
À visages découverts
Il est 10 h 30 du matin, un lundi brumeux de février, mais le petit studio ressemble déjà à une fourmilière. Vingt employées y jouent de la brosse et du ciseau pour répondre à la demande des dames qui se bousculent au portillon. À l’entrée, la gérante prend les rendez-vous par téléphone. En face de la fenêtre fermée d’un store blanc, une esthéticienne lime frénétiquement les ongles de sa cliente. Le soufflement continu du séchoir se mélange aux modulations du farsi, la langue du pays, et aux éclats de rire aigus. L’atmosphère est détendue. Propre et sobre, mais plutôt étroit et écrasé par la lumière des néons, Visages est un salon de beauté typique destiné aux femmes de la classe moyenne de Téhéran.


Elle précise toutefois que des changements ont eu lieu depuis l’époque du président réformateur Khatami (1997-2005). Les manteaux se font plus ajustés et les jeunes filles sont plus motivées à surveiller leur ligne, contrairement au temps où les formes féminines se perdaient sous le tchador, ce tissu couvrant la tête et le corps. Les Iraniennes ont d’ailleurs de plus en plus recours à la chirurgie esthétique pour se faire gonfler les lèvres ou la poitrine : « Les épouses veulent garder leur mari ! plaisante Peggy. Puisque les traditions se perdent et que les hommes vont voir ailleurs, elles doivent faire des efforts supplémentaires. »
Juste à côté, Elham, 20 ans, la plus jeune employée, balaie les mèches de cheveux sur le plancher. Elle a un sparadrap blanc sur le nez. Comme bon nombre d’Iraniennes, elle a décidé de se faire refaire le nez, une pratique courante au pays. Il suffit de débourser 14 millions de rials (1 600 $) pour l’opération et le tour est joué.

Liberté limitée

Et le hijab, ce n’est pas néfaste pour les cheveux ? « C’est ce que les médecins ont longtemps clamé, répond Mahnaz, car le foulard prive les cheveux de la vitamine D fournie par le soleil. Mais depuis quelques années, comme Téhéran est devenue l’une des villes les plus polluées au monde, on dit que le hijab protégerait des toxines de l’air. »
Pollution ou pas, Mahnaz préférerait s’en passer définitivement, même si elle a le rare privilège de pouvoir travailler sans. « Quand on arrive le matin et qu’on enlève le hijab, ce n’est pas une vraie libération, confie cette femme de 45 ans. On ne veut pas être libres uniquement entre femmes, ou chez nous à la maison. On veut avoir ce genre de liberté partout. »
Religion et préjugés

Pendant qu’elle récite des versets coraniques, Nadya et Neluphar, les deux maquilleuses, mangent leurs pointes de pizza assises sur le lit pliant, en discutant produits de beauté. C’est cela l’Iran, un mariage surréaliste de religieux et de profane. Pour Peggy, ce métier n’entre pas en contradiction avec l’islam. « Je suis croyante par choix personnel. Mes parents ne le sont pas. Je ne vais pas à la mosquée, mais je prie. Ça m’apporte une certaine paix intérieure. Ce n’est pas politique. »
Seule employée sans fard ni vernis, Naimé profite d’un temps d’accalmie pour siroter son thé chaud. Elle a 23 ans et travaille comme coiffeuse depuis l’âge de 15 ans. Son rêve : émigrer en Californie, à San Diego, où réside déjà son oncle. « Je veux partir d’ici, murmure-t-elle. J’aimerais apprendre les langues étrangères et étudier en tourisme. »
Il y a deux ans, elle a fait une demande de visa américain qui a été refusée. Depuis, elle espère que son oncle pourra débloquer la situation de son côté. « Mais je n’ai pas trop d’espoir, car beaucoup d’Iraniens veulent partir aux États-Unis. » Naimé souhaiterait changer de métier car, dit-elle, être coiffeuse n’est pas très bien coté en Iran. « Les gens croient que nous sommes des femmes malfamées, de mauvaise famille ou de classe inférieure. » Et puis, il y a les histoires, les ragots, les mauvaises influences. Naimé se rappelle avoir été choquée par l’attitude d’une employée d’un autre salon, qui était mariée mais avait un amant et ne s’en cachait pas.
À cœur ouvert

Ne reste plus qu’une cliente régulière, Forouzandé, 50 ans, ex-hôtesse de l’air, qui connaît le salon comme sa poche. Elle y passe parfois des après-midi entiers. La chevelure badigeonnée de teinture acajou, elle attend son shampooing tout en lisant le journal.
« Je suis inquiète, avoue-t-elle en anglais, en montrant la une du doigt. Le président Ahmadinejad ne va pas abandonner le programme nucléaire et on risque fort de se faire attaquer par les Américains. » Tous les soirs, Forouzandé suit les nouvelles à la BBC et sur VOA (Voice of America) avec beaucoup d’appréhension. « J’espère que le régime va se plier aux exigences de la communauté internationale. Nous sommes un pays riche en pétrole et en gaz. Nous n’avons pas besoin de défier le monde avec le nucléaire ! » Cet avis ne reflète pas celui des autres filles du salon ni de la majorité des Iraniens. Beaucoup pensent que le développement de l’énergie nucléaire civile est un droit national légitime.

Janet est chrétienne, minorité représentée par 250 000 personnes sur une population de 72 millions. Une petite croix de pierre orne son cou. Maigre et rembruni, son visage raconte l’histoire récente de l’Iran. Avant la Révolution, elle avait son propre salon de coiffure, où elle recevait princesses, aristocrates et poètes. Après la prise du pouvoir par les religieux, elle a dû quitter l’Iran pour n’y revenir que des années plus tard. Son fils était devenu sa raison d’être, l’homme de sa vie depuis son divorce.
