L’armée américaine compte plus de 200 000 femmes. Un soldat sur sept est une soldate. Même si elles n’ont pas accès à certains postes reliés directement au combat, elles servent dans des milieux extrêmement dangereux. En plus, elles font face à une menace que l’immense majorité de leurs collègues masculins ignorent : les agressions sexuelles. Les soldates sont plus à risque d’être violées par un frère d’armes que d’être tuées par l’ennemi.
En 2010, plus de 19 000 d’entre elles ont été agressées par des confrères, et seulement 8 % de ces cas ont été portés devant les tribunaux.
Partout au pays, 1,8 million de vétéranes tentent de reprendre leur vie de mère, d’épouse ou de fille. Un retour à la vie civile parsemé d’embûches. Selon un récent rapport du Department of Veterans Affairs, le VA, comme on l’appelle, une vétérane sur trois souffre de problèmes mentaux et médicaux, comparativement à un vétéran sur quatre.
Le marché de l’emploi américain est difficile depuis la crise de 2008 et l’itinérance les guette. Malgré un investissement massif de l’administration Obama pour mettre fin à ce fléau chez les vétérans, le nombre de vétéranes sans-abris continue d’augmenter.
Sorti dans les salles américaines à la fin juin, The Invisible War, un documentaire-choc sur les agressions sexuelles dans l’armée, risque de faire des vagues.
Selon le Los Angeles Times, après l’avoir visionné pendant un vol, en avril dernier, le secrétaire à la Défense, Leon E. Panetta, a annoncé une série de réformes visant à réduire le nombre d’agressions et à assurer que les coupables soient punis. Mais il faudra certainement quelques années avant d’en mesurer les résultats.
Voilà des mois que j’essaie de parler à des vétéranes par les canaux officiels. Après une série de refus du VA et de tous les organismes d’aide aux vétérans qui reçoivent des fonds de ce ministère, j’ai fini par aller passer des heures devant des refuges et des hôpitaux pour anciens combattants afin de trouver quelques vétéranes ayant servi en Irak ou en Afghanistan qui acceptent de se raconter. Certaines ne veulent pas. Plusieurs ne peuvent pas, car les blessures sont encore trop profondes. Mais quelques-unes ont besoin de parler. Voici ce qu’elles m’ont dit.
Shatiima Davis
« La guerre n’est pas pour les femmes. Je n’avais pas d’affaire là-bas, à prétendre que je pouvais être un bonne soldate, entourée d’hommes vicieux, en état de choc et traumatisés. »
Désabusée de son travail au salaire minimum dans un McDonald’s de Brooklyn, Shatiima s’enrôle à 18 ans. Elle part à la guerre tout de suite après son entraînement. Mais la vie y était très angoissante. Les ennemis ont essayé d’enfoncer les portes de la base à plusieurs reprises. Une attaque au mortier a tué deux soldats de son unité, alors qu’ils circulaient sur la base.
Moins d’un mois après son arrivée près d’Ar Ramadi, à l’époque la zone la plus dangereuse d’Irak, elle obtient sa première mission hors de la base. La troisième nuit, alors qu’elle dort paisiblement, se croyant en sécurité, elle est violée par un frère d’armes. « Je n’ai pas rapporté l’agression de peur d’être renvoyée aux États-Unis. Je voulais rester en Irak. C’est pour ça que je m’étais enrôlée, pour aller en Irak », confie-t-elle.
