Entrevues

Isabelle Blais, l’insoumise

Derrière le visage angélique de la chanteuse-comédienne se cache une âme ardente. Toujours prête à se mettre en danger.

« Rebelle », « volcanique », « marginale ». C’est comme ça que ses camarades de travail la décrivent. Lui conviendrait aussi Drôle d’animal, du nom de la chanson-titre qu’elle interprète sur le plus récent album de Caïman Fu. Isabelle Blais est décidément un hybride étonnant !

Calée dans le canapé du studio de photo, chaussée de petites bottes jaunes et vêtue d’une tunique noire à broderies, l’intéressée se prête à l’entrevue tout en picorant des framboises.

Isabelle est plus grande que je ne le croyais. Et plus jolie. Dire que jeune, elle était complexée par ses taches de rousseur et ses dents, qu’elle jugeait trop longues ! On l’a ressassé jusqu’au cliché, mais impossible d’y couper : elle est lumineuse. Son objectif dans l’existence est lui aussi d’une grande clarté : explorer sans cesse. Ailleurs. Plus loin. Autrement.

« Cette fille n’a pas d’ego. Pour qu’un projet se déroule bien, elle est prête à s’oublier complètement, rapporte la réalisatrice Lyne Charlebois, qui en a fait la tourmentée Kiki dans Borderline, en 2008. Sa réserve la rend plutôt difficile à apprivoiser. Une fois le contact établi cependant, elle est d’une infinie générosité. »

De fait. La séance photo a été longue et exigeante, mais « Isabelle s’est prêtée à tout sans se plaindre une seule fois », dit, admirative, la photographe. Elle répondra aussi à toutes mes questions sérieuses ou farfelues avec l’application de l’élève du Collège Marie-de-l’Incarnation de Trois-Rivières qu’elle a été. Quand elle dit que dans la vie elle n’a pas besoin d’attention sur elle et qu’elle est « low profile », on la croit.

Ce qui fait grimper Isabelle Blais en quelques secondes, par contre, c’est de se faire demander laquelle de ses deux passions elle garderait si elle devait faire un choix. « Est-ce qu’on demande à Véronique Cloutier de choisir entre la radio et la télévision ? » lance-t-elle en élevant un peu le ton. « J’ai toujours adoré la musique [son père joue de l’accordéon]. Chanter me permet de m’exprimer directement et les spectacles de Caïman Fu, c’est mon nanane. »

Elle a 19 ans quand elle se retrouve à Cégeps en spectacle : « Une participante pour qui l’originalité demeure un critère prioritaire », écrit-on dans Le Devoir. « Pour être original, ce l’était ! Je récitais des bouts de texte de L’avalée des avalés, de Réjean Ducharme, je dansais de la claquette et je chantais sur la musique de Peter Gabriel ! Je ne comprends pas qu’on m’ait sélectionnée. C’était n’importe quoi », se rappelle-t-elle, presque gênée.

C’était elle tout craché. La jeune performeuse de l’époque, qui tripait sur « le culot de Madonna et la folie de Cindy Lauper », portait en germe la fougueuse parolière et chanteuse de Caïman Fu – au son « ni trop pop ni totalement bizarre », comme elle dit – qu’elle a intégré il y a 10 ans. Et annonçait la libre comédienne qu’on a vue, depuis, dans une douzaine de pièces, une dizaine de téléséries et une quinzaine de films auxquels s’ajoute ce mois-ci Le baiser du barbu, d’Yves Pelletier.

Fille d’un ingénieur et d’une enseignante, aînée de trois enfants, elle a toujours su qu’elle serait comédienne ou chanteuse. Ou coiffeuse. « Mais cette ambition, je n’avais pas le talent pour la soutenir », confesse-t-elle. Son instinct était bon. En témoigne sa collection de prix et de nominations aux Jutra, Masques et autres Génie. 

« C’est son terrain de jeu naturel. Elle y est totalement dans son élément », atteste la directrice artistique du TNM, Lorraine Pintal, qui l’a fait monter sur les planches dans Les sorcières de Salem en 1998 après l’avoir vue dans la production des finissants du Conservatoire d’art dramatique de Montréal. « On aurait dit qu’elle jouait depuis 10 ans. Elle m’avait soufflée. »

Sa blondeur annonce la douceur. Erreur, avertit Lorraine Pintal. « Je compare Isabelle à l’actrice Jessica Lange : son apparence fragile cache une nature volcanique. » Elle est tout sauf soumise, renchérit la metteure en scène Martine Beaulne, qui lui a offert son tout premier premier rôle en 1999 dans Roméo et Juliette. « Elle avait sa vision du personnage et elle défendait ses idées. Malgré sa jeunesse, il émanait d’elle autant d’autorité que de vulnérabilité. »

Un aplomb qui ne s’est pas démenti. En 2003, alors qu’elle jouait sous la direction de George Clooney dans A Dangerous Mind, n’a-t-elle pas suggéré à la star de modifier la scène de 15 secondes où elle apparaissait (éclater en sanglots plutôt que de gifler son partenaire) pour la rendre plus crédible ? Il a acquiescé. Et gardé la scène au montage.

