Entrevues

5 crimes sexuels par jour dans l’armée canadienne

Rencontre avec Noémi Mercier, co-auteure de l’enquête qui a mis au jour ce fléau.

Un reportage bouleversant publié dans L’actualité, dont nous diffusons ici un extrait, met au jour le drame indicible des soldats canadiens agressés sexuellement – plus de 1700 cas par année, selon les estimations. Des femmes, en grande majorité.

Pendant un an, la co-auteure de l’enquête, Noémi Mercier, a rencontré une douzaine de victimes, en plus d’interroger des psychologues, des juristes, des responsables des Forces armées pour comprendre ce fléau. Une quête qui l’a profondément marquée, nous a-t-elle confiés.

Par Marie-Hélène Proulx

Lisez un extrait du reportage publié dans le numéro du 15 mai 2014 de L’actualité, disponible en kiosque et sur iPad.

Châtelaine : Grâce à la Loi sur l’accès à l’information, vous avez découvert, en collaboration avec le journaliste Alec Castonguay, qu’une moyenne de 178 plaintes pour agressions sexuelles par an sont signalées à la police militaire. En tenant compte que moins d’une victime sur 10 dénonce son agresseur, ça fait un total annuel de 1780 incidents, soit cinq par jour. Court-on plus de risques de se faire harceler ou violer dans l’armée que dans la population en général ?

Noémi Mercier : Pas selon mes calculs. C’est à peu près pareil. Par contre, c’est bien plus difficile pour un soldat d’avoir de l’aide – et d’obtenir justice – dans les Forces que dans la société civile. Au-delà des chiffres, c’est surtout ça qu’on voulait exposer.

Châtelaine : Pourquoi est-ce plus ardu?

N. M. : D’abord parce que la culture de la machine militaire ne favorise pas du tout la dénonciation entre frères d’armes. C’est très mal vu. La priorité, c’est de se serrer les coudes pour mener à bien la mission. Une des victimes que j’ai rencontrée, l’ex-soldate Lise Gauthier, a été violée à maintes reprises par des collègues durant ses 25 ans de service dans l’aviation. Elle a fini par dénoncer ses agresseurs à son commandant (en vain, d’ailleurs, puisque celui-ci a jugé sa plainte « invraisemblable »). Eh bien, en dépit des ravages sur sa vie, une partie d’elle a encore le sentiment d’avoir « trahi » sa gang en osant parler.

Ensuite, les Forces armées ont du mal à admettre la réalité des crimes sexuels dans leurs rangs. En ce sens, une de nos entrevues avec deux hauts gradés de la police militaire a été fort révélatrice. Nous leur avons parlé d’un sondage récent réalisé par l’armée elle-même, où on apprend que seuls 7% des victimes de harcèlement ou d’agressions sexuels dénoncent de peur de ne pas être crues et d’avoir des problèmes au travail, entre autres. Les deux lieutenants-colonels persistaient néanmoins à nous dire qu’il n’y a pas « d’obstacles » pour les victimes souhaitant porter plainte…

Pendant ce temps, aux États-Unis, une loi oblige le Pentagone à faire rapport chaque année des cas d’agressions sexuelles dans l’armée, et les plus hautes autorités du pays tâchent d’éradiquer ce fléau – jusqu’au président Obama!

Châtelaine : On apprend aussi dans votre enquête qu’un soldat accusé de crimes sexuels au Canada n’est pas jugé dans le système judiciaire civil, comme tout le monde, mais dans un système de justice parallèle où les juges sont aussi des militaires. Cette manière de fonctionner, abandonnée par nombre de pays, soulève des problèmes de partialité et nuit aux victimes, soutiennent plusieurs observateurs. Dans quel sens?

N. M. : En effet. Le chef d’état-major canadien a même le pouvoir de relever temporairement un soldat de l’obligation de s’enregistrer au Registre national des délinquants sexuels pour qu’il puisse partir en mission…

Châtelaine : Autrement dit, ce dernier aurait tout le loisir de faire d’autres victimes pendant son déploiement?

N. M. : Absolument. Dans les cas d’agressions sexuelles, l’ « efficacité opérationnelle » semble être plus importante que le crime contre la personne. Un procès en cour martiale [cour militaire] impliquant un caporal accusé de viol a déjà été reporté afin que celui-ci puisse partir en Afghanistan – ses talents particuliers étaient jugés essentiels à la mission. Il est même revenu avec une médaille!

Aussi, un soldat accusé d’agression sexuelle peut s’en sortir sans casier judiciaire en plaidant coupable à un chef moins grave, par exemple « avoir troublé l’ordre et la discipline » ou « avoir eu une conduite déshonorante ». Au pire, il devra payer une amende… Selon nos données, la probabilité qu’un militaire accusé d’une infraction sexuelle soit reconnu coupable est de une sur trois, alors que dans la société civile, elle est de une sur deux.

Mais ce système de justice parallèle nuit aux plaignants bien avant que l’affaire se rende en cour martiale. Quand un soldat en dénonce un autre, il s’adresse à la police militaire, qui avise ensuite les supérieurs des deux parties au nom du principe sacré de la « chaîne de commandement ». L’affaire fait son chemin jusqu’aux plus hauts échelons. En gros, tout le monde finit par le savoir. Le hic, c’est que c’est souvent la plaignante qui tombe dans l’opprobre.