Le viol a complètement changé sa vision de l’armée. « Parce qu’il y a des choses que nous ne pouvons pas faire comme eux, certains soldats pensent que nous ne sommes pas là pour travailler, mais pour leur plaisir, rage-t-elle. Ils pensent qu’ils peuvent nous utiliser comme bon leur semble. C’est impossible, avec le traumatisme sexuel que j’ai vécu, qu’ils aient pensé, à un moment ou à un autre, que j’étais leur égale. »
Elle a passé le reste du déploiement autour de la base à accomplir de petites missions. Ça l’aidait à penser à autre chose. Mais quand elle est rentrée aux États-Unis, elle est tombée dans une spirale émotionnelle dont elle essaie toujours de se sortir. « Quand j’ai quitté l’armée, j’ai vécu dans un parc de maisons mobiles. Je venais d’avoir 21 ans, ma vie allait très mal. J’étais en dépression. J’ai commencé à boire et à fumer. » Elle souffre aujourd’hui du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) en raison de l’agression qu’elle a subie. « Je ne peux pas être dans une foule trop longtemps. Il est difficile pour moi de prendre le métro. L’armée et le VA m’ont dit où aller pour chercher de l’aide, mais avec mon SSPT, il est très difficile pour moi de m’y rendre. »
« Je ne recommande pas aux femmes de s’enrôler. La guerre n’est pas pour les femmes. Je n’avais pas d’affaire là-bas, à prétendre que je pouvais être un bon soldat, entourée d’hommes vicieux, en état de choc et traumatisés. »
Jeannie Morin
« Le combat a causé mon syndrome de stress post-traumatique. Ma rage, elle, provient du viol. »
« En 2003, mon unité ramassait les morts au combat. Nous ne faisions que ramasser des cadavres », raconte Jeannie, le regard perdu dans ses souvenirs douloureux. Mais ce n’est pas son pire traumatisme. C’est le viol par un frère d’armes qui l’a détruite. Elle est revenue l’année suivante, et depuis, elle erre de refuge en refuge, d’abord avec ses trois enfants, puis avec sa fille aînée et maintenant seule avec son SSPT et ses cauchemars.
« Le combat a causé mon syndrome de stress post-traumatique. Ma rage, elle, provient du viol. » Les agressions sexuelles étaient légion sur les bases américaines, à cette époque. En 2004, le Pentagone déclenchait une enquête à la suite de rapports selon lesquels plus de 100 soldates avaient été violées en Irak.
Après avoir quitté l’armée, à 27 ans, Jeannie est retournée vivre chez son père, un vétéran du Vietnam, lui aussi atteint du syndrome de stress post-traumatique. L’expérience a été désastreuse. « Mon SSPT et celui de mon père ne fonctionnaient pas dans la même maison », raconte-t-elle. Jeannie était dysfonctionnelle. « Je ne savais plus vivre en dehors du monde militaire. » Elle se revoyait constamment à la guerre, dans le désert. Elle ne pouvait plus sortir dehors et voulait juste être seule. Elle a commencé à faire subir à ses enfants tout ce que son père lui avait fait subir à son retour du Vietnam. Tout la mettait en colère, et ses petits subissaient ses crises de rage.
« Je ne reconnaissais plus mes enfants. J’ai oublié mes propres enfants », dit-elle en pleurant.
« J’ai dû partir et je me suis retrouvée dans un refuge avec mes enfants. » Quelques mois plus tard, ils sont évincés à cause de ses excès de rage. Elle a erré de refuge en refuge jusqu’à ce qu’elle comprenne, avec grande douleur, qu’elle ne pouvait pas élever sa famille tant que ses problèmes mentaux n’étaient pas réglés.
C’est ce qu’elle tente d’accomplir au refuge Borden pour vétérans sans-abris, à Queens. Mais comme elle est entourée de 250 vétérans et d’une trentaine de vétéranes qui souffrent tous de problèmes semblables, rien n’est facile. « Les résidents du refuge n’ont pas de façon civilisée de communiquer. Ils s’engueulent et ils se battent. Écrire est ma façon de crier », raconte Jeannie, qui se réfugie dans sa poésie.
Veronica Gordon
« La nuit, pour aller aux toilettes, j’apportais mon couteau plutôt que mon pistolet. On nous avait dit que tirer sur un violeur crée plus de problèmes que de le poignarder. »
De 2004 à 2006, Veronica a complété deux missions d’une année chacune en Irak. Elle y était durant la première année d’un conflit qui allait s’éterniser. « Au début, c’était très désorganisé. Nos camions n’avaient pas d’armures, on les solidifiait avec des matelas de gym et des sacs de sable. Les soldats devaient acheter leurs propres radios : il n’y en avait que dans quelques camions. »
Dès son arrivée à la base, Veronica entend son premier mortier, qui tombe à quelques centaines de mètres d’elle. À chaque attaque, les soldats doivent enfiler tout leur équipement et aller se réfugier dans le bunker. Au bout de sa première année, c’était arrivé plus de 800 fois. « À un certain moment, j’ai souhaité mourir. Je n’en pouvais plus d’avoir toujours peur. J’ai arrêté de mettre mon équipement. Je m’en foutais. Si je dois mourir, laissez-moi mourir », dit-elle.
