Je suis à la maison, assise à mon pupitre en train d’écrire un texte dont je ne vois ni le début ni la fin. Ma sœur, qui habite juste en dessous de chez moi et dont je suis très proche, frappe à la porte.
« Qu’est-ce que tu fais? » me demande-t-elle en entrant. Je n’ai pas le temps. Je travaille. Je suis énervée. « D’accord », fait-elle, un peu tristement.
Et elle s’en va.
Je reste seule avec mes papiers… et un petit pincement au cœur.
Pas besoin de chercher bien loin pour en connaître la cause : je me sens plate, je me sens vache, je me sens coupable. Pourquoi avoir refusé de lui parler? De toute façon, les remords vont m’empêcher de me concentrer.
Maigre consolation : je ne suis pas seule à souffrir de cette forme d’autodénigrement. La semaine dernière, en se penchant pour enlever ses chaussures, une bonne copine à moi s’est excusée… d’avoir un trou dans son bas. Nous étions en visite chez une autre amie qui était gênée d’avoir oublié un mouton de poussière sur son plancher. Moi, j’étais un peu honteuse d’avoir apporté un vin bon marché. À la fin de la soirée, la copine-qui-a-de-la-poussière-sur-son-plancher nous a dit, en nous embrassant : « J’espère que mon rôti n’était pas trop cuit. » Un vrai concours d’autoflagellation.
Mais qu’est-ce qu’on a toutes? La culpabilité nous est peut-être transmise de génération en génération depuis qu’Ève, la pas fine, a croqué dans la pomme, précipitant le genre humain hors du paradis terrestre…
Mon histoire fait rire Camillo Zacchia, psychologue à l’Institut Douglas, à Montréal. En fait, tous les êtres humains normaux se débattent avec cette émotion, assure-t-il. D’autre part, ce sentiment serait nécessaire à la survie du genre humain. Sans cela, votre voisin de gauche, celui qui démarre sa tondeuse tous les dimanches matin aux aurores, serait probablement mort depuis longtemps.
« La peur sert à éviter le danger, la colère nous permet de nous défendre et la culpabilité nous incite à faire attention aux autres », ajoute Camillo Zacchia.
Néanmoins, tous les chercheurs ne s’entendent pas sur le sujet. Les psychologues parlent d’une émotion complexe, composée de regret, d’empathie mais parfois aussi de mensonge. On peut éprouver un malaise parce qu’on a blessé, trahi ou abandonné quelqu’un, mais pas seulement.
La culpabilité peut aussi cacher des sentiments que l’on ne veut pas voir, soutient le psychologue sherbrookois Bernard Uhl, spécialisé en autodéveloppement. « Prenons un exemple extrême, dit-il. Vous trompez votre mari. Vous vous sentez très coupable, mais vous continuez, encore et encore. La vérité, c’est que vous faites un geste que vous ne regrettez pas tant que cela, mais que vous avez de la difficulté à assumer. »
La culpabilité peut servir à se leurrer ou à leurrer les autres. Si je souffre assez, peut-être que ma faute sera alors jugée moins grave. Ou alors, vous serez moins fâché contre moi…
Quoi qu’il en soit, vous ne serez pas étonnée d’apprendre que les femmes éprouvent davantage de remords que les hommes.
À l’Université du Pays basque, en Espagne, une étude menée en 2009 l’a nettement démontré. Les femmes de 15 à 50 ans se soucient plus de leurs relations avec les autres que les hommes. Et elles vivent aussi plus de culpabilité, quel que soit leur âge.
Le cerveau féminin serait programmé pour l’empathie, qui est la faculté de se mettre dans la peau d’autrui, alors que celui des hommes serait conçu pour solutionner des problèmes. C’est du moins la théorie du chercheur britannique Simon Baron-Cohen, de l’Université de Cambridge.
