Le 6 décembre qui vient, il y a aura 30 ans que le Québec vivait un choc terrible: l’attentat survenu à l’École polytechnique, qui a coûté la vie à 14 jeunes femmes, fait autant de blessés, et laissant des séquelles psychologiques à la foule de gens qui ont côtoyé cette horreur.
Le Comité-mémoire, comme il s’appelle, tient depuis quelques années des commémorations de la tragédie. Il est présidé par Catherine Bergeron, sœur de Geneviève, l’une des victimes, et regroupe des gens qui ont à cœur que la mémoire ne s’efface pas. Pour le 30e anniversaire, ils ont donc eu l’idée d’un livre rendant hommage aux 14 victimes, et c’est à moi qu’est revenu le privilège de l’écrire. J’y ai ajouté en toile de fond les transformations profondes que le féminisme a apporté au Québec en 50 ans.
L’ouvrage s’appelle Ce jour-là, il a pour sous-titre Parce qu’elles étaient des femmes. Il paraît la semaine prochaine aux éditions La Presse, et est porté par tellement de voix derrière la mienne que chacune mériterait d’être mise en évidence, ce qui ne rentrerait pas dans une chronique.
J’ai quand même envie de vous en parler. Après tout, ce drame a accompagné toute ma carrière de journaliste. J’ai couvert l’événement pour Le Devoir. Or le 6 décembre 1989, j’étais une toute jeune embauchée. Mon premier jour de travail au quotidien n’avait eu lieu que deux semaines plus tôt, le 20 novembre. Une histoire énorme pour une débutante.
Je ne savais pas, ce soir-là, que je reviendrais chaque année sur ce drame: en reportage, en éditorial, en chronique, en conférence, ou en dirigeant de grands dossiers sur le sujet.
Je croyais donc tout savoir de ce moment tragique de notre histoire. Et pourtant, mon travail de cet été m’a réservé bien des surprises: des témoignages inattendus, des détails que j’ignorais, de nouvelles perspectives grâce au passage du temps. J’ai vraiment tenté de faire le tour de toutes les facettes.
Mais ce qui n’est pas dans le livre, c’est mon regard en surplomb pendant que j’écrivais. Notamment comment a bougé, lentement mais sûrement, la manière dont on traite socialement et médiatiquement de la violence faite aux femmes.
Si on peut aujourd’hui employer le mot «féminicide», c’est que bien des pas ont été franchis. Je crois profondément que le choc causé par l’attentat de Polytechnique a accéléré la prise de conscience au Québec.
Dans Ce jour-là, j’ai trouvé intéressant de citer Suzanne Laplante-Edward, mère d’Anne-Marie, tuée à Poly. Au 15e anniversaire de la tuerie, en 2004, elle soulignait la sensibilité qui s’était développée autour de cette violence particulière. Avant, «les femmes mouraient une par une et on le rapportait dans les journaux, c’est tout», disait-elle. Depuis, on s’en indigne et on cherche à comprendre.
Elle avait raison. En parcourant les journaux de décembre 1989, je trouvais frappant la manière dont les articles portant sur des histoires d’inceste, d’agressions sexuelles, du procès d’un homme accusé d’avoir assassiné sa conjointe, étaient éparpillés au fil des pages des quotidiens. Des textes souvent courts, parfois réduits à une brève, qui s’en tiennent aux faits bruts. Une succession de faits divers tous séparés les uns des autres, sans voir l’univers social qu’ils dessinent.
J’avais aussi oublié que des policiers affectés à une toute autre enquête avaient été rapatriés en vitesse à l’École polytechnique le soir du 6 décembre 1989.
Sur quoi portait cette autre enquête? Sur l’assassinat horrible d’une adolescente de 13 ans, Valérie Dalpé, survenu en octobre 1989. Un des nombreux cas de meurtres de jeunes femmes qui avaient cours depuis quelques années, restés non résolus et dont on a perdu le souvenir. Or à l’époque, pas une analyse pour dire qu’il y a là le même processus d’éradication des femmes que ce qui s’est passé à Poly.
Et pourtant, un an plus tard, ç’a commencé à bouger. L’illustre bien un simple article publié dans La Presse du 1er décembre 1990.
Il est joué en page 3, coiffé d’une photo qui le fait ressortir dans la mise en page. On ne peut le manquer. Il a pour titre «Harcelée, Francine ne vit plus».
On n’est pas le 8 mars, moment privilégié par les médias de l’époque pour aborder des sujets touchant spécifiquement les femmes; la personne qui signe l’article est un homme qui a beaucoup d’années de métier, pas une jeune reporter qui veut brasser ses collègues machos (… c’était mon genre!); et il traite sérieusement d’une menace qui n’a jusque-là jamais fait les manchettes: l’ex-conjoint qui ne vous lâche pas.
Le texte débute d’ailleurs de la manière suivante: «Elle a très peur, Francine.»
Cet article est intéressant à plusieurs points de vue. D’abord parce que Francine a porté plainte à la police. Or si celle-ci reconnaît le sérieux des menaces, elle dit en recevoir tellement du même genre qu’elle est débordée et ne peut faire de vrais suivis. Elle appuie donc Francine, qui a décidé de publiciser son histoire, se laissant même photographier à son travail. C’est pas l’idéal, mais c’est déjà autre chose que le temps pas si lointain où les policiers avaient pour consigne de ne pas se mêler des histoires de familles!
Le journaliste fait par ailleurs ressortir les propos que l’ex tient à Francine: «Je veux te garder, que tu sois à moi». Et c’est présenté non comme un lien amoureux mais bien comme un dangereux sentiment de possession.
En même temps, on voit aussi que la violence conjugale reste un concept à peaufiner, car le procureur de la Couronne interviewé dans l’article emploie l’expression «affaires matrimoniales» pour parler des cas semblables à celui de Francine.
On pourrait s’arrêter sur ce vocabulaire ou sur le fait que les approches policières, judiciaires, voire gouvernementales souffrent d’importantes lacunes – pas toutes réglées en 2019 d’ailleurs.
Mais retenons plutôt Francine, qui veut vivre en paix et le clame sans se cacher, et des hommes qui trouvent que sa requête est valable et qui soutiennent sa prise de parole. Pas de militants ici, juste des gens qui, j’en suis convaincue, n’ont pas oublié la secousse provoquée par l’attentat de Poly un an auparavant. C’est bien ainsi que l’on avance.
***
Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres. En 2019, elle a publié J’ai refait le plus beau voyage (éd. Somme toute) et sortira sous peu l’ouvrage Ce jour-là, Parce qu’elles étaient des femmes (éd. La Presse) soulignant les 30 ans de la tuerie de Polytechnique.
Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.
À lire aussi: Violence en ligne: les trois quarts des femmes en sont victimes, dit Pénélope McQuade