Quand Veronica est arrivée en Irak, son sergent a averti les femmes de son unité de ne jamais marcher seules sur la base. « La nuit, pour aller aux toilettes, j’apportais mon couteau plutôt que mon pistolet. On nous avait dit que tirer sur un violeur crée plus de problèmes que de le poignarder. »
Veronica a coupé tous les liens avec sa famille et ses amis depuis son retour. « J’ai gardé une seule amie civile. Je n’ai pas parlé à mes frères et sœurs depuis 2007. Je ne peux pas supporter la façon dont ils dramatisent tout, et ils ne me comprennent pas. Je n’ai pas besoin d’eux dans ma vie. »
Elle passe tous ses mercredis à l’hôpital du VA. Plusieurs médecins, un psychiatre et un psychologue essaient de traiter son SSPT, sa paranoïa, son insomnie, ses cauchemars, sa rage, son hyperthyroïdie, son anémie et tous ses autres problèmes de santé. Ils essaient de trouver la bonne combinaison de médicaments pour la garder en vie : somnifères, antidépresseurs, pilules contre les cauchemars et l’anxiété, et bien sûr, l’Abilify, utilisé contre la dépression, la schizophrénie, la bipolarité. C’est presque comme de l’aspirine chez les vétérans… Elle qui, avant de s’enrôler, évitait les aspirines, préférant s’en remettre aux bonnes vieilles méthodes de maman…
Michelle Lindsay
« Une soldate à qui j’ai donné une formation sur la prévention des assauts sexuels a été violée une semaine plus tard. Une partie de moi sentait que j’avais échoué. »
Après une quinzaine d’années de service militaire, Michelle Lindsay a été déployée en Irak, en 2004, à titre d’officière. Le déploiement se passe assez bien malgré que le building où elle dort soit la cible d’attaques au mortier à quelques reprises.
Elle-même n’a pas été victime de violence sexuelle – le statut d’officière semble offrir une certaine protection –, mais elle en a quand même subi les contrecoups. C’est un de ses pires souvenirs du déploiement : « Une soldate à qui j’ai donné une formation sur la prévention des assauts sexuels a été violée une semaine plus tard. Une partie de moi sentait que j’avais échoué. J’ai eu une occasion d’empêcher cet accident et peut-être que je n’en ai pas fait assez », se désole-t-elle.
Michelle, mère de famille monoparentale, en avait plein les bras. En plus de ses troupes, elle devait gérer à distance la crise d’adolescence de son fils de 13 ans, qui n’acceptait pas l’autorité de ses grands-parents, à qui elle l’avait confié pendant son absence. Elle a même dû rentrer deux semaines aux États-Unis pour régler la situation et ensuite retourner au combat. « Il m’a dit que j’avais choisi l’armée et les soldats plutôt que lui. Ça m’affecte encore aujourd’hui.
De temps à autre, il dit des choses qui me rappellent que j’ai choisi de ne pas être avec lui.
» Aujourd’hui âgé de 20 ans, son fils a fini par suivre ses traces et part pour l’Afghanistan cet automne.
C’est seulement au retour que Michelle réalise que le déploiement l’a grandement affectée. « Je n’étais plus motivée. J’ai passé une semaine assise sans bouger. Je ne pouvais pas parler de mon expérience avec ma famille ou mes amis. Heureusement que mes collègues avaient tous été déployés avec moi. Je crois que la meilleure thérapie pour nous est de parler à des gens qui ont vécu des choses semblables. » Selon elle, il n’y a rien de pire pour un soldat que de quitter l’armée après un déploiement, car il perd ce réseau de soutien.
Solange Delmar
« Je travaillais avec les victimes d’agressions sexuelles dans mon unité. Je les aidais à rapporter le crime et à obtenir les services dont elles avaient besoin. C’était très commun durant le premier déploiement. »
Soldate de carrière et spécialiste en ressources humaines dans une unité de décontamination, la sergente Delmar est envoyée en Irak dès la première phase de l’invasion, en 2003, alors que l’armée américaine s’attendait à une guerre chimique.
