Mélanie C., une jeune femme pleine d’aplomb, est encore tout ébranlée. Elle vient de faire face à l’homme, un voisin et ami de la famille, qui l’a agressée sexuellement à partir de six ans jusqu’à neuf ans. C’est l’aboutissement, pour elle, d’un long calvaire.
À 15 ans, pourtant, elle a bien essayé d’en parler avec ses parents. En vain. Ils n’ont rien fait. « Aujourd’hui, je sais que ma famille était dysfonctionnelle », lâche l’étudiante de 30 ans. Les années passent. Lasse de souffrir, elle se décide à rencontrer son agresseur, chez lui. C’était un 11 septembre à 11 h. « Tu vieillis bien. Qu’est-ce qui t’amène ? lance d’emblée X en lui ouvrant la porte.
– L’agression sexuelle dans mon enfance, je veux que nous en parlions », répond Mélanie.
X la prie de sortir, affirmant qu’il n’a jamais été attiré par les enfants. Elle insiste, elle entre : « Vous allez entendre ce que j’ai à dire !
– C’est ça, exprime-toi. La p’tite Nathalie Simard, ça lui a fait du bien ! » réplique-t-il alors d’un ton condescendant.
À la fin du récit de Mélanie, X affirme n’avoir aucun souvenir de ce qu’elle raconte. « J’étais sans doute ivre, s’excuse-t-il en se versant un verre de vin.
– Vous m’agressiez dans le salon pendant que votre fille pleurait dans sa chambre. J’ai un témoin ! » lance soudain Mélanie.
L’homme se ressaisit : « Bon, qu’est-ce que tu veux ?
– Que vous reconnaissiez vos actes. Convoquez un conseil de famille et dites ce que vous m’avez fait subir. »
Ce que X a fait… déclarant aux siens que Mélanie prétendait qu’il l’avait agressée sexuellement, mais que lui ne se souvenait de rien.
Mélanie est à demi libérée. Elle hésite à poursuivre l’homme en justice de peur de revivre le drame. Du moins a-t-elle desserré l’étau qui l’étouffait depuis son enfance. Mais une question la hante toujours : « Vais-je guérir de cette agression ? »
Une justice vraiment réparatrice
La force d’affronter son abuseur, Mélanie l’a puisée dans les Rencontres détenus-victimes d’actes criminels (RDV) organisées à Montréal par le Centre de services de justice réparatrice. Sept réunions regroupant quatre femmes victimes d’inceste, quatre abuseurs, deux animateurs et deux bénévoles qui tiennent le rôle de « représentants de la communauté ». Le tout, en général, à la demande des victimes et avec l’appui du Service correctionnel du Canada.
C’est ce qu’on nomme la « justice réparatrice ». Selon ce principe, on réunit – de façon volontaire – des victimes et des agresseurs ayant subi ou commis des crimes similaires. Les deux protagonistes d’une même affaire peuvent se rencontrer, mais c’est rare. « Il faut d’abord entreprendre de régler les choses pour soi, sans attendre que l’autre soit prêt à assumer une rencontre », explique Claire Messier, psychothérapeute aux RDV.
Or, Mélanie désirait avancer. Au premier face-à-face, elle montre une photo d’elle à six ans. « Au second, dit-elle, j’ai engueulé les hommes devant moi tant que j’ai voulu. Ma culpabilité est tombée tout d’un coup. Je ne suis pas responsable de cette agression, c’était lui, l’adulte ! »
L’appui que lui apportent les bénévoles « représentants de la communauté » rappelle à Mélanie celui qu’elle n’a pas reçu des siens. « Mon entourage a comploté pour taire l’agression. Quand je pense qu’à 15 ans j’aurais pu tout régler si mes parents m’avaient écoutée… »
« Elle n’a jamais dit non… »
Un détenu du groupe de Mélanie plaide que sa fille n’a jamais dit non quand il la caressait. « Elle n’a jamais dit oui non plus », lui rétorque-t-elle. Un autre pense que si la fillette n’a pas dévoilé l’inceste, c’est que ça ne devait pas être si grave que ça… Mélanie remet aussi à sa place un père qui prétend se racheter de ses crimes en aidant sa propre fille, par exemple en gardant son enfant !
