Société

L’Avenue prometteuse, un centre d’hébergement pour sortir de la prostitution

À Québec, La Maison de Marthe ouvre ses portes aux femmes qui veulent quitter la prostitution. Son service d’hébergement, l’Avenue prometteuse, est le premier du genre dans la province. Un lieu de passage qui permet à des laissées-pour-compte de se reconstruire, de se redéfinir et de rebondir.

De l’extérieur, nul ne pourrait se douter de la bonne humeur qui anime cet immeuble anonyme du quartier Saint-Sauveur, à Québec. À l’intérieur, La Maison de Marthe est baignée d’une douce lumière. Dès qu’elle m’aperçoit, Annie sort de sa cuisine pour me saluer. Elle vient de déposer sur l’immense îlot des biscuits au chocolat directement sortis du four. Dans un élan spontané, elle m’en offre un avec un regard complice.

Devant moi, un escalier mène à l’étage. C’est là que se trouve le service d’hébergement l’Avenue prometteuse. Le lieu a été prévu pour des résidantes particulières : les femmes qui ont vécu de la prostitution et qui veulent tourner la page. On y trouve six chambres meublées confortables, une salle de bains et une cuisinette. Cette ressource, la première du genre au Québec, a été inaugurée en février 2022. Signe des besoins criants : à peine un mois plus tard, l’organisme affichait complet.

Myriam*, première occupante de l’Avenue prometteuse, est arrivée le jour même de l’ouverture. La jeune femme à la longue chevelure brune et aux yeux bleus a travaillé comme escorte pour une agence pendant sept ans. Sept années pendant lesquelles elle gagnait des milliers de dollars par semaine, qu’elle flambait aussitôt – restos luxueux, vêtements griffés, bijoux, alcool, marijuana –, au point que, à la fin de chaque mois, son compte bancaire était complètement vide. À 30 ans, Myriam réalise qu’elle est prise dans un cercle vicieux.

Le point de bascule est atteint lorsqu’elle est agressée par un client. « Toutes les femmes qui exercent ce métier le sont à un moment ou à un autre », souffle-t-elle. Ébranlée, elle se tourne vers le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), qui l’informe du projet d’hébergement de La Maison de Marthe. Elle cogne à la porte de l’organisme avant même la fin des travaux d’aménagement.

Car Myriam savait qu’elle avait besoin de soutien et de bienveillance pour mettre un point final à sa vie d’escorte. « Les premières semaines à l’Avenue prometteuse sont les plus difficiles, parce que nos erreurs nous rattrapent. On prend conscience d’un tas de choses. On a vraiment besoin de repos. Par la suite, on se sent plus à l’aise, accueillies, soutenues. Il n’y a pas de jugement et on commence à sortir du mode survie pour entrer dans celui de l’accomplissement », dit-elle avec franchise.

Une réalité complexe

Il est difficile d’évaluer l’ampleur du phénomène de la prostitution à Québec, tant il est complexe et tabou. Ni les organismes présents sur le terrain ni le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) ne sont en mesure de fournir des chiffres. « Étant donné que l’offre de services sexuels n’est plus criminalisée depuis 2014, les appels relatifs à cette “problématique” ont beaucoup diminué. Et pour ne pas stigmatiser les personnes, nous ne répertorions pas de données statistiques par rapport à leur statut », explique Marie-Pier Rivard, agente aux communications du SPVQ.

Mais une chose est certaine : la prostitution demeure une réalité bien présente, et sous plusieurs formes. C’est ce que constate Annie Fontaine, professeure agrégée à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval. « Il y a encore de la prostitution de rue à Québec, bien que ce soit beaucoup moins visible qu’à d’autres époques. En parallèle, le web a pris beaucoup d’importance dans l’offre de services sexuels et la recherche d’une clientèle », précise-t-elle.

Un élan du cœur

Pour lancer son projet-pilote d’hébergement, La Maison de Marthe a bénéficié d’une subvention de 950 000 $ sur cinq ans du ministère fédéral des Femmes et de l’Égalité des genres.