« Avant l’Irak, je travaillais dans un bureau. Mais j’ai rapidement appris qu’en tant que soldat, durant une invasion, nous faisons tous partie de l’infanterie. J’ai vu les missiles, des explosions de véhicules, des cadavres. Nous avions tous nos M16 et nous devions constamment monter la garde », raconte-t-elle. En plus du stress du combat, les conditions de vie étaient très difficiles. « Nous n’avions rien au début. Nous avancions constamment. Il n’y avait pas de douches, pas de toilettes. Je dormais sur le toit de mon Humvee. »
Son premier déploiement a duré sept mois. Elle était à Bagdad quand la statue de Saddam Hussein est tombée. « Je n’ai pas eu très peur là-bas. J’étais constamment sur l’adrénaline à me dire que je devais rester en vie. » Le plus stressant pour elle était de ne pas avoir de nouvelles de son mari, un soldat qui transportait des chars d’assaut au front, ce qui en faisait une cible privilégiée de l’armée irakienne. Son deuxième déploiement, en 2007-2008, lui a coûté son mariage. La distance, les déploiements décalés et le stress de ne pas savoir si l’autre est en sécurité ont usé son couple. Elle a demandé le divorce trois semaines après son retour.
Elle était représentante des victimes d’agressions sexuelles dans son unité. Elle aidait les victimes à rapporter le crime et à avoir accès aux services nécessaires. « C’était très commun durant le premier déploiement. »
Au retour, elle a trouvé de l’aide auprès d’un psychologue, qui l’a grandement aidée à revenir à la vie civile. Elle est restée dans la réserve à temps partiel, ce qui lui a permis de garder contact avec des gens qui ont vécu des expériences similaires. Elle s’est aussi lancée dans des études en travail social. « La charge de travail m’a aidée à surmonter tout ce que j’ai vu et expérimenté », affirme-t-elle.
Et au Canada?
Texte par Martin Forgues
Châtelaine a fait voir la bande-annonce de The Invisible War à trois femmes des Forces armées canadiennes, deux en service actif et l’autre récemment libérée. Elles ont été estomaquées. « Si c’était le cas ici, on en aurait sûrement entendu parler davantage », dit l’ex-caporale-chef Anouk Beauvais.
Le témoignage d’une soldate actuellement en service, déployée en Afghanistan de novembre 2010 à juillet 2011, jette un autre éclairage sur la question. « Depuis l’expansion phénoménale de KAF (la base aérienne multinationale de Kandahar), le taux de viols sur femmes et hommes a explosé, dit-elle… et ceci inclut les viols commis par du personnel militaire canadien. » Elle souligne également que, durant sa période de service de sept mois, six viols ont été perpétrés avant le jour de Noël, soit en moins d’un mois.
Près de 13 000 femmes servent dans les Forces armées canadiennes, dont environ 250 dans des unités de combat (rôle qu’elles assument depuis 1989). Elles ont accès à tous les postes, y compris dans les sous-marins et les forces spéciales.
Si leur situation semble un peu plus facile que celle de leurs consœurs du sud de la frontière, le viol et le harcèlement sexuel sont cependant une réalité pour elles aussi. Dans son dernier rapport annuel – paru en juillet 2011–, la police militaire canadienne recense 176 cas d’agressions sexuelles pour 2010, soit 10 de plus qu’au cours des deux années précédentes. Sans compter le cas tristement célèbre du colonel Russell Williams, condamné à la prison à vie pour avoir agressé sexuellement et assassiné deux militaires de la base de Trenton, en Ontario.
Mais une certaine omertà règne ici aussi. « Les soldates rapportent davantage de cas de harcèlement sexuel en Afghanistan que de stress post-traumatique », dit Chris Dupee, coordonnateur de l’organisme Military Minds, qui vient en aide aux vétérans atteints de stress post-traumatique et de troubles liés au stress opérationnel. Dans une lettre qu’elle adressait à son mari et rapportée dans le livre Sunray: The Death and Life of Captain Nichola Goddard, l’officière d’artillerie, tuée en Afghanistan en 2006, rapporte six viols en une seule semaine à son camp, bien qu’elle n’ajoute aucun autre détail.
À lire sur le même sujet, la victoire de la soldate Ruth Moore, violée par son commandant, qui se bat pour changer les choses dans l’armée américaine.