Quand l’ex-caporale Stéphanie Raymond a porté plainte contre un sous-officier pour agression sexuelle, en 2011, ses supérieurs l’ont convoquée une vingtaine de fois pour la dissuader de poursuivre sa démarche. « Tu vas apprendre là-dedans », « Tu te tires dans le pied », « Ça va affecter ta carrière », lui disaient-ils (on a eu accès à ces conversations, Stéphanie les ayant enregistrées en catimini). Comme elle ne cédait pas, les misères ont commencé : candidature rejetée, sanctions pour ceci ou pour cela. Elle a fini par être renvoyée. Pendant que le sous-officier, lui, poursuivait sa carrière sans être inquiété…

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L’ex-caporale Stéphanie Raymond et Noémi Mercier lors du tournage de l’émission Tout le monde en parle, jeudi dernier. (Photo : Karine Dufour)

Châtelaine : En vous lisant, on sent qu’il y a encore énormément de chemin à faire pour que les femmes soient les bienvenues dans l’armée, au-delà des beaux discours pour les recruter.

N. M. : Ça reste un environnement où les hommes sont majoritaires et puissants. Il y a un écart de pouvoir entre les deux sexes. Je ne dis pas que c’est partout pareil, mais dans certains rangs, en tout cas, il semble que des comportements inacceptables soient tolérés – faire des avances insistantes à ses consœurs, propager des rumeurs et passer des remarques à caractère sexuel… D’ailleurs – et ça m’a troublé –, j’ai souvent senti que c’est à travers mes yeux que les soldates interviewées réalisaient à quel point c’est scandaleux. Ayant joint les Forces à un très jeune âge, elles s’étaient habituées à ce climat machiste. Un climat où elles sont méprisées, traitées comme des objets sexuels. Et qui ouvre la voie à la violence sexuelle.

Châtelaine : Vous avez rencontré une douzaine de soldates qui ont été agressées. Dans quel état étaient-elles?

N. M. : C’est fou à quel point les conséquences sont durables, même 25 ans après les événements. Sans vouloir minimiser une seconde le traumatisme d’une agression sexuelle, il est possible de s’en sortir. Mais dans leur cas, comme elles n’avaient pas reçu d’aide, c’est comme si c’était arrivé hier. Dès qu’elles se mettaient à en parler, les larmes roulaient. Certaines montaient le ton pratiquement jusqu’aux cris, pleines de colère et de rage.

Châtelaine : Comment expliquez-vous qu’elles soient encore si à fleur de peau?

N. M. : La plupart ont continué de travailler comme si de rien n’était pendant longtemps, ne soufflant mot à personne de l’agression, de crainte d’anéantir leur carrière. Beaucoup adoraient la vie militaire : elles avaient la passion d’aider les autres, de dépasser leurs limites. Elles étaient fières de porter l’uniforme, d’avoir réussi à se tailler une place dans un monde d’hommes. Leurs yeux brillaient encore en en parlant! Ça faisait profondément partie de leur identité.

Sauf qu’on ne peut pas ignorer une agression sexuelle. C’est une des blessures psychologiques les plus traumatisantes qui soient, encore plus que l’horreur des champs de bataille. Ça les minait, entraînant des problèmes de comportements, des dépendances à l’alcool et aux médicaments. Dans bien des cas, elles ont fini par tout perdre, boulot et santé, alors que leurs agresseurs n’ont pas été punis. C’est révoltant.

Châtelaine : Même si comme journaliste, on a l’habitude d’entendre des histoires difficiles, comment avez-vous vécu cette enquête, en tant que femme?

N. M. : Ça m’a brassée. Mon « plancher intérieur » était moins droit que d’habitude, mettons. Mais en même temps, je me sentais bien placée pour m’attaquer au sujet. D’abord parce que je n’ai aucun préjugé contre l’armée : mon père était lieutenant-colonel, j’ai grandi en partie sur la base militaire de Valcartier. C’est un monde que je respecte et que j’affectionne. J’aime son idéal de servir, j’ai le même dans mon métier.

D’autre part, je connais la réalité des femmes ayant été agressées, car je me suis déjà impliquée auprès d’un organisme qui leur venait en aide. Ça m’a aidée à me préparer aux entrevues avec les victimes, qu’on n’aborde pas comme n’importe quel autre interviewé. On leur fait revivre des émotions très violentes. Certaines en avaient des étourdissements, elles étaient près de la crise de panique. Alors je les laissais fixer le lieu et la durée des rencontres, elles avaient mon numéro de cellulaire en cas de besoin, je m’assurais qu’elles étaient en sécurité avant de les quitter. Ces femmes ont vécu une perte de pouvoir terrible, alors je tenais à ce qu’elles aient au moins le contrôle sur le déroulement de l’entrevue, et qu’elles ne se sentent pas vampirisées.Cover-lactualite-450

Elles l’ont fait pour la cause, et la bonne nouvelle, c’est que ça n’a peut-être pas été en vain : jeudi dernier, quelques heures après la parution de notre enquête dans le dernier numéro de L’actualité, le chef d’état-major de la Défense nationale, Tom Lawson, a dit qu’il déclencherait un rare examen spécial sur les politiques et programmes des Forces canadiennes en matière de viols, d’agressions et de harcèlement sexuels… Enfin, j’espère que ça fera bouger la machine.

Lisez un extrait du reportage publié dans le numéro du 15 mai 2014 de L’actualité, disponible en kiosque et sur iPad.

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