Culture

Une PDG en Cisjordanie

Coincée en territoires occupés ? Obligée de vivre chez ses parents ? Pas suffisant pour empêcher Abeer Abu Ghaith de fonder son entreprise. Quatre ans plus tard, l’informaticienne a déjà donné du boulot à 300 jeunes Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.

Abeer Abu Ghaith

Abeer Abu Ghaith

Murs vert pomme, rideaux à motifs d’abeilles souriantes – on est vraiment dans une chambre de petite fille. C’est aussi le bureau de la fondatrice et PDG de MENA Alliances, qui propose des services de traduction, d’entrée de données et de création web à des entreprises d’un peu partout dans le monde.

L’objectif de madame la présidente, Abeer Abu Ghaith, 32 ans : créer de l’emploi pour les femmes et les Palestiniens de moins de 35 ans.

« Sous occupation israélienne, nous sommes constamment contrôlés, dit-elle. Il est très difficile de circuler et de trouver du travail. Mais sur le web, il n’y a aucun checkpoint ! » Elle sollicite donc des contrats auprès de firmes étrangères, puis fait appel à des contractuels vivant dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. À ce jour, elle a réussi à créer 300 emplois, et ce, même si ses petits frères font constamment irruption dans son bureau !

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Toujours célibataire, Abeer Abu