Reportages

Elles bossent en prison

On les a suivies derrière les barreaux.

Collègues qui harcèlent, détenus exhibitionnistes, attitudes paternalistes : depuis 30 ans qu’elles travaillent en prison, les filles en ont vu des vertes et des pas mûres. Ça s’est amélioré, bien sûr. Mais elles ont la couenne dure.

À part les fouilles à nu, les gardiennes accomplissent les mêmes tâches que les hommes.

Francine Boudreau n’était pas grosse dans ses culottes le jour où elle a franchi les portes du pénitencier d’Archambault pour la première fois, vêtue de son uniforme de gardienne soigneusement repassé. C’était en 1987, cinq ans après que la prison eut été le théâtre d’une terrible émeute : des détenus avaient poignardé à mort trois agents avant de se suicider avec du poison.

Rien à voir avec l’ambiance pépère de la caisse populaire où la jeune femme de Gatineau était employée jusque-là. « La paye était bonne, j’ai voulu tenter ma chance », raconte l’agente de 55 ans. Si elle avait su qu’elle en baverait autant, elle aurait passé son tour.

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Quelques jours après son arrivée, des collègues lui ont demandé de poser des menottes à un prisonnier qui faisait la grève de la faim, avec la permission de lui en « maudire une ». « J’étais terrorisée, je pensais avoir affaire à un fou furieux. » C’était un test, finalement. Le premier d’une longue série. « Les gars s’amusaient de ma réaction… »

À l’époque, les femmes dans les prisons du Québec étaient presque aussi rares que du poil sur les œufs. Il y avait des secrétaires, des infirmières et des psychologues, mais pas de patronnes ni de gardiennes, sauf ici et là dans des prisons provinciales* et pour femmes, où travaillent depuis des siècles ce qu’on appelait jadis des « matrones ».

« Les filles ont été courageuses », confirme Pierre Dumont, président du Syndicat des agents correctionnels du Canada pour le Québec. Il était là quand les premières ont été embauchées au pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul en 1985. Les détenus étaient « grossiers » avec elles, tandis que leurs collègues se comportaient en « machos ». « Je leur lève mon chapeau d’avoir enduré ça. »

Depuis, une véritable révolution s’est opérée derrière les barreaux. Je l’ai constaté de visu. À la prison d’Orsainville de Québec en janvier 2012, je pensais rencontrer des coriaces en uniformes, la testostérone dans le tapis, matraque à la ceinture : j’ai été accueillie par une pimpante officière, toute menue, maquillée avec soin, qui m’a présentée à une armée de consœurs. Ça discutait coiffure entre deux rondes.

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Les sceptiques sont confondus : en milieu carcéral, presque un employé sur deux est une femme. Gardiennes, agentes de libération conditionnelle, cadres : elles sont partout, même dans les équipes chargées des missions périlleuses et dans les pénitenciers regroupant les criminels les plus dangereux du pays**. Elles font les mêmes tâches que les gars, excepté les fouilles à nu sur les hommes détenus.

France Gratton, directrice à la Montée Saint-François

À la Montée Saint-François, où je suis allée en décembre, c’est une femme qui occupe le poste de directrice. Comme dans la moitié des prisons du Québec. Chemisier de soie, talons hauts, chevelure abondante flottant sur les épaules : France Gratton, 41 ans, est l’antithèse de la matrone. « Ça surprend toujours les étrangers quand je révèle ma profession », s’amuse-t-elle.

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Les filles ont été intégrées dans les pénitenciers pour un tas de raisons. Bien sûr, le mouvement féministe y est pour quelque chose : au début des années 80, les programmes favorisant leur embauche fleurissaient dans les organisations.

« En même temps, le gouvernement souhaitait une approche moins ʺgros brasʺ, axée sur la réinsertion des détenus », explique Nathalie Jauvin, une spécialiste de la santé mentale au travail, qui a étudié le milieu carcéral. Cette ligne de conduite prévaut toujours. La mission exigeait des travailleurs plus scolarisés, issus des sciences sociales et de la relation d’aide. Le fait que ces domaines soient prisés par les femmes a favorisé leur embauche.

Les autorités voulaient aussi que les prisonniers côtoient des femmes pendant leur sentence pour mieux les préparer à la vie « dehors ».

Le grand dérangement

Joli plan sur papier. Sauf que le changement de cap a irrité une bonne partie du personnel. « Notre arrivée a fait des ravages, témoigne Francine Boudreau, engagée en même temps que 10 autres agentes. Ç’a été plus difficile de se faire accepter des collègues que des détenus. »

Ces tensions ont été documentées par l’équipe de chercheurs dont faisait partie Nathalie Jauvin pendant les années 2000. Elle a tenté de cerner pourquoi il y avait tant de harcèlement entre gardiens, notamment. Au terme d’une centaine d’entrevues, elle a constaté que l’intégration des femmes causait une partie du malaise. Leur approche souvent axée sur le dialogue et la réhabilitation choquait ceux qui avaient l’habitude de régler les affaires en retroussant leurs manches de chemise.