C’est ce qui permet à l’Avenue prometteuse de proposer des séjours gratuits, dont la durée dépend du temps nécessaire aux femmes pour reprendre la maîtrise de leur vie. Jusqu’à présent, ils ont varié de 7 à 157 jours. Myriam y est restée six mois.

Fondée par l’anthropologue Rose Dufour en 2006, dans un modeste local au sous-sol de l’église Saint-Roch, à Québec, La Maison de Marthe a une seule mission : aider les femmes à s’extraire de la prostitution. « Elle a mis en relation des femmes qui voulaient en soutenir d’autres. Un élan du cœur ! » témoigne Ginette Massé, qui a pris le relais à la direction en 2017.

Dès les premiers mois de son mandat, celle-ci a constaté la nécessité de créer un refuge pour faciliter cette période de transition. « Les survivantes [NDLR : d’anciennes victimes d’exploitation sexuelle] le disaient : avoir un lieu où se poser rendrait leur cheminement beaucoup moins difficile », relate Pascaline Lebrun, coordonnatrice à l’intervention et responsable de l’hébergement.

Car celles qui tentent de s’en sortir se trouvent trop souvent dans une grande précarité financière. « Elles ne sont pas dans la rue, mais elles n’ont pas d’adresse et n’ont plus d’argent, poursuit Pascaline Lebrun. Elles se débrouillent pour avoir un toit en restant chez un ami en échange de services sexuels, ou bien elles dorment dans leur voiture. »

D’où l’importance d’un lieu comme l’Avenue prometteuse. Mais n’y entre pas qui veut. « La personne doit avoir fait un cheminement quant à son désir de changer de vie et admettre ses dépendances et ses difficultés », dit la coordonnatrice.

Les femmes qui consomment de la drogue ou de l’alcool et celles qui souffrent de problèmes de santé mentale non traités n’y sont malheureusement pas admises. Parce que l’équipe craint que leur présence déstabilise les autres. Et parce qu’il n’y a pas de personnel médical sur place pour les accompagner dans leur sevrage.

Redonner le pouvoir aux femmes

Myriam a la voix posée des personnes en paix avec elles-mêmes. « Je me suis beaucoup demandé ce qui m’avait poussée dans cette voie-là. Il n’y a pas de réponse, et c’est ce que j’apprends à accepter. On a fait ce choix qui n’en était pas vraiment un. En se retrouvant entre nous, avec les intervenantes, sans aucun jugement, j’ai pu lâcher prise sur ces questions. Personnellement, c’est ce qui m’a fait le plus de bien. Et avec trois repas par jour et un sommeil réparateur, j’ai commencé à mettre mon énergie sur ma reconstruction », évoque-t-elle.

Aujourd’hui, elle vit avec son copain, loin de la violence et des abus de toutes sortes. Elle étudie en criminologie à temps plein. « J’aspire à travailler en intervention. Ce qu’on m’a donné là-bas, c’est tellement précieux. J’ai envie de pouvoir faire de même pour d’autres. »

La solidarité ressentie à l’Avenue prometteuse a eu une nette influence sur le parcours de Myriam. Ça, et l’horaire régulier mis en place par l’organisme. Chaque jour, des ateliers obligatoires ont lieu au sous-sol de l’immeuble. De l’art-thérapie à l’appropriation de sa sexualité en passant par la redécouverte de son corps, les femmes participent à des discussions de groupe pour rebâtir leur estime de soi. « Nous avons une approche féministe structurante et encadrons les femmes afin de leur redonner les pleins pouvoirs sur leur vie », fait valoir Ginette Massé.

Des périodes de temps libre leur permettent ensuite de prendre soin d’elles. Certaines en profitent pour aller chez le dentiste ou consulter un psychologue.