Les hommes qui participent aux RDV purgent leur sentence dans un pénitencier. Tous ont suivi le programme Violence interdite sur autrui (VISA), destiné aux auteurs de crimes sexuels. Ce programme vise à les amener à revoir les croyances qui les ont conduits à faire ce qu’ils ont fait. Surtout, les détenus ont assumé la responsabilité de leurs actes, du moins en partie, ce qui constitue un préalable à leur admission aux RDV.
Après la colère et la peine
Yolande Bergeron est fière de ne pas avoir suivi les « bons conseils » de ses amies. « C’est ça, va sauver ces bandits après ce qu’ils t’ont fait ! Tu vas te faire mal pour rien ! » lui disaient-elles. Même avis d’un médecin qu’elle a consulté : elle allait raviver des blessures, attiser la haine. « Oui, ça a fait mal, mais j’en suis ressortie plus forte », affirme-t-elle.
Un vendredi soir de mai 1999, Yolande Bergeron ouvre sa porte à un prétendu ouvrier envoyé par le proprio. Aussitôt, l’homme se rue sur elle avec un couteau. « Il m’a jetée sur le lit, violée puis séquestrée pendant trois heures, dit cette résidante de Laval, alors âgée de 52 ans. Il m’a attachée comme une momie, s’est piqué avec une seringue, a feuilleté une revue porno. » Quand elle le voit éparpiller ses vêtements à elle tout autour du lit et sortir un briquet, Yolande Bergeron se met à réciter ses prières. L’homme allume une cigarette.
« Il paniquait dès que j’essayais de lui parler. En moi, j’étais trois personnes. D’abord, la prisonnière sur le lit, puis la femme lucide qui prenait la mesure du drame, enfin, la personne spirituelle qui se préparait à accepter la mort. » Elle pense très fort à ses enfants et petits-enfants. À son père aussi, dont elle voit, accroché au mur, le chapelet de bois qu’il lui a sculpté autrefois. « J’ai fixé mon agresseur droit dans les yeux comme pour lui envoyer tout l’amour que je recevais de mon père. Le gars a détalé si vite qu’il a laissé la porte ouverte. »
De peine et de misère, Yolande Bergeron parvient à se détacher. Mais elle n’est pas au bout de ses peines. Son corps réagit de façon inattendue. Elle passera deux mois à dormir des journées entières. « C’est dans le sommeil que j’ai refait mes forces. » Cela l’aidera à mieux traverser les multiples formalités et à survivre, dit-elle, à l’insensibilité du programme d’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC). « Ma colère et ma peine ont aussi fait s’éloigner certains de mes proches. »
« Cet homme vous a volé trois heures de votre vie, lui dit l’enquêteur, ne le laissez pas en prendre plus. » Yolande Bergeron affirme aujourd’hui : « Cette phrase m’a réveillée. » Plutôt que de mourir à petit feu en ressassant le drame, elle se présente aux RDV, dont lui a parlé une amie. « Je voulais sortir de mon chaos émotionnel. Je n’y allais pas par haine, précise-t-elle, mais parce que j’avais trop mal. Mal, entre autres, de voir en chaque homme un agresseur potentiel. »
Au début des rencontres, résume Yolande Bergeron, les agresseurs étaient crispés, impassibles ou silencieux. Évoquant une enfance malheureuse, quelques-uns se répandaient en excuses. « Nous, les victimes, nous leur disions d’arrêter leur mélodrame et de s’assumer. » Certains d’entre eux clamaient haut et fort qu’ils allaient changer, suivre des cours. « Nous leur demandions de nous dire plutôt ce qui se passait en eux, ce qu’ils ressentaient en nous écoutant. »
Prendre conscience
Assistaient à la rencontre, avec Yolande Bergeron, cinq agresseurs et cinq victimes. « J’ai enfin pu parler librement, sans me sentir coupable, raconte-t-elle. Parler aussi sans être interrompue ni jugée. »
Les détenus lui posaient des questions. À un homme qui minimisait le braquage d’un dépanneur, elle dit : « Tu voulais la caisse, mais t’as traumatisé la caissière.