« À l’époque, on était là pour surveiller les prisonniers, pas pour jouer au psychologue, dit Stéphane Lemaire, président du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec et gardien depuis 29 ans. Les idées se sont affrontées. »

C’est le moins qu’on puisse dire. Des agents ont déployé des trésors d’imagination pour pousser les filles vers la sortie : cesser de parler quand elles arrivent, faire jouer des films érotiques au boulot, les insulter à qui mieux mieux, leur confier de fausses missions… « Sur les murs d’un couloir, certains ont déjà écrit que j’étais une salope, confie Francine Boudreau. Si on couchait avec l’un d’eux, on était une pute; sinon, on était lesbienne. » Aucune ne portait plainte : « On se serait fait dire de prendre la couleur des murs », raconte la grande rousse aux yeux rieurs.

« Les gars étaient insultés que j’aie été recrutée pour faire le même travail qu’eux, se souvient Chantal Coulombe, première femme embauchée comme gardienne à l’Unité spéciale de détention (USD) de Sainte-Anne-des-Plaines en 1995. Surnommé le ʺsous-marinʺ tellement il y fait sombre, ce bâtiment accueille les criminels les plus dangereux du pays. Ils y sont enfermés 23 heures sur 24 parce qu’ils représentent une trop grande menace pour la vie des gardiens et des détenus », explique l’agente de 41 ans, qui travaille maintenant au Centre fédéral de formation, à Laval.

[adspot]Les trois premières semaines, pas un chat ne lui a adressé la parole. Pendant ce temps, les gars nouvellement embauchés se faisaient inviter à la traditionnelle « bière après le shift ». « Comme on ne me donnait pas d’instruction, je faisais des mots croisés. » Jusqu’à ce qu’un patron oblige un agent à la prendre sous son aile. « Pour eux, seuls les gardiens les plus solides pouvaient travailler à l’USD. Ils m’ont avoué que l’arrivée d’une fille ni grande, ni grosse, ni forte les avait dévalorisés. »

« Exigeant sur le plan physique, parfois violent, militaire dans l’approche, le travail de gardien a longtemps été réservé aux hommes, explique Joane Martel, professeure de criminologie à l’École de service social de l’Université Laval. Coupés du monde durant leur quart, parfois raillés du public, ils s’étaient forgé un esprit de corps ʺimprégné de virilitéʺ, qui leur apportait de la fierté. L’arrivée des femmes a miné cette identité », dit la criminologue.

« On s’inquiétait aussi que les filles soient capables de réagir en cas de crise, se rappelle Pierre Dumont, qui cumule 30 ans d’expérience comme gardien dans des établissements à sécurité maximale. L’émeute d’Archambault nous avait rendus nerveux. » Ils se sentaient obligés de protéger leurs consœurs en cas d’incidents. « On jouait au bon papa! »

Ce mauvais épisode est révolu, assure la quinzaine d’agents interviewés pour ce reportage. « Grâce aux pionnières, je n’ai jamais senti mon autorité mise en doute – et j’ai dirigé des équipes à 100 % masculines », affirme la directrice de prison France Gratton.

Karol Prévost pense la même chose. Embauchée en 1983 dans un pénitencier fédéral, elle a terminé sa carrière en 2012 comme sous-commissaire adjointe pour le Québec, un des postes les plus élevés de l’organisation. Après avoir essuyé sa part de remarques désobligeantes, elle considère que l’intégration des femmes est chose faite : « Ce n’est plus le sexe qui détermine les relations avec les collègues et les détenus, mais la personnalité. »

Stéphane Lemaire dit que son syndicat reçoit encore des plaintes d’agentes harcelées par leurs confrères. Mais l’arrivée des nouvelles générations de travailleurs et l’adoption de politiques contre le harcèlement ont nettement amélioré les conditions de travail.

« En plus, les toilettes ont maintenant des portes complètes qui se verrouillent, et les agentes enceintes ne se font plus refiler des bouts de tissus pour agrandir leurs uniformes », remarque Francine Boudreau, sourire en coin. Et les gardiennes qui attendent un enfant sont désormais réaffectées hors de la vue des détenus.

La présence des femmes combinée au changement de philosophie en prison ont fait beaucoup de bien, de l’avis de tous. Ils ont notamment forcé une révision des méthodes de travail pour qu’elles soient plus sécuritaires. « Avant, on était porté à utiliser la manière forte, et ça causait beaucoup d’accidents de travail », note Stéphane Lemaire.

