Santé

Pourquoi on oublie

Sans la mémoire, on ne saurait ni marcher ni penser. Alors, quand elle nous fait faux bond, on s’inquiète. Mais au fait, ces fameux trous de mémoire, d’où viennent-ils ?

La scène se déroule au cours d’un cinq à sept, dans un congrès. Trois femmes du milieu des affaires et moi, nous discutons avec animation.

« Je peux vous présenter le responsable des communications, me dit l’une d’entre elles.

– Avec plaisir, qui est-ce ?
– L’homme aux cheveux bruns, là-bas… Celui qui ressemble à l’acteur dans le film…
– ?…
– Vous savez… cette histoire d’amour entre deux cow-boys… »

Trois d’entre nous avons vu le film ; aucune ne réussit pourtant à en retrouver le titre. Pendant ce temps, l’homme qu’on devait me présenter s’est évaporé dans la nature. « À quoi bon aller au cinéma si on ne se rappelle jamais rien ? » soupire ma voisine de droite.

Bonne question. Les mères de famille de mon entourage doivent énumérer les noms de tous leurs enfants avant de tomber sur le bon. Elles laissent leurs clés dans la voiture et oublient le patronyme de leurs voisins. Sans compter le nombre de fois où, descendues au sous-sol, elles ne savent plus ce qu’elles étaient venues y faire. Sommes-nous fatiguées ? Avons-nous trop de choses en tête ? Ou nos neurones approchent-ils de leur date d’expiration ?

Lors de soupers entre amis, le Dr Howard Bergman, directeur de la division de gériatrie à l’Université McGill, demande souvent à ses convives s’ils ont des trous de mémoire. « La plupart répondent que oui, constate-t-il, et ils sont drôlement soulagés de voir qu’ils ne sont pas les seuls. Pourtant, un oubli n’a rien de dramatique. Mais nous sommes collectivement obsédés par la mémoire. »

La quarantaine serait la période habituelle des premiers ratés de cette merveilleuse faculté, selon le Dr Howard Chertkow, directeur du Centre Bloomfield de recherche sur le vieillissement, à Montréal. « Pour certains, apprendre de nouvelles choses ou se souvenir de détails récents peut s’avérer plus laborieux. Des exemples ? On retient mal le nom des gens. On oublie dans quelle rue est garée la voiture. Ou on n’arrive plus à faire deux choses en même temps, comme lire et regarder la télé. »

Toutefois, il ne faut pas tout mettre sur le compte de l’âge, selon la neuropsychologue Guillemette Isnard. « Si un enfant oublie de rapporter le carton de lait qu’on lui avait demandé, on conclut à une distraction. Mais pour une femme d’âge moyen on parle d’un trou de mémoire. Pourtant, quel que soit notre âge, un oubli est un oubli et une distraction, une distraction. »

Veut-on vraiment se souvenir ?

Tous les spécialistes le disent : on confond souvent trou de mémoire et manque d’attention. Si vous n’êtes pas attentive à ce que l’on vous dit, vous ne pourrez pas vous le rappeler. Vous êtes préoccupée, vous êtes distraite de nature ? Ne cherchez pas plus loin.

Par ailleurs, on retient surtout l’information qui nous touche. Un événement bouleversant reste longtemps gravé en soi. Tout le monde se souvient de son emploi du temps le matin des attentats du 11 septembre. Notre mémoire est conçue pour se rappeler le danger. C’est un mécanisme de défense.

Mais la mémoire est également indissociable de notre personnalité. Nous retenons ce qui nous intéresse. Notre enfant oublie sa boîte à lunch, mais connaît par cœur le nom des joueurs de hockey. Et pourquoi Untel peut-il toujours citer les chiffres exacts ? Parce que pour lui c’est important. Alors que d’autres seront plus sensibles à l’atmosphère d’un souper qu’aux détails du menu.

« Vous vous plaignez de ne pas retenir les noms, mais la question est de savoir si vous voulez vraiment vous en souvenir, précise Guillemette Isnard. Si c’est le cas, vous devrez faire un effort : d’abord, pour être attentif ; ensuite, pour les mémoriser.

Pour retenir une information, il faut la répéter. C’est de cette façon qu’elle s’imprime dans la mémoire. « Mes patients constatent avec soulagement que lorsqu’ils répètent ils se souviennent », affirme la neuropsychologue. Dans le cerveau, les données se transmettent par les cellules nerveuses qu’on nomme neurones. Chaque fois que nous apprenons quelque chose, de nouvelles connexions s’établissent entre les neurones. La répétition renforce ces liens.