– C’est vrai, j’avais pas pensé à ça ! »
« Sans verser dans la sensiblerie, raconte Yolande, les détenus et nous arrivions à une situation nouvelle. Chacun acceptait le fait qu’une certaine transformation était en train de s’opérer en lui. »
Dans la semaine qui suivait la renconte, les détenus avaient tout le loisir de méditer sur les échanges. À la fin, leur récit a parfois pris l’allure d’une confession. Certains pleuraient en évoquant leur mère. « Leurs larmes nous ramenaient au cœur du drame. Nous avions partagé notre fardeau. » À la dernière rencontre, un détenu lui a écrit une lettre, implorant le pardon au nom de son agresseur. « Je la conserve précieusement. J’y puise de la force dans les moments fragiles. »
Opération vérité
Difficile à comprendre, mais dans cette éprouvante opération vérité, ces femmes qui ont souffert ont dépassé leur propre douleur. Mélanie C. parle d’« un partage de fardeau » et d’« une relation d’aide mutuelle ».
« En m’adressant à ces hommes, dit-elle, j’ai nommé des émotions que je refoulais depuis longtemps. Je leur ai dit toute ma souffrance. » Souffrance qui l’assaille encore quand, par exemple, elle regarde un film d’amour. « Moi, je n’ai jamais pu choisir l’homme avec qui faire l’amour pour la première fois. » Elle constate par ailleurs que ses cauchemars s’espacent depuis la rencontre avec son abuseur.
Yolande Bergeron, elle, se sent plus détendue depuis sa participation aux RDV. Elle qualifie son expérience de « chemin de guérison individuelle et sociale ». Elle attribue l’efficacité des rencontres détenus-victimes au fait qu’il s’y vit un réel partage. Mélanie C. confirme. « À travers les mots de ces hommes, je comprenais mieux ma propre histoire. L’offenseur fait partie de la solution pour résoudre le conflit intérieur. C’est choquant à entendre, mais c’est ma conviction profonde. » Face à sa famille, qui n’a pas su la protéger, elle se dit aujourd’hui apaisée.
Yolande Bergeron, elle, ne comprend pas pourquoi certaines de ses amies continuent de la voir comme quelqu’un qui régresse, du fait qu’elle n’a pas de haine. Et son agresseur court toujours.
La parole enfin aux victimes
Le Québec expérimente la justice réparatrice. Insatisfaites du système pénal, se sentant mises à l’écart, continuant de souffrir même si justice a été rendue, les victimes d’actes criminels aspirent à prendre la parole. « Elles veulent contribuer à la résolution du conflit dont elles sont parties prenantes, sans juste s’en remettre aux avocats, explique Jean-Jacques Goulet, coordonnateur du Centre de services de justice réparatrice. Elles veulent aussi comprendre pourquoi les détenus ont commis leurs crimes et les rendre conscients des conséquences. »
Apparue dans les années 1970, la justice réparatrice existe dans quelque 80 pays. Au Québec, environ 200 adultes en ont bénéficié depuis 1999, année de démarrage des rencontres détenus-victimes (RDV) dans les pénitenciers.
« L’aveu public du crime par l’agresseur déleste la victime d’une culpabilité énorme, surtout dans les cas d’inceste », dit Claire Messier, psychothérapeute. Entendre la version de l’autre, tout comme voir ensemble ce qui s’est passé, est libérateur. D’ailleurs, le mot libération revient souvent chez les participants. « Ils disent se sentir plus légers et libérés de la honte. » « C’est de l’angélisme ! » s’écrient les opposants, dont certains juristes. Un agresseur manipulateur peut revêtir devant autrui le masque de la vertu et feindre ses émotions, selon eux.
Claire Messier tempère cette objection. D’abord, estime-t-elle, la présence volontaire du détenu aux RDV n’influe en rien sur la durée de sa sentence – et il le sait. « Il agit pour lui, librement, pas pour en retirer des avantages. » Selon elle, il est vrai que les victimes peuvent revivre péniblement le drame, mais cette fois-là, elles sont bien entourées. En fait, la justice réparatrice « humanise » un système pénal de plus en plus répressif : « Ces détenus ont certes commis des crimes, mais ils ne sont pas seulement des criminels. »