Société

Téhéran : la révolution verte

Le 13 juin dernier, alors que Téhéran connaissait sa première nuit de violences au lendemain de la victoire contestée du président iranien Ahmadinejad, notre journaliste a fait une rencontre inoubliable.

S’il vous plaît, gardez un œil sur mes affaires ! » crie une jeune fille en jetant son sac à dos à l’avant de mon taxi, avant de s’engouffrer dans le ventre de la contestation. Elle disparaît aussi vite qu’elle est apparue. D’elle, je ne sais encore rien. Ni son nom, ni son âge. Dans l’obscurité, j’ai juste aperçu la peau blanche de son visage encadré d’un foulard noir.

Je réalise, un peu trop tard, qu’elle m’a confié, sans me connaître, une bonne partie de sa vie. Au fond du sac : un portefeuille, un cellulaire, des clés d’appartement, un appareil photo et une carte d’identité. Elle s’appelle Anousheh. Elle a 29 ans. Diplômée de l’Université de Téhéran, elle travaille à son compte en tant qu’architecte d’intérieur.

Sur la longue avenue Jordan, à feu et à sang, c’est l’apocalypse. Des jeunes attaquent la police à coup de pierres. Ils portent au poignet un ruban vert, la couleur de Mir Hossein Moussavi, adversaire principal – et modéré – du président Mahmoud Ahmadinejad. C’est pourquoi on parle de « révolution verte » pour qualifier cette énorme manifestation populaire.

Les forces anti-émeutes répliquent en aspergeant la foule de gaz lacrymogène. Coincées dans les embouteillages, les voitures klaxonnent. Un homme hurle, le visage ensanglanté. Une femme s’agrippe à un poteau. Elle a perdu son foulard. Jamais Téhéran n’avait connu une telle flambée de violence depuis les émeutes étudiantes de juillet 1999.

Il est presque deux heures du matin. Impossible de retrouver l’inconnue au visage couleur de porcelaine. Secouée par cette rencontre inattendue, je ne peux fermer l’œil de la nuit. Je redoute le pire. Jusqu’à ce que cette petite sonnerie résonne, le lendemain matin. C’est son téléphone ! Je décroche. Anousheh est vivante. Lorsque je la rejoins, quelques heures plus tard, elle me montre son dos et ses jambes que les coups de matraque ont rendu complètement bleus. Les Bassidjis, des miliciens proAhmadinejad, ont frappé fort. « Ils m’ont tabassée. »

À ma grande surprise, ce terrible incident, qui aurait pu très mal finir, lui a donné des ailes. « Ce soir, j’y retourne ! » dit-elle, cellulaire en main pour prendre des photos qui seront par la suite diffusées sur Internet.

Plus d’un mois s’est écoulé. Et Anousheh ne rate aucun rassemblement. Foulard sur la tête et baskets aux pieds – pour mieux courir, au cas où –, elle scande comme les autres « Où est mon vote ? » et « Mort au coup d’État ! ».

« Je n’ai jamais cru en ce système », glisse la jeune femme, née un an après la révolution de 1979 et l’arrivée des religieux au pouvoir. « Quand je vois tous ces Iraniens qui ont voté Moussavi dans l’espoir d’un changement, je ne peux pas me taire. Ces fraudes gigantesques, c’est humiliant. » Le régime se raidit, pourtant, de jour en jour. L’envoi de textos est bloqué. La nuit, la sécurité de la ville est entre les mains des Pasdaran, les Gardiens de la révolution islamique. « Un véritable état de siège », affirme Anousheh. Selon les autorités, 17 manifestants sont morts. Mais d’après un bilan des organisations internationales des droits de la personne, une quarantaine d’individus auraient été tués en 15 jours, et des centaines seraient encore détenus.

Et pourtant. Anousheh et ses compatriotes refusent de baisser les bras. Tous les soirs, elle est sur les toits. Car descendre dans les rues pour y crier des slogans politiques, c’est désormais risquer sa vie. D’un pas déterminé, elle grimpe une à une les marches de son immeuble. Ses yeux noisette remplis d’émotion, elle reprend son souffle, avale sa salive, avant d’entonner : « Allah Akbar ! Mort au dictateur ! » Très vite, d’autres voix se joignent à la mélodie nocturne. « Mort au dictateur ! » répliquent en chœur des voisins invisibles. Un rituel qui se reproduit sans relâche. Une forme discrète de désobéissance civile, pour dire « non » à la victoire contestée du président Ahmadinejad au scrutin du 12 juin dernier. « Malgré la chape de plomb qui pèse sur l’Iran, nous gardons espoir », dit la jeune Iranienne. C’est, pour l’heure, la seule façon qu’il lui reste de signifier sa rage. « Nous ne voulons pas la révolution, nous voulons juste que notre voix soit entendue. »

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