Société

30 ans après la tuerie de Polytechnique: une survivante toujours debout

Nathalie Provost ne savait pas encore qu’elle était féministe, le 6 décembre 1989, lorsque les balles de Marc Lépine ont atteint son corps. Et pourtant, elle l’était, dit-elle aujourd’hui.

Nathalie Provost, aux pavillons Pierre-Lassonde et Claudette-MacKay-Lassonde de Polytechnique Montréal. (Photo: Marjorie Guindon)

Le regard de Nathalie Provost parcourt la mosaïque des finissants en génie de l’année 1989-1990, accrochée dans un corridor de l’École polytechnique. Elle me pointe du doigt la photo de la jeune femme de 23 ans qu’elle était alors, puis celle du jeune homme qui allait devenir le père de ses quatre enfants. Elle sourit, absorbée dans ses souvenirs.

La tuerie du 6 décembre 1989 n’a pas brisé l’élan de cette femme de tête, aujourd’hui cadre supérieure au ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. Même si le drame, qui a emporté 14 de ses consœurs, a changé sa vie à jamais.

Des cicatrices discrètes sont inscrites dans sa chair: une balle a traversé son arcade sourcilière, deux autres se sont logées dans ses cuisses et un fragment a atteint son pied. Le claquement des coups de feu et les gémissements se sont imprimés dans sa mémoire.

C’est dans sa classe de génie mécanique que Marc Lépine a commencé à tirer. Il a d’abord ordonné aux garçons de se mettre d’un côté de la classe et aux filles de l’autre, puis il a demandé aux garçons de sortir. Juste avant d’ouvrir le feu sur les jeunes femmes, Marc Lépine leur a dit qu’il haïssait les féministes. Nathalie Provost lui a répondu tout de go: «Nous sommes des filles qui étudient en génie, pas des féministes.» Elle croyait alors sincèrement que l’égalité était une affaire classée.

Elle n’est plus de cet avis. Et n’hésite plus à se dire féministe.

Quel était votre état d’esprit au moment où vous avez répondu à Marc Lépine? En décembre 1989, je ne me sentais pas le devoir d’être féministe, parce que je vivais mon passage à Polytechnique sans problème. Dans ma tête, l’égalité était non seulement atteinte, mais acquise. J’ai le sentiment d’avoir eu les mêmes chances que les gars. J’ai fait des demandes à l’université et j’ai été admise là où je le voulais. Je me suis impliquée dans les associations étudiantes et j’ai été élue.

Ma mère, qui est à peu près de la génération de Lise Payette, fait partie de ces femmes qui ont amené le Québec à l’âge moderne. Pour ma mère, pour moi, il fallait se battre pour mériter le titre de féministe, il fallait être engagée. Mais moi, je n’ai rien fait, j’ai seulement étudié.

Vous ne sentiez pas de barrière? Non. Je ne dis pas que ça n’existait pas. Il y avait peut-être des profs qui se disaient: «ça ne fera jamais une bonne ingénieure» ou «une fille, ça ne peut pas voir en 3D». Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de machisme ici, je dis que je ne l’ai pas vu.

Votre vision du féminisme a changé après ces événements? En fait, je ne suis pas certaine qu’elle a changé. Elle est assumée maintenant. Ancrée dans l’expérience. Je repère aujourd’hui rapidement les hommes qui ont un malaise avec les femmes.

Plaque commémorative en mémoire des 14 victimes. (Photo: Marjorie Guindon)

Les féministes de l’époque ont mal reçu Au-delà du 6 décembre, documentaire tourné un an après la tuerie. De grandes figures, autrices ou journalistes, ont critiqué publiquement vos questionnements au sujet du féminisme... Ce que je disais n’était pas fou. Mais j’étais tellement à fleur de peau, ça n’a aucun bon sens. J’avais 24 ans et je n’allais pas bien.

Ces femmes-là, pour moi, c’étaient mes grandes sœurs… Et elles m’ont tourné le dos. Ç’a été très, très lourd à porter. Même si je ne me suis pas engagée dans le combat des féministes, je suis tombée au champ d’honneur.

