Entrevues

La coiffeuse qui fait lire une ville

Elle a transformé son salon de beauté en une bibliothèque et un lieu d’échanges. Des Iraniennes s’y retrouvent pour étancher leur soif d’apprendre.


 

Farkhondeh a fait sortir les Iraniennes de leur cuisine.

Ici, elles entrent sans rendez-vous. Femmes au foyer en tchador noir, adolescentes aux mèches dépassant du foulard, étudiantes sans le sou, elles sont des dizaines à se presser chaque jour devant la porte de Farkhondeh Gohari à Shahr-e Rey, ville populaire du sud de Téhéran. Avec une seule requête : quel livre emprunter cette semaine? « Il y en a pour tous les goûts : des livres de cuisine, des romans de Dostoïevski, des essais de Jean-Paul Sartre, des méthodes d’anglais, des poèmes persans. Quoi qu’on lise, la lecture libère l’esprit », dit-elle.

Farkhondeh Gohari, habillée d’un voile clair et d’un manteau informe, n’est pas une rebelle. Rien à voir avec les filles du nord de la capitale qui narguent les gardiens de la morale islamique en arborant des foulards très colorés. Ni avec certaines féministes qui finissent au cachot pour avoir dénoncé le régime et sa discrimination envers les femmes. Pourtant, 32 ans après la révolution islamique de son pays, ce petit bout de femme tout en rondeurs bataille, sans faire de bruit, en faveur d’une plus grande émancipation des Iraniennes. Avec pour seules armes quelques livres empilés sur de modestes étagères en bois.

Voilà 17 ans déjà que, par un beau matin de mars, cette quinquagénaire au caractère bien trempé, mère de quatre enfants, a décidé, sur un coup de tête, de transformer son salon de beauté en un salon de lecture. Un pari fou, couronné de succès. « Ça a commencé avec 50 livres d’occasion. Aujourd’hui, j’ai une sélection de plus de 7 000 ouvrages! » se félicite-t-elle.

C’est un peu par hasard qu’elle a endossé sa mission, à cheval entre le social et l’humanitaire. « J’étais en train de coiffer une jeune mariée, se souvient-elle, lorsqu’une voisine a frappé à la porte. Elle voulait m’inviter à un atelier sur la prévention sanitaire organisé par la municipalité. » À l’époque, le pays se remet péniblement des huit années de la guerre Iran-Irak (1980-1988). Et le maire réformiste de Téhéran encourage le développement des activités sociales. Entre deux brushings, Farkhondeh Gohari finit par céder. Le sujet du jour porte sur le cancer du sein. « Ces 10 minutes ont changé ma vie », dit-elle.


 

Sa collection est passée de 50 livres d’occasion à plus de 7 000 ouvrages!

Très vite, elle accueille à son tour des réunions dans son modeste salon de beauté. On y parle éducation sexuelle, problèmes conjugaux, divorce, drogue… « Au début, les femmes du quartier étaient réticentes, et je devais promettre une réduction sur la coupe de cheveux à celles qui se joignaient à nous! » raconte-t-elle en rigolant. En quelques jours, les effectifs quintuplent. Autour du thé, les langues se délient. « Pour beaucoup de femmes, l’existence s’arrêtait à la porte de leur cuisine. Peu à peu, elles ont compris qu’il y a une vie hors de leur maison », explique-t-elle. Un véritable réseau social se tisse. Une nouvelle forme de mobilisation au féminin voit le jour. Farkhondeh finit par être élue à la tête du conseil des femmes du quartier. Forte de ses responsabilités toutes neuves, elle élargit les sujets de discussion à des thèmes comme la criminalité ou l’environnement. Un jour, elle débarque même au ministère de l’Électricité pour se plaindre du manque d’éclairage à Shahr-e Rey. Et obtient gain de cause.

À la fin de chaque réunion, un sujet revenait régulièrement : l’absence de loisirs, et notamment d’une bibliothèque. À la librairie du coin, les livres coûtent trop cher. Farkhondeh se décide : elle troque ses produits de beauté contre quelques ouvrages qu’elle met à la disposition des femmes du quartier. Très vite, les dons du voisinage affluent. Le succès aidant, l’ex-esthéticienne a fini par déménager sa bibliothèque dans un ancien entrepôt. Parmi les livres les plus souvent demandés, on note des best-sellers de la littérature iranienne et la traduction persane des Hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus… « C’est l’un des nombreux paradoxes de la République islamique, dit la sociologue Masserat Amir-Ebrahimi. Dans un pays régi par des lois religieuses et des règles patriarcales, les Iraniennes représentent aujourd’hui une des principales forces vives. »

Au palmarès de ses mille et une petites victoires, c’est le souvenir d’une étudiante de 17 ans, Sedigheh, que Farkhondeh aime citer. « Un jour, une fille débarque chez moi en larmes. Son problème? Un budget trop serré pour acheter les livres indispensables à la révision de ses examens », se remémore-t-elle. La coiffeuse fait alors le tour de la ville afin de trouver lesdits ouvrages, taraudée qu’elle est par la hantise, en cas d’échec, que l’adolescente soit confinée à un destin de ménagère. Il y a deux ans, les deux femmes se sont retrouvées. « Elle m’a raconté sa vie : des études de psychologie, puis un emploi comme assistante sociale. J’en avais les larmes aux yeux. Ce sont des filles comme ça qui me donnent la force de continuer. »

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