« Depuis, les agents se feraient moins agresser, les prisonniers seraient moins violents entre eux et leur taux de suicide aurait baissé, dit Joane Martel, qui cite des travaux réalisés il y a 15 ans, aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni. Des données scientifiques américaines attribuent cet effet « calmant » aux styles d’interaction privilégiés par les femmes : plus d’écoute, moins de confrontation et de recours à la force. »

« Les prisonniers se confient et pleurent devant nous, alors qu’entre gars, ça joue plus souvent aux p’tits coqs », observe Marie-Christine Ross. Il faut dire qu’en général, les prisonniers sont moins agressifs physiquement avec le personnel féminin, car dans leur code, « il n’y a pas de gloire à frapper une femme », selon elle.

Ils ont moins de scrupule à les insulter, par contre. « T’as donc ben des boutons dans ‘face, ma grosse vache! » « T’as tellement engraissé, ton cul est rendu large comme la porte! »

S’ajoutent à cela les séances de masturbation quand les agentes font leur ronde. « On a droit à de méchants shows », rigole Francine Boudreau.

Tolérance zéro. « C’est la clé pour mettre un stop aux grossièretés, dit Marie-Renée Côté, qui fait un rapport dès qu’on lui manque de respect. Quand les détenus réalisent que tu n’entends pas à rire, tu deviens une « ostie d’screw » comme les autres. Une chemise bleue asexuée. »

D’autres usent de méthodes plus subtiles pour déstabiliser les filles. « Leur captivité aiguise leur sens de l’observation : ils relèvent le moindre changement de coiffure, notent la disparition d’une alliance, étudient le langage corporel », raconte Marie-Christine Ross.

Certains se servent de ces renseignements pour tenter de les séduire. Et quelques filles tombent dans le panneau – gardiennes, infirmières, intervenantes. Ces histoires finissent rarement par une marche nuptiale. Les filles perdent emploi et réputation pour un homme qui voulait les escroquer. « Et chaque fois, aux yeux de collègues, ça remet en question notre place en prison », regrette Marie-Christine.

Mélanie Dupont, 33 ans, agente de libération conditionnelle à la Montée Saint-François

Toutes les agentes affirment que le métier les a changées à jamais. Principalement parce qu’il leur fait vivre des expériences auxquelles rien ne prépare.

Marie-Renée Côté se souvient de ses premières années à Port-Cartier, un pénitencier à sécurité maximale de Québec, qui accueille son lot de délinquants sexuels. Même si elle rêvait de devenir gardienne depuis l’adolescence, elle a remis son choix en question. « Je côtoyais des détenus qui haïssent les femmes, qui nous jettent des regards à donner froid dans le dos. » Certains étaient si menaçants que le personnel féminin ne pouvait les approcher.

« T’es là, enfermée avec les détenus dans une bâtisse sans lumière, à surveiller les cellules, poursuit-elle. Tu as une arme à feu, ça sent la poudre pour les balles, et si la situation explose, tu auras vraiment à t’en servir. Ce n’est pas un film. »

Détenus retrouvés pendus ou les veines ouvertes, agressions sauvages, délires psychiatriques, prises d’otage, menaces de mort : plusieurs filles ont en tête des images qui ne les quitteront plus. Ou des sons. Par exemple, celui de la tête d’un prisonnier qui se fracasse contre le terrazzo après un plongeon du troisième étage de la prison de Bordeaux. « C’était comme une citrouille qu’on échappe », raconte Isabelle Gratton, une ex-gardienne qui s’est réorientée en 2005 à la suite d’un grave accident de travail.

« Ça rend insensible », se désole Francine Boudreau. Souvent, leur famille ne les reconnaît plus. « Je me suis perdue pendant un moment. J’étais baveuse, je sacrais beaucoup », confie-t-elle. C’est d’ailleurs un des défis du métier en tant que femme : rester soi-même. « Au début de ma carrière, on me critiquait parce que j’étais toujours bien mise, dit Marie-Renée Côté. Mais je ne voulais pas me transformer en gars. »

Bien des filles se sentent encore obligées d’en faire plus que les hommes au boulot. « Pour prouver qu’on mérite notre place », dit Francine Boudreau, qui prendra sa retraite en 2014. Elle part tout de même sans amertume, malgré les affronts subis. C’est que la prison est un environnement d’une grande richesse sur le plan humain, croit Karol Prévost. Entre autres à cause des petits miracles qui surviennent au milieu de la détresse et du désespoir. Car certains détenus arrivent à se sortir de l’abîme, un peu grâce à l’aide reçue « en dedans ».

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