Société

La prostitution, «une machine à broyer les femmes»

Ça fait 10 ans qu’Ève Lamont documente l’univers implacable de la prostitution. Dans Le commerce du sexe, elle démonte les rouages d’une industrie qui génère des milliards sur le dos des femmes. Entretien avec une cinéaste engagée et intarissable sur le sujet.

Photo: Office national du film du Canada

Photo: Office national du film du Canada

Votre documentaire coup-de-poing démontre en quoi la prostitution s’apparente à l’esclavage des temps modernes. Les femmes ne s’y adonneraient donc pas par choix ?

La plupart des femmes qui se prostituent – j’en ai rencontré plus d’une centaine – disent que c’est leur choix. En réalité elles sont victimes. Elles ont perdu toute estime de soi à force de se faire dénigrer et humilier. Elles ont fait ce « choix » dans des circonstances malheureuses. Ça leur prend beaucoup de recul pour réaliser qu’elles sont exploitées. Et même quand elles se rendent à l’évidence, elles vont rarement se définir comme des victimes. Or être victime, c’est un état de fait, pas un trait de caractère.

Votre discours va carrément à l’encontre de celui en faveur de la liberté de choix des « travailleuses du sexe » !
L’expression « travailleuse du sexe » est une invention du lobby du travail du sexe. Toutes celles qui gravitent dans ce milieu vous le diront : cette appellation ne leur donne aucun pouvoir. La prostitution est une activité temporaire. Aucune femme n’a envie que sa fille fasse pareil. Elles sont résignées, « je suis juste bonne à ça, je ne mérite pas mieux ». Il faut voir cette affaire pour ce qu’elle est réellement : une industrie profondément sexiste, raciste, colonialiste, qui s’est développée à l’échelle planétaire grâce à la mondialisation des marchés et à Internet, et liée à la traite des personnes et au crime organisé – 98 % des victimes de la traite aux fins de prostitution sont des femmes et des filles. Elles sont au nombre de 4,5 millions dans le monde (source : Organisation internationale du travail). C’est une machine à broyer les femmes.

Qui sont ces filles qui se font ainsi piéger ?
Elles commencent en général à se prostituer vers 14 ou 15 ans dans un salon de massage, une agence d’escortes, un bar de danseuses. Elles se font appâter avec de fausses promesses d’argent facile, vite fait. Toutes ou presque présentent une faille – agression, inceste, abandon, difficultés familiales ou scolaires… Parmi elles, on trouve des mineures en fugue, des toxicomanes, des autochtones, des migrantes… Ou encore des filles sans histoire, séduites par le chant des sirènes. Peu importe comment elles sont arrivées là, c’est très dur d’en sortir.

Comment les attire-t-on ?
Le recrutement se fait à travers les amis et les réseaux sociaux, dans les bars, les écoles (publiques comme privées), les centres

Photo: Office national du film du Canada

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jeunesse. Le proxénète va user de ses charmes pour amener la fille à commercialiser son corps. C’est insidieux. Il commence par l’inonder d’amour, de cadeaux, de promesses, « tu es la femme de ma vie, on va se marier, avoir une maison ». Il la courtise avec sa voiture de luxe, prétend être un homme d’affaires ou je ne sais quoi. À un moment donné, il dit avoir des soucis financiers, « peux-tu m’aider ? ». Mais avant, il l’aura amenée dans des bars de danseuses en lui susurrant : « Tu es la plus belle, tu pourrais faire autant d’argent qu’elles. »

À partir de quand devient-on une marchandise ?
Bonne question. Il n’existe pas de « code-barres ». Mais le proxénète qui décrit la fille dans les petites annonces comme « Samantha, super cochonne, te fera monter au huitième ciel » la considère forcément comme une marchandise. Il lui enlève toute humanité. À la racine de ce système d’exploitation se trouve le client. S’il n’y avait pas de demande, il n’y aurait pas de prostitution.
En 1999, la Suède a adopté une loi abolitionniste qui pénalise la demande (les femmes ne sont pas criminalisées). D’autres pays nordiques ont suivi – la Finlande en 2006, la Norvège et l’Islande en 2009. La demande s’est tarie et le nombre de prostituées a diminué, de même que la traite à des fins sexuelles. Ici, la loi C-36 pénalise le client et interdit de s’annoncer par des tiers – proxénètes et tenanciers. Mais elle n’est pas appliquée. Les bars de danseuses, les salons de massage et les agences d’escortes prolifèrent allègrement. C’est toléré.

Sachant qu’une fille peut rapporter jusqu’à 100 000 $ par année, à qui profite cette manne ?
Je les appelle la « Sainte Trinité » : les clients, les proxénètes et les propriétaires d’établissements. Ce sont eux qui tirent les ficelles. Les femmes, elles, n’en sortent jamais gagnantes, même les escortes de luxe qui génèrent pourtant des milliers de dollars. Elles repartent endettées, complètement détruites et en choc post-traumatique.

De tout ce que vous avez vu et entendu, qu’est-ce qui vous a le plus bouleversée ?
La déshumanisation. Le corps ne se marchande pas. On est son corps. On ne peut pas s’en déconnecter pour l’utiliser comme un outil. J’ai entendu des choses d’une tristesse infinie. Ce qui m’écœure, c’est le mensonge du lobby protravail du sexe. Ces militants – des gens qui vivent souvent dans de bonnes conditions – prétendent représenter des filles qui n’ont jamais signé de « cartes de membre ». D’ailleurs, elles ne se reconnaissent pas en eux. Et le lobby ne veut pas les entendre. Dès qu’elles osent critiquer le milieu, elles se font insulter et intimider. C’est une imposture.

Que souhaitez-vous que l’on retienne de votre film ?
Je veux que les gens remettent ce système en question. Est-ce normal que des femmes et des filles soient traitées comme de la marchandise ? La prostitution, la porno, c’est l’affaire de tous. Ça pollue la fantasmagorie masculine et entache les relations hommes-femmes. C’est une régression sexuelle. On pense que les prostituées sont des jouisseuses, des cochonnes qui aiment le sexe. C’est exactement l’inverse. Comment ne pas avoir le goût de vomir après avoir vu passer autant de gars non désirés ? Les clients ont des demandes extrêmement perverses, dégradantes.

Voyez-vous des solutions ?
Si on lançait des campagnes de sensibilisation pour rendre la prostitution socialement inacceptable, comme on l’a fait avec la violence conjugale à partir des années 1970 en mettant en place des services et des maisons d’hébergement pour femmes violentées, les prostituées sauraient qu’il existe des ressources aussi pour elles. L’éducation sexuelle et la prévention auprès des jeunes sont aussi essentielles. Et bien sûr, l’application de la loi qui pénalise les clients et les tiers.

La prostitution en chiffres

*En situation de prostitution, plus d’une femme sur trois a été soumise à des violences physiques – 63 % ont été violées.

*Neuf femmes sur dix quitteraient l’industrie du sexe si elles le pouvaient.

*Plus du tiers des prostituées affichent des indices de stress post-traumatique.

*Les femmes qui se prostituent ont un taux de mortalité 40 fois plus élevé que la moyenne nationale canadienne et courent 20 fois plus de risque d’être assassinées.

(source : Conseil du statut de la femme)

Le commerce du sexe – (Bande-annonce) from National Film Board of Canada on Vimeo.

 

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