En Isabelle, la glace et le feu cohabitent, estime Lyne Charlebois : « D’un rôle à l’autre, elle n’est jamais la même. » Impudique dans Borderline, bêcheuse dans Québec-Montréal, banlieusarde coincée dans C.A., la comédienne sera l’effacée Vicky dans Le baiser du barbu. C’est l’histoire d’un comédien (David Savard) qui se laisse pousser la barbe pour un rôle et qui, du coup, commence à connaître le succès. Sa blonde, Vicky, réagit de façon étrange à la nouvelle lubie de son chum… « J’ai souvent incarné des filles avec du caractère, un sale caractère, même ! Vicky, elle, n’en a tout simplement pas. C’est nouveau pour moi. Donc, c’est parfait. »

Le résultat final du Baiser du barbu lui plaît. « Pour le temps de tournage qu’on a eu, ça tient du miracle. Tourner un film au Québec, c’est casse-gueule. Il faut se contenter d’aller au plus court », regrette la perfectionniste.

Elle regimbe quand elle ne peut aller au bout de la création. Le guitariste de Caïman Fu, Nicolas Grimard, en sait quelque chose. « On peut compter sur elle pour aller au fond des choses. Avant d’arriver à un résultat, Isabelle se pose des tonnes de questions », dit celui qui la connaît depuis l’adolescence.

Au début, Isabelle ne se donnait pas le droit d’écrire. « Je faisais du Jorane avant la vraie ! Je chantais dans une langue imaginée. » Il lui a fallu du temps et beaucoup de courage avant qu’elle ose lire ses poèmes devant les gars du groupe : « Cela a été douloureux. J’avais l’impression d’être complètement dévoilée. Écorchée vive. »

Depuis, elle persiste et signe en puisant dans son monde intérieur. « J’entre facilement dans ma bulle. Petite, j’ai souvent fait pester ma mère : elle me parlait et je ne l’entendais pas. » Mais plus on vieillit, plus on se juge. Et plus on se juge, plus on se censure. « Je lutte contre ça. Je fais des exercices pour me reconnecter à ma spontanéité : par exemple, écrire sans lever mon crayon, d’un jet, comme ça vient. Mais j’ai beaucoup, beaucoup de misère. » Rires.

Une chose, par contre, coule de source : s’exprimer dans sa langue maternelle. « Le français n’est peut-être pas la voie de prédilection du rock, mais je m’entête à le faire “sonner”. C’est ma langue et j’y tiens. » Pourtant, elle avoue s’abandonner davantage quand elle écrit en anglais. « Peut-être est-ce plus facile de se livrer dans des mots étrangers… »

Et que dit-elle ? Son message est délibérément optimiste. « Oui, le monde va mal, mais ne prenons pas la vie trop au sérieux. »

Caïman Fu pratique un rock festif. C’est sa façon de lutter contre la morosité ambiante. Des spectateurs de tous âges viennent d’ailleurs remercier Isabelle de leur avoir requinqué le moral. « Dans ces moments, j’ai l’impression de ne pas créer dans le vide. »

Elle avale la dernière framboise. Fait une pause, le temps de formuler une réflexion qui lui tient à cœur : « On vit dans une société écrasante qui nous commande d’être en forme, de bonne humeur, intelligent, parfait. Et raisonnable ! Mais tout le monde a besoin de lâcher son fou. Autrement, on accumule et, un jour, bang ! tout éclate. Avec Caïman Fu, je libère cette énergie première. »

Le jeu lui est tout autant salutaire. « Grâce à mon métier, je n’ai pas besoin de thérapie… Il y a quelques années, j’ai incarné Ophélie dans Hamlet. Elle est folle ! Pour l’interpréter, j’ai puisé dans ma propre douleur. Ça m’a purgée de tout mon méchant. Jouer me nettoie l’âme. »

Isabelle Blais a la trentaine heureuse. « J’ai refusé quelques projets qui ne m’allumaient pas. Je peux me permettre d’attendre quelques mois, alors ça ne m’angoisse pas. Pour l’instant… » Elle en profite pour gratter la guitare, histoire d’« en jouer un jour sur scène ». Et pour écrire.

Et puis, il y a 15 mois, elle est devenue la maman de Lewis (dont le père est le directeur photo John Ashmore, son compagnon depuis 13 ans). L’arrivée du petit agit sur elle comme un catalyseur. « J’ai 35 ans. Je n’ai plus de temps à perdre. Si je veux faire quelque chose, c’est maintenant. »

Le mot « défi » est revenu 26 fois durant l’entrevue. Isabelle Blais veut vivre sans parachute et sans billet de retour. « Je ne veux plus mettre de frein à ma liberté. Mieux connaître mes forces et mes faiblesses, oui. M’assagir ? Jamais. Qu’est-ce que ça donnerait ? »

CE QUI ALLUME ISABELLE

Un livre : Kafka sur le rivage, parHaruki Murakami, écrivain japonais né en 1949 – publié chez Belfond. Pour le mystère et la fantaisie.

Un disque : Throw Down Your Arms, de l’Irlandaise Sinéad O’Connor. Du reggae pour un monde meilleur.

Un film : What Ever Happened to Baby Jane ?, de Robert Aldrich (1962). Avec Bette Davis et Joan Crawford. Quelles performances d’actrices !

Un artiste visuel : Meredith Dittmar, une Américaine qui mêle allègrement graphisme et sculpture dans ses œuvres. Je viens de la découvrir et j’aime son imaginaire.

Un pays : Le Québec – ah c’est vrai ! Ce n’est pas encore un pays !

Un plat : Le poulet Mumtaz, mariné dans le yogourt et assaisonné au cumin, à la coriandre et à la cardamome (la cuisine indienne, c’est la meilleure du monde !)

Un lieu de prédilection pour écrire : Dans le bois… les idées peuvent y circuler.

Un homme ou une femme (vivant ou décédé) qui t’inspire : Marilyn Monroe, c’est une icône fascinante.

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