Pour Louise Cossette, chercheuse à l’UQAM, la théorie du « cerveau programmé pour l’empathie » est de la pure foutaise. Cette spécialiste en psychologie comparée des sexes a mené des recherches sur des nourrissons de deux à cinq mois. Conclusion : face aux mêmes stimulus, les bébés garçons et filles réagissent de façon similaire. « On ne vient pas au monde avec la culpabilité, dit-elle. C’est une émotion qui est apprise et qui commence à se manifester vers l’âge de deux ou trois ans. »
Pourtant, l’éducation des filles a évolué, non? « Bien sûr, répond-elle. Mais on ne peut pas tout changer en l’espace d’une ou deux générations! »
Dans leur cabinet de consultation, les psychologues notent également que les femmes sont davantage portées à se faire des reproches. « La culpabilité va souvent de pair avec une difficulté à s’affirmer, explique le psychologue Bernard Uhl. Or, il est impossible d’être vraiment soi-même sans jamais faire de peine à personne. Si on ne dérange pas, c’est qu’on ne respire pas. »
Que penser alors de cette culpabilité qui tourne à vide, dans un mouvement perpétuel qui ne mène nulle part? En commandant cet article, ma rédactrice en chef m’a gentiment rappelé la fois où je m’étais excusée de l’état de… mes cheveux. Avais-je la mèche grasse ou le poil mutilé par un coiffeur trop zélé? Elle ne s’en souvient pas. Moi non plus, d’ailleurs. C’est la preuve qu’on se blâme souvent pour rien.
Des excuses inscrites dans le cerveau
On sait maintenant quelles sont les régions du cerveau associées à la culpabilité. Roland Zahn, neuro-scientifique à l’Université de Manchester, a réussi à les trouver, grâce à l’imagerie par résonance magnétique. Chez les gens atteints de dépression, dit-il, les régions associées au remords et au regret sont particulièrement actives. On ignore encore si la culpabilité cause la dépression. Ce dont on est certain, par contre, c’est que la dépression s’accompagne d’un sentiment exagéré de culpabilité et d’autodénigrement. Le chercheur espère que cette découverte permettra de mieux comprendre les mécanismes qui entrent en jeu dans cette maladie qui, au Canada, touche 11 % des hommes et 16 % des femmes.
« On se reproche de ne pas être parfaites, dit la psychologue montréalaise Jocelyne Bounader. On occupe presque toutes les sphères de la société mais, malgré tout, on se sent encore obligées de plaire. » Et probablement aussi d’être une « vraie » femme, bien coiffée, cordon-bleu, avec une maison impeccable.
Le fait de prendre conscience de ces incessantes excuses est un premier pas dans la bonne direction. « Mais, parfois, les causes de cette mauvaise habitude sont plus subtiles, ajoute la psychologue. Bien des femmes ont un profond sentiment d’imperfection, comme s’il y avait, chez elles, quelque chose de défectueux… »
Elle a peut-être raison. Dans certaines familles, on a appris à se condamner avec sévérité pour ses erreurs. « Les gens qui ont eu des parents indulgents sont moins portés à se faire des reproches », ajoute Jocelyne Bounader.
Les psys ont établi une liste de « crimes imaginaires » qui prennent racine dans notre enfance et que nous traînons comme des boulets aux pieds. Des exemples : surpasser les membres de sa famille en devenant trop bien pour eux, être un fardeau pour ses parents parce qu’on est née au mauvais moment, trahir les siens en décevant leur attentes, ou être fondamentalement « mauvaise », c’est-à-dire insuffisamment gentille, féminine, douce, conciliante, compréhensive, polie, patiente…
« Pourtant, on ne peut pas tout mettre sur le dos des parents, note pour sa part Bernard Uhl. Le tempérament de l’enfant entre aussi en ligne de compte. Par exemple, les gens anxieux sont plus portés à se sentir coupables. »
Et, maintenant que nous avons l’âge d’être mères, nous sommes souvent plus préoccupées par nos propres erreurs que par celles de nos parents.
La fois où on a égaré son enfant dans un magasin à rayons parce qu’on s’est concentrée un peu trop longtemps sur le prix d’une robe, la fois où le bébé est resté seul dans sa chaise, posée sur la table, le temps d’aller démarrer une brassée et où…
« Non, il n’est pas tombé, heureusement, raconte Hélène. Mais, en gigotant, il avait réussi à approcher la chaise jusqu’au bord. »
Des plaisirs coupables? Yé!