Le lundi après-midi, un organisme partenaire vient offrir des formations, sur la gestion du budget ou la cyberdépendance, par exemple. Le vendredi, c’est soirée cinéma, et le dimanche, les résidantes se rassemblent autour d’un brunch.

Cette routine contribue à redonner une structure à des femmes qui ont vécu coupées du monde et qui doivent réapprendre à avoir de saines habitudes, selon Pascaline Lebrun. « On leur offre l’espace pour que leur passage chez nous fournisse un sens à leur vie », ajoute-t-elle.

Des victoires fragiles

La Maison de Marthe souhaite voir d’autres initiatives du genre émerger dans la province. Pascaline Lebrun s’astreint donc à tout noter, tout analyser. « L’idée est d’évaluer le travail que nous faisons ici. Avons-nous des répercussions ? Si oui, lesquelles ? » L’objectif : outiller les organismes qui voudraient reproduire ce modèle.

Les succès, l’équipe en est cons ciente, sont toujours fragiles. « Il y a des femmes ici qui sont très abîmées par la vie, toujours tentées par la consommation. Leurs amis, ce sont d’autres prostituées, des pimps … Même si elles désirent s’en sortir, la marche est trop haute », se désole Pascaline Lebrun.

Annie Fontaine, de l’Université Laval, le confirme. En raison de dynamiques de séduction ou de valorisation à l’intérieur des circuits prostitutionnels, « certaines personnes ne peuvent pas s’imaginer vivre autre chose, malgré les formes de violence subies », dit-elle.

C’est pourquoi, malgré cette main tendue, quelques-unes abandonnent. À l’Avenue prometteuse, le cas d’une pensionnaire qui est retournée dans le milieu après avoir achevé son sevrage a marqué les mémoires. « On a dû mettre fin à son hébergement, dit Pascaline Lebrun, peinée. Et depuis, elle s’est rendu compte qu’elle a perdu une rare occasion. Elle voit son intervenante en service externe tous les deux jours, maintenant. »

La gorge nouée, l’intervenante fait une pause avant de continuer. « Mes collègues et moi, on est aussi témoins de la résilience et du courage des femmes hébergées ici. Chaque jour, on constate leurs progrès. Elles soutiennent le regard des autres, se tiennent plus droites, s’affirment avec fierté. Ce sont elles, maintenant, qui décident de quoi sera fait demain. »

* Myriam est un nom d’emprunt. La personne interviewée dans ce reportage a requis l’anonymat, que nous lui avons accordé.


50

Nombre de femmes qui ont bénéficié des services d’accompagnement de La Maison de Marthe en 2021-2022

35 ans

Âge moyen des femmes qui ont séjourné à l’Avenue prometteuse

14 ans

Âge moyen des femmes qui commencent à se prostituer au Canada 2,6 millions Nombre de transactions liées à la prostitution par année au Québec, selon une évaluation prudente.

Sources : La Maison de Marthe, Service Canadien  de renseignements criminels, Service du renseignement criminel du Québec.


Deux visions sur la prostitution

La Maison de Marthe se définit comme abolitionniste, c’est-à-dire qu’elle considère toutes les femmes qui vendent leurs services sexuels comme des victimes d’un système d’exploitation. Cette vision n’est pas partagée par toutes les féministes, ni par tous les groupes communautaires. L’organisme montréalais Stella, par exemple, estime que la prostitution peut faire l’objet d’un choix, et milite plutôt pour assurer des conditions de travail sécuritaires et dignes aux femmes qui se prostituent, ainsi que pour décriminaliser leur occupation. À Québec, le Projet L.U.N.E. (Libres, Unies, Nuancées, Ensemble) a vu le jour en 2007, notamment grâce à la contribution de travailleuses du sexe. Là aussi, l’accent est mis sur l’autonomisation des femmes et la sensibilisation au « sécurisexe », sans qu’on tente toutefois de changer leur mode de vie. L’organisme compte en outre deux sites d’hébergement totalisant 20 lits.

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