À bien y penser

Pourquoi l’histoire oublie-t-elle les femmes?

Le plus grave problème des femmes, ce n’est pas de manquer de place, c’est qu’on oublie celle qu’elles ont un jour prise! Heureusement des jeunes corrigent le tir.

Photo: Debby Hudson / Unsplash

Plus je vieillis et plus je m’étonne: avec quelle facilité les réalisations féminines sont oubliées!

Non, Yvon Deschamps n’est pas le père des monologuistes du Québec: y’avait la géniale Clémence avant lui. La provocation artistique au Québec n’a pas que Robert Charlebois comme précurseur: Diane Dufresne en est la grande icône, elle qui dès 1973, avec son «Rock pour un gars d’bicycle», posait seins nus, peints aux couleurs du drapeau du Québec. Du côté des coups d’éclat, que dire d’Idola Saint-Jean, militante féministe majeure, dont le cercueil sera porté par neuf femmes en… 1945!

Notre histoire ne manque pas non plus de fondatrices de magazines, de chercheuses, de femmes médecins, d’intellectuelle–toutes importantes en leur temps et aujourd’hui disparues des mémoires. Je me pince à chaque fois que j’en fais le constat.

En même temps, ça ne me surprend guère. Je lis beaucoup d’essais québécois et je porte toujours attention aux sources des auteurs. Les femmes puisent pêle-mêle dans des ouvrages ou des articles des deux sexes. Chez les hommes, il est rarissime qu’un texte signé d’une femme soit mentionné. La misogynie intellectuelle se porte très bien merci.

Hélas, ç’a des conséquences quand par la suite il s’agira d’écrire l’histoire. Les sources privilégiées des historiens s’appellent documents officiels, archives dûment conservées, ouvrages de référence reconnus… Si les femmes n’arrivent pas à y laisser leurs traces, c’est comme si elles n’avaient jamais existé.

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Mais ces derniers jours, j’ai pu constater avec bonheur que retrouver la mémoire féminine et féministe est à l’ordre du jour chez bien des jeunes.

Il y a, par exemple, cet ouvrage intitulé La scène québécoise au féminin, 12 coups de théâtre 1974-1988, fraîchement paru aux éditions de la Pleine lune. Son auteur, un gars!, s’appelle Olivier Dumas.

Il est né en 1978, alors même que Les fées ont soif de Denise Boucher prend l’affiche à Montréal. C’est dire que lui découvrira la pièce beaucoup plus tard! Mais elle l’accroche, l’emballe, lui donne envie de se plonger dans le travail des femmes de théâtre de ces années-là, à qui l’on doit des pièces comme Môman travaille pas, a trop d’ouvrage, La Nef des sorcières ou Enfin Duchesses.

Mais il constatera rapidement que les textes consacrés à l’histoire du théâtre québécois renvoient ces pièces à des notes de bas de page, et que certains critiques les considère aujourd’hui avec une incroyable condescendance.

En réaction, Olivier Dumas est passé à l’action: il a interviewé une vingtaine de femmes–les Paule Baillargeon, Pol Pelletier, Marie-Claire Blais, Denise Boucher, Michèle Rossignol, Julie Vincent et cie–qui ont fait partie d’une aventure théâtrale dont les titres ont marqué les esprits et dont la pertinence demeure, comme en témoigne le succès récolté par la reprise des Fées ont soif!

Coïncidence, cet ouvrage passionnant m’est arrivé au moment même où je participais à un colloque tenu à la Cinémathèque et organisé par l’Université du Québec à Montréal. Trois jours sous le thème Être femme dans les médias audiovisuels du Québec: cinéma, télévision, jeux vidéo et web.

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Ma présence était liée au… cinéma, domaine qui n’est pas du tout ma spécialité! Mais il y a 35 ans, alors que j’étais encore étudiante, j’ai participé à un ouvrage collectif intitulé Femmes et cinéma québécois, sous la direction de Louise Carrière.

Publié chez Boréal, ce livre était une première et la quinzaine de femmes signataires venaient de tous les secteurs cinématographiques (moi, je jetais mon regard de jeune féministe sur des films à succès de l’époque). Il fut très apprécié des femmes… mais complètement ignoré des hommes. Louise Carrière, pourtant enseignante en cinéma de renom, racontait au colloque qu’aucun de ses collègues masculins ne lui en avait même parlé. Évidemment, il n’a jamais été cité…

«Ben voyons!, c’est ma référence!», ont vivement rétorqué les deux jeunes doctorantes qui animaient la rencontre en brandissant leur livre dont les pages, visiblement, avaient été souvent tournées! La mémoire des femmes, soudainement, prenait vie.

Ça s’est d’ailleurs avéré tout au long de la journée à laquelle j’ai assisté. Il y avait cette professeure de Concordia qui s’intéresse à l’archivage des vidéos féministes qui ont proliféré dans les années 70 et pourtant ignorés des réseaux officiels de conservation. Une étudiante de l’Université de Montréal a pour sa part entrepris de redécouvrir l’apport occulté des femmes dans le cinéma d’animation au Québec.

Il y avait aussi ce chercheur de l’Université de Montréal qui s’intéresse à La Poune, ou Rose Ouellette, immense vedette populaire de la première moitié du 20esiècle au Québec. Celle-ci parle dans ses mémoires de l’époque où elle gérait le cinéma Cartier dans Saint-Henri, dans les années 20; pourtant, on ne trouve nulle mention de ceci dans les archives. «Où est donc passée la Poune?», s’est-il demandé. Effacée derrière des porte-voix masculins, comme le furent d’autres femmes de l’époque qui avaient pourtant d’importantes responsabilités dans le monde du spectacle…

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Qu’on se rebrasse ainsi la mémoire me réjouissait grandement! Ce ne sont peut-être que de toutes petites coches dans le grand rideau noir qui tombe sur les femmes dès lors qu’elles ne sont plus sur le devant de la scène. Mais elles sont taillées par des jeunes qui, élevés dans un esprit d’égalité, trouvent tout bonnement injustifiable le «deux poids, deux mesures».

Oui, peut-être que les femmes finiront par sortir des notes de bas de page…

***

Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoiroù elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

 

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