Culture

Isabelle Boulay: secrets de famille

Entrevue-fleuve avec l’artiste à la tignasse fauve qui parle avec une franchise qui décoiffe.

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On est arrivés au rendez-vous en même temps, moi en taxi, elle à pied. De bon matin dans cette rue déserte du quartier montréalais Pointe-Saint-Charles, Isabelle Boulay transportait un grand machin aussi haut qu’elle d’une valeur d’un million. En fait, il s’agissait d’un énorme cadre-hommage (avec un exemplaire de chacun de ses 13 albums) soulignant le million de disques qu’elle a vendus au Canada. La chanteuse l’avait reçu la veille à l’émission d’Éric Salvail. « Ça s’est terminé tard, je suis revenue chez moi à minuit. Depuis que je suis maman, je ne suis plus habituée à me coucher à ces heures-là. »

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Sur scène, sa deuxième maison

Je les ai rejoints, son heureux fardeau et elle, à la porte d’un endroit accessible « sur invitation seulement ». Club privé ? Plutôt une ancienne salle de billard transformée en loft, à deux minutes de la maison qu’elle partage avec Marc-André et Marcus, respectivement conjoint et enfant. « Je dis que c’est ma garçonnière, et ça fait toujours rire. » Surtout quand on lit la définition du mot dans Le Petit Robert : « Petit appartement de célibataire, servant souvent de lieu de rendez-vous (cf. -familier, Baisodrome). » « Les gars ont un endroit à eux et c’est normal, une femme revendique un lieu à elle et c’est curieux. Même quand je vivais seule, j’avais besoin d’un espace hors de chez moi, un espace de réclusion, de création, de débordement. » C’est là qu’elle et son équipe ont fait la préproduction de son dernier spectacle, pour l’album Merci Serge Reggiani. Là aussi qu’elle organise ses soupers de filles. « Quiconque veut partager ma vie doit comprendre que ce besoin est pour moi essentiel. J’avais lu une entrevue avec Nancy Huston, une auteure que j’apprécie beaucoup, et elle disait avoir un espace où son mari et ses enfants ne venaient jamais. Je comprenais très bien. »

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Avec l’un de ses 18 Félix remportés en carrière, au Gala de l’ADISQ de 2008.

Pendant qu’elle me préparait un excellent latte, j’ai fouiné sans en avoir l’air. Coup d’œil dans la bibliothèque. Fort bien garnie et, outre Huston, plutôt classique et d’un goût sûr, les titres allant de Romain Gary à Douglas Kennedy. Sur le mur d’en face, à la droite du lit, une étagère où se serrent un peloton de Félix montant la garde : Isabelle en a remporté 18, plus 2 Victoires, leurs cousines françaises, et une armada d’autres statuettes et de disques d’or, d’argent, de platine et de diamant. Où diable accrochera-t-elle son nouveau trophée ? Si un million de ses albums ont trouvé preneur au pays depuis les débuts de sa carrière, elle a vendu près d’un million et demi d’exemplaires uniquement en France d’un seul opus, Mieux qu’ici-bas, en 2000. Ne l’oublions pas : la femme occupée à jouer la barista pour moi est dans l’Hexagone une star. Du genre à qui Christian Lacroix, célèbre nom de la haute couture parisienne, ouvre la porte de son atelier en lançant : « Mademoiselle Boulay, prenez ce que vous voulez. » De celles qui sont accompagnées d’un garde du corps quand elles vont à Disneyland Paris.

Elle s’assoit sur une chaise berçante, ce qui lui rappelle son enfance gaspésienne, « quand je grimpais sur les genoux de ma mère pour qu’elle me raconte des histoires ». Le passé, avec Isabelle, n’est jamais dépassé. Il a sa place, elle l’évoque souvent, pour mesurer le chemin parcouru. Pour ne rien oublier aussi : le hameau de Sainte-Félicité des années 1970-1980, le bar de son père, où elle poussait la note sans fausser, debout sur le juke-box, ses rêves d’ailleurs un peu fous, les légendes amérindiennes qui l’ont fascinée. Et, surtout, surtout, cette constellation de femmes fortes, fragiles, meurtries, déçues par la vie, nimbées de mystère, qui l’ont couvée, formée et tant aimée… Comme elle le disait récemment à un journaliste du quotidien français Le Parisien, qui avait fait le voyage à Montréal pour l’interviewer : « Je viens de loin. »

Émilia Perron

« Ma grand-mère paternelle est la personne qui m’a le plus marquée. Après avoir fait interner son mari – il était sans doute bipolaire, mais on ne savait pas ce que c’était à l’époque –, elle a repris son nom de jeune fille. Elle me tenait la main comme ça, entre le pouce et l’index, et me disait : “J’espère que tu feras pas comme nous autres, il faut que t’aies un métier, ne te fais pas vivre par un homme. Et s’il faut que tu partes d’ici, tu partiras.” J’avais deux, trois ans, ça influence forcément, même si tu n’y penses pas tous les jours. Quand j’étais un peu plus vieille, elle me chantait une chanson western de Paul Brunelle, Le destin cruel : “C’est l’histoire d’une jeune fille qui n’avait que ses 16 ans / Qui partit pour la grande ville malgré tous ses bons parents / Regardant sa pauvre mère qui pleurait comme une enfant / Ainsi que son pauvre père, elle partit en sifflotant…” Et je me suis rendu compte plus tard que moi aussi j’ai quitté la maison familiale à 16 ans pour aller vivre à Québec avec ma tante, même si j’ai fait de la peine à ma mère en partant aussi jeune. »

Adrienne

Isabelle parle souvent de ses tantes – Sylvie, sœur de sa mère, est l’une des nounous de Marcus –, mais Adrienne se distingue. En 2007, sur l’album (bien nommé) De retour à la source, une chanson composée par Luc De Larochellière lui rend d’ailleurs hommage et porte son prénom. « Elle vivait avec sa mère, et j’ai reçu de cette “vieille fille” un amour digne de celui d’une mère. Jamais mariée, Adrienne n’avait pas d’homme dans sa vie, enfin, elle n’en parlait pas. Pourtant, elle les adorait et allait danser après la messe. Un jour, j’avais 12 ans, je lui ai demandé à qui elle pensait quand elle écoutait l’un de ses airs préférés, Un amour qui ne veut pas mourir. Elle m’a regardée et m’a dit : “Bon, t’es plus un bébé, je vais te le dire.” Elle était tombée enceinte jeune et avait été obligée de donner son fils en adoption. »

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En duo avec Dolly Parton, à Nashville.

Dolly Parton

J’étais averti. « Je pleure chaque fois que je raconte cette histoire. » Elle n’a pas menti : de ses yeux, vite humides, ont coulé quelques larmes, aussi vite essuyées. En 2011, pour l’album Les grands espaces, Isabelle mariait sa voix à celle de Dolly Parton sur la superbe True Blue. La rencontre a eu lieu à Nashville, où niche l’icône country. « Dans l’avion qui m’emmenait là-bas, je l’imaginais portant un petit ensemble de jogging relax mais avec une camisole à paillettes et dorures, et des mules aux pieds. Je ne m’étais pas trompée. Elle était tellement belle, avec sa perruque, sa peau diaphane, très maquillée. À côté d’elle, j’avais l’air d’une morte en vacances. Et j’ai commencé à pleurer : tant de choses me sont venues à l’esprit. Dolly était la chanteuse préférée de ma grand-mère Émilia et ce qu’elle attendait de moi s’était accompli au-delà de toute mesure. Ce moment a été un tournant dans ma vie. J’ai compris que j’avais intégré tout ce que les femmes de ma famille m’avaient appris, j’avais répondu à leur commande. J’avais brisé la chaîne. »

Emanuele Scorcelletti

À un mur de sa garçonnière est suspendue une photo noir et blanc extraordinaire d’Isabelle – un peu pin-up mais très classe, qui rappelle Sophia Loren –, signée Emanuele Scorcelletti. Ce nom ne vous dit sûrement rien, mais tapez-le dans Google et voyez Sharon Stone et Charlize Theron apparaître. Isabelle, fan de Studio magazine, revue de cinéma pour laquelle Scorcelletti immortalisait les actrices les plus en vue, connaissait ce nom. Et le jour où il a téléphoné à sa maison de disques française, voilà 10 ans, pour la photographier, elle était certaine qu’il y avait erreur. « Il s’était trompé de fille ou c’était une blague. » Et pourtant non. « On est allés en Corse, à Veru, et la séance a eu lieu dans une chambre minuscule. » La photo, qui n’a jamais été publiée car Scorcelletti l’avait prise pour son propre plaisir, a accumulé la poussière pendant des années. Jusqu’à ce que la chanteuse la retrouve par hasard, et l’accroche pour ses 40 ans. Personne n’aime prendre de l’âge, Isabelle Boulay non plus, et elle avoue avoir déjà consulté un chirurgien esthétique, sans être passée sous le bistouri. « J’ai peur de ne plus pouvoir m’arrêter si je commence », dit-elle en pouffant. Puis, intense : « La jeunesse éternelle existe : elle est dans le regard. Quand Juliette Gréco a fait l’Olympia, je suis allée la voir dans sa loge. Je lui ai demandé : “Est-ce que je peux tenir vos mains dans les miennes ? Vous avez la jeunesse éternelle.” À 87 ans, Juliette a encore le regard brillant. Pour moi, voilà une femme libre, tellement affranchie, quelqu’un à qui j’espère ressembler. » Plus tard…

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Avec son conjoint, le producteur télé Marc-André Chicoine, en 2008, deux mois avant son accouchement.

Marcus

Quand elle a eu son fils, en 2008, Isabelle a voulu restreindre ses activités, se concentrer sur sa carrière ici, espacer les allers-retours en Europe. Elle a même pensé un temps laisser tomber la France… mais elle s’est ravisée. « J’aurais eu tort de le faire. J’aurais eu aussi beaucoup de regrets et, des regrets, je n’en veux pas dans ma vie. De plus, j’aimerais bien que Marcus puisse passer une année scolaire complète à Paris. » Je n’ai pas aperçu de photo de son fils chez elle et on ne l’a jamais vu en public officiellement. Sauf… une fois, alors qu’il n’avait qu’un an, dans le vidéoclip Chanson pour les mois d’hiver. « Oui, c’est étonnant, et ça n’arrivera plus. C’est Alain Chicoine, mon beau-frère, qui a réalisé le clip. Ma mère m’appelait : “Isabelle, les gens disent que si tu veux pas montrer ton garçon, c’est qu’il a peut-être quelque chose…” J’aurais pu faire une séance de photos avec lui sans qu’on distingue son visage, mais je préférais cette manière de le présenter en mouvement. Ceux qui veulent le voir, il est là. »

Christian Lacroix

Dans la publicité télé tournée pour la friperie Renaissance, Isabelle se défait d’une robe qu’elle portait, raconte-t-elle, quand elle a rencontré Johnny Hallyday, qu’elle avait pour ses passages à l’Olympia… Est-ce bien vrai ? « Oui. Un jour, quelqu’un va la trouver. » Vêtements, accessoires, souliers, meubles : Isabelle en donne beaucoup, parce qu’elle en achète beaucoup. Trop ? Avant, oui. « C’étaient des achats compensatoires. Je ne me rendais pas compte que je n’étais pas bien ; il ne faut pas l’être pour en acheter autant. Je le confesse. Ça m’a soignée, mais ça m’a coûté cher. » À une certaine époque, sa famille a vécu de l’aide sociale ; Isabelle fantasmait sur « un set de chambre neuf » pendant que sa mère fabriquait ses vêtements, « pour que je me sente comme les autres à l’école ». Alors, quand le designer français Christian Lacroix lui a offert de l’habiller pour la scène, elle ne touchait plus terre. « Il m’offrait des modèles de défilé – que j’ai toujours – ajustés à ma taille, 4 pieds 11 pouces et demi. J’ai déjà mesuré et trois quarts. Je commence déjà à refouler [rires]. Je me fais souvent dire que je me couvre trop. C’est de la pudeur, une conséquence du rapport que j’ai avec mon corps, et ça ne date pas d’hier. Si j’avais celui de Céline Dion, j’en mettrais des jupes courtes. Je montre ce que j’ai envie de montrer. J’ai de très beaux pieds. »

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Yoan, grand gagnant de l’émission La voix, au printemps dernier.

Yoan

En avril dernier, c’est un chanteur marrainé par Isabelle qui a remporté le concours La voix. Le choix de Yoan, 19 ans, a fait jaser toute la province. « Quand on se lance dans une aventure comme celle-là, on doit avoir les pieds bien vissés au plancher. Moi, à 18 ans, après avoir gagné le Festival de la chanson de Granby, je suis venue vivre à Montréal et j’ai fait une dépression nerveuse. Et je n’ai pas été exposée de la même manière que Yoan. » Au lendemain de sa victoire, il était avec Isabelle – qui n’est pas très active tant sur Twitter que sur Facebook – et il lui a montré un commentaire reçu sur les réseaux sociaux. « C’était une phrase assassine, épouvantable. Je lui ai demandé : “Qu’est-ce que ça te fait ?” Et lui de me répondre : “Tu sais, personne ne fait l’unanimité.” Ce gars-là est fondamentalement humble, sûr de lui, aimé de ses parents ; il a le cœur sur la main. Une voix, c’est un cadeau du ciel. Après, c’est ton entourage qui fait la différence, comment on t’aime, on t’aide, on te considère. » Yoan prépare un disque sur lequel il y aura, surprise, un duo avec Isabelle. « Il me l’a demandé. Avec lui, je chanterais n’importe quoi. Il le mérite. » Grand sourire, et pas l’ombre d’une parcelle d’un début de prétention. La simplicité, c’est ce qu’elle a de plus beau. Avec sa voix, bien sûr. Et ses pieds. 

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