Marc Lépine nous a tiré dessus parce que nous étions faciles à toucher, en gang. Mais ce sont 19 autres personnes qu’il voulait atteindre [sa lettre d’adieu contenait une liste de féministes qu’il comptait abattre]. On est mortes par procuration. Moi, je suis morte ce jour-là. Je le dis fréquemment, je ne fais pas exprès, ça sort comme ça: «on est mortes», «il m’a tuée».

Qu’est-ce que ça veut dire le féminisme pour vous aujourd’hui? C’est une forme d’humanisme. C’est vouloir l’égalité des sexes. Un homme peut avoir une pensée féministe, c’est vrai pour le père de mes enfants, pour mes deux garçons. Et aujourd’hui, c’est encore plus complexe avec les réflexions amenées par les jeunes sur les LGBT+ qui nous poussent à aller plus loin. L’enfant né garçon qui vit en fille se trouve face aux mêmes combats et aux mêmes limites qu’une autre fille. Encore plus si elle est noire, autochtone ou musulmane.

Le féminisme est nécessaire parce que, dans l’histoire du monde, et encore actuellement, le sort des femmes est toujours plus dur que celui des hommes, point barre.

Est-ce qu’il y a des reculs? Oui. Des femmes en Afghanistan, en Égypte, en Syrie, dont certaines qui vivaient à l’occidentale, subissent maintenant de l’oppression, le droit à l’avortement recule aux États-Unis… La civilisation, c’est un vernis mince.

Un drame comme celui de Polytechnique pourrait donc se reproduire? Le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande [49 morts dans deux mosquées en mars 2019], s’est inspiré d’Alexandre Bissonnette, le meurtrier de la Grande Mosquée de Québec, qui, lui, s’est inspiré de Marc Lépine.

Comme société, on reste fragile. Les signaux de malheur existent toujours, même si on n’aime pas les voir. Nos façons de vivre ensemble créent, pour certains, des zones de désespoir. Reparler de Polytechnique, c’est un moment pour se dire: «Attention à nos garçons, attention à la fragilité, au risque de suicide». J’ai décidé d’utiliser mon témoignage comme un instrument politique.

Est-ce que des tragédies comme celles de Polytechnique et de la mosquée de Québec ont les mêmes racines? Non. Quoique dans la mécanique psychologique, il y ait des ressemblances. Ce type de tueur cherche la renommée publique. Mais le fait que Marc Lépine choisisse d’exprimer sa haine envers les femmes témoigne de quelque chose de particulier: ça dit qu’on est une société de femmes fortes, pour qu’il ait eu envie de s’y attaquer. Il fallait qu’il y ait une montée du pouvoir féminin assez remarquable pour que cela soit perçu comme une menace.

Ça continue. L’an passé, à Toronto, un homme a choisi d’abattre des femmes avec son camion-bélier [l’homme, qui fréquentait des sites web masculinistes, a fait 10 victimes, dont 8 femmes].

Vous avez fait partie du Comité consultatif canadien sur les armes à feu pendant plus de deux ans, avant de démissionner l’été dernier. Pourquoi? Pour garder mon droit de parole à l’approche des élections fédérales. Les libéraux n’ont pas tenu leur promesse de 2015 de nous débarrasser des armes d’assaut et des armes de poing, une promesse faible que Justin Trudeau a refaite lors de la dernière campagne électorale. Il faut une réforme du système de classement des armes. Les manufacturiers ont compris les failles de notre système et créent des armes qui répondent aux critères pour être légales, mais qui, par l’ajout d’accessoires, comme des chargeurs modifiés, peuvent devenir des armes de style militaire.

Nos dirigeants devraient s’inspirer de la Nouvelle-Zélande, où le gouvernement de Jacinda Ardern a interdit les armes semi-automatiques de type militaire moins de 30 jours après le massacre de Christchurch.

Les amateurs d’armes à feu disent: «Ce n’est pas l’arme qui tue, c’est la personne qui appuie sur la gâchette.» C’est vrai. L’enjeu de la santé mentale, il faut s’en occuper, mais on n’est pas capable de tout détecter. Un jour, la personne a l’air solide et l’autre jour, elle bascule. Si le tireur n’a pas une arme puissante entre les mains, il fera moins de victimes.

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