Comme on mène des études sur à peu près tout, on a évidemment étudié les effets de la culpabilité sur la santé. Et, comme on pouvait s’en douter, avoir mauvaise conscience nous rend plus vulnérable aux maladies. Geoff Lowe, psychologue et chercheur à l’Université de Hull en Grande-Bretagne, a mesuré les effets sur l’organisme de plaisirs « coupables », tels manger du chocolat, prendre un verre ou deux, fumer, regarder un téléroman idiot ou magasiner. Ceux qui éprouvent le plus de remords face à ces petits plaisirs ont un système immunitaire moins performant : leur salive contient moins d’anticorps. Aussi, ils sont plus vulnérables au rhume et à la grippe. Le conseil du chercheur : permettez-vous quelques plaisirs coupables, dont vous jouirez avec bonheur. Ils sont vraiment excellents pour vous
Avoir un enfant, c’est prendre un ticket pour la culpabilité, en grande partie parce qu’il dépend totalement de nous. Bernard Uhl croit que les remords cachent souvent un conflit intérieur : va-t-on combler ses propres besoins ou ceux de son enfant? Et il est là, le péché : on ose parfois se choisir soi-même.
On pourrait donc affirmer, sans trop se tromper, que le niveau de culpabilité est souvent proportionnel au niveau de responsabilité. Mais jusqu’à quel point suis-je responsable du bonheur de mes enfants? de leurs traumatismes? de la solitude de mes parents vieillissants? de l’insatisfaction de mon conjoint?
Yves Alexandre Thalmann, physicien des particules devenu psychologue, propose un point de vue intéressant sur la question. Dans Au diable la culpabilité (Éditions Jouvence), il affirme que le remords et la toute-puissance sont les deux facettes d’une même médaille.
« Se sentir toujours coupable, c’est paradoxalement éprouver un sentiment de contrôle sur le monde », affirme-t-il.
C’est se prendre un peu pour le centre de l’Univers, en s’octroyant de manière illusoire le pouvoir de détruire quelqu’un ou de le sauver.
Toujours selon lui, la culpabilité protégerait d’une autre vérité drôlement plus angoissante : dans la vie, on ne contrôle pas grand-chose et surtout pas le destin de ceux que l’on aime. La culpabilité nous éviterait la douloureuse prise de conscience de nos limites et de notre impuissance…
Comment arrêter de se taper sur la tête
Quand j’ai raconté à des amis que j’écrivais un article sur la culpabilité, ils ont éclaté de rire. « Si tu parles de toi, tu en as au moins pour 200 pages », m’ont-ils répondu. Tout le monde était au courant de mon problème, sauf moi! Ouais… Comment vaincre la culpabilité? Il faut d’abord prendre conscience – comme moi! – de votre manie de vous excuser de tout. Voici quelques tuyaux.
Analysez comment vos remords se mettent en place. « La culpabilité se présente souvent comme un malaise diffus, explique la psychologue Jocelyne Bounader. Il est alors important de se demander : Qu’est-ce que j’ai réellement fait? Dans quel contexte? » Vous avez parfois l’impression d’avoir terriblement gaffé, alors que votre geste n’a pas vraiment de conséquences. Une bonne façon de le savoir, c’est de vérifier auprès de la personne concernée.
Tenez un journal personnel. Le psychologue Bernard Uhl propose de noter les événements « culpabilisants » dans un journal intime. Vous allez peut-être découvrir que vous vous blâmez toujours dans le même contexte.
Apprenez à vous affirmer. Transformez vos « propos coupables » par des phrases qui commencent par : « Je veux », « Je décide », « Je choisis ». Le but de l’exercice : apprendre à assumer ses choix. Un exemple concret? Assister à une réunion après les heures de bureau, ce qui suppose qu’il vous faut une fois de plus faire garder les enfants. « Je me sens coupable d’y aller » pourrait devenir : « Je choisis d’y aller parce que c’est important pour moi. » Ce qui compte, au fond, c’est de prendre des décisions, au lieu d’être « victime » de la culpabilité.