Concrètement, comment fait-on ? « Vous ne pouvez pas retenir les noms de tout le monde. Choisissez-en deux ou trois, que vous mémoriserez, propose Guillemette Isnard. Et faites preuve de simplicité. N’hésitez pas à dire : “Pardon, j’ai oublié votre nom…” »

De plus, les notions qui s’insèrent bien dans notre bagage de connaissances sont toujours les plus faciles à intégrer. Si vous êtes férue de biologie, vous retiendrez facilement le contenu d’une étude sur les animaux, alors qu’un ouvrage de mécanique risque de sombrer dans les limbes de votre matière grise.

Pourquoi oublie-t-on ?

La mémoire est aussi programmée pour… oublier. Notre cerveau se déleste ainsi des détails inutiles. On ne peut pas se souvenir de tout — et, même si c’était possible, ce ne serait pas souhaitable. Un patient du célèbre neurologue et psychologue soviétique Alexandre Luria, auteur de L’homme dont le monde volait en éclats (Éd. du Seuil, 1995), avait l’étonnante faculté(appelée hypermnésie) de se rappeler mot pour mot tout ce qu’il avait lu, même après 15 ans. En revanche, il était incapable d’en faire un résumé. Comme quoi nos oublis, en nous débarrassant du superflu, nous permettent peut-être de retenir l’essentiel.

Mais pourquoi certaines données, inscrites en nous depuis des années, nous échappent-elles soudainement ? Je me souviens encore du jour où, devant nos invités ahuris, j’ai demandé à mon conjoint de sortir du garde-manger « ces choses qui ont un trou au milieu et qui ne sont pas des beignes ». Dans quel recoin de mon esprit le mot bagel s’était-il égaré ? Les scientifiques connaissent le phénomène, mais ne peuvent l’expliquer. On croit que le système de récupération des données peut parfois connaître des ratés.

Encore les émotions

Il existerait aussi un lien entre nos oublis et nos émotions. Un processus inconscient nous permettrait d’oublier des faits angoissants ou désagréables. Cela peut également jouer des tours. « Dans ma pratique, raconte Guillemette Isnard, j’ai rencontré des gens dont l’amnésie, après une vie remplie d’épreuves, était une bénédiction. Mais aussi d’autres qui, ayant nié certains problèmes toute leur vie, en étaient venus, à l’âge mûr, à oublier des choses importantes. »

La mémoire est également affectée par le stress. Sonia Lupien, chercheuse en neurosciences à l’Hôpital Douglas, à Montréal, a découvert que les gens âgés soumis à un stress important pendant des années obtenaient de piètres résultats aux tests de mémoire. Grâce à l’imagerie par résonance magnétique, elle a pu voir que leur hippocampe — partie du cerveau qui joue un rôle important dans le classement des informations — était, en moyenne, 14 % plus petit que la normale. Heureusement, des recherches récentes démontrent que cet effet est réversible, du moins chez les jeunes. Gérer son stress est donc essentiel pour préserver ses facultés mentales.

Les bienfaits du sommeil

Que peut-on faire pour aider sa mémoire ? D’abord dormir suffisamment. « Pendant le sommeil, le cerveau rejoue ce qu’il a appris durant la journée et les jours précédents, explique Geneviève Forest, neuropsychologue et chercheuse à l’Université du Québec en Outaouais. Les étudiants qui dorment après une séance d’étude se rappellent mieux leur matière que les autres. » Même un roupillon peut être bénéfique. « Une sieste de 30 minutes augmente la concentration et la mémoire durant les deux heures qui suivent », rappelle la chercheuse.

Attention aux somnifères, toutefois, car ils perturbent le sommeil paradoxal – celui durant lequel on enregistre les mouvements des yeux et les rêves les plus vivaces. Cette phase du sommeil est importante pour la rétention des informations complexes. Les antidépresseurs n’aident pas votre cause, eux non plus, car ils relâchent la vigilance. Quant à l’alcool, en boire moins de cinq heures avant d’aller au lit nuirait à l’assimilation des notions apprises non seulement la veille, mais aussi au cours des jours précédents.

Un peu de gymnastique ?

Beaucoup de neurones donnent-ils beaucoup de mémoire ? Pas certain. En fait, c’est moins leur nombre que leurs réseaux de connexions qui comptent. Chez une personne morte en pleine possession de ses facultés, les arborisations terminales — ces fils qui relient les neurones entre eux — sont nombreuses et enchevêtrées. Par contre, chez celles qui éprouvaient à la fin de leur vie de graves problèmes de mémoire, elles sont rares et disséminées. Pour que se développent au maximum ces connexions neuronales, il faut stimuler sa matière grise.

Pour le Dr Vasnav Nair, de la Clinique de la mémoire de l’Hôpital Douglas, les pertes de mémoire dues au vieillissement ne sont pas une fatalité. « Comme le corps, le cerveau a besoin d’exercice, dit-il. Les mots croisés, le bridge, les échecs, le sudoku, l’apprentissage d’une langue et les casse-tête sont tous d’excellents exercices. Si vous aimez la lecture, prenez l’habitude de réécrire de mémoire les passages dont vous vous souvenez. »

La forme physique est également essentielle. « Pour garder la mémoire alerte, il faut bouger, bien se nourrir et cesser de fumer », conseille le médecin. Car le cerveau est irrigué par des vaisseaux sanguins qui lui apportent de l’oxygène. S’ils sont encrassés ou affligés d’athérosclérose, ils ne pourront plus s’acquitter correctement de leur tâche.

L’hormonothérapie pourrait aussi freiner les pertes de mémoire. « La baisse des œstrogènes à la ménopause contribue à multiplier les oublis intempestifs », dit Barbara Sherwin, psychologue et chercheuse à l’Université McGill. Et ces effets négatifs se font sentir dès la quarantaine. » La Dre Sherwin a également démontré que prendre des suppléments d’œstrogène dans les cinq années qui suivent la ménopause protège la mémoire. « On doit toutefois en discuter avec son médecin, car l’hormonothérapie peut comporter des risques. »

Et que valent des produits comme le ginkgo biloba pour conserver la jeunesse de nos neurones ? Pas grand-chose, selon le Dr Bergman. « Tant qu’à dépenser de l’argent en suppléments alimentaires, investissez donc dans quelques bonnes bouteilles de vin que vous partagerez avec des amis. Les contacts sociaux sont excellents pour la mémoire… »

Pour en savoir plus :

• Guide de la mémoire à l’usage des routards de la vie, par Guillemette Isnard, Éditions du Méridien

• Site Web « Le cerveau à tous les niveaux ! » : www.lecerveau.mcgill.ca

Trois questions sur l’Alzheimer

• Qui craint l’Alzheimer ?

Presque tout le monde ! Surtout que les symptômes précoces de cette affection ressemblent aux pertes de mémoire causées par le vieillissement normal.

Bien des femmes dont l’un des parents souffre d’Alzheimer se précipitent chez le médecin au premier trou de mémoire. Pourtant, à peine 10 % des cas d’Alzheimer sont liés à l’hérédité. « Neuf cas sur dix sont dus au mode de vie ou à l’environnement, souligne le médecin. Vous pouvez donc faire beaucoup pour prévenir. »

Les recherches indiquent que le diabète, l’hypertension et un taux de cholestérol élevé augmentent les risques. « Un taux élevé d’insuline aussi, ajoute le Dr Nair. Alors, contrôlez votre poids car l’obésité augmente le taux d’insuline dans le sang, ce qui n’est bon ni pour votre santé vasculaire ni pour les cellules de votre cerveau. »

• Quels sont les premiers signes de la maladie ?

Perdre la capacité d’exécuter une tâche dans laquelle on excelle depuis des années. Ou encore, ne plus savoir comment se rendre dans un endroit que l’on fréquente depuis longtemps. « De plus, les personnes atteintes se tiennent souvent à l’écart dans des réunions de groupe, explique le Dr Bergman. Elles ont de la difficulté à suivre la conversation et préfèrent se taire plutôt que de commettre une bévue. »

La tendance à répéter sans cesse les mêmes histoires peut aussi être un symptôme de cette maladie, selon bien des chercheurs. Mais ne vous affolez pas trop vite ! « Mes propres enfants disent que je me répète, sourit le Dr Bergman. Je leur réponds que cette manie n’a rien d’inquiétant si elle ne se produit que de temps en temps ! »

• Quels sont les traitements disponibles ?

«Certains médicaments peuvent ralentir les symptômes mais, chez de 50 % à 70 % des patients, ils ont un effet modeste pour une période de temps limitée, dit le médecin. Personne n’a encore trouvé la façon de modifier le cours de la maladie. » Heureusement, les recherches continuent.

 

 

 

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