalité », écrivait-elle dans le New York Times il y a quelques années.

Or, toute une industrie de la rupture s’échafaude autour des clichés que je consomme. Si Kendra Allen, alias My Breakup Bestie, m’aide à garder la tête hors de l’eau avec ses citations inspirantes, elle essaie aussi de me vendre des cours pratiques (le Detox Your Ex, par exemple) et un abonnement à son club privé de cœurs convalescents. Ailleurs, c’est le même son de cloche. Les ruptures se gèrent désormais avec des applis comme Break-up Boss ou encore Mend, un « coach personnel » numérique qui m’offre des formations et des retraites en nature. Ces plateformes ont en commun un discours qui envisage la rupture comme une opportunité. Il faudrait que je m’en saisisse pour devenir une meilleure personne.

Si la rencontre amoureuse prend aujourd’hui des airs de jeux de hasard, avec des applis comme Tinder, la rupture, elle, s’apparente tranquillement à une entreprise de croissance personnelle. Et quand nos chagrins s’inscrivent dans l’industrie du « bien-être », ils font mousser les ventes d’un marché qui nous incite à penser qu’on est infiniment perfectible, toujours prêt à devenir une meilleure version de nous-mêmes. En Occident, on aime croire que « ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ».

Or, au risque de sonner cliché, mes innombrables peines d’amour ne m’ont pas rendue plus forte ou plus épanouie. Elles m’ont surtout forcée à reconnaître ma vulnérabilité fondamentale. C’est grâce à mes amis et amies que j’arrive à surmonter tous mes chagrins. Mon bien-être est donc tributaire de ma communauté. En fait, loin d’être une « breakup boss » libre et souveraine, je dépends des autres pour survivre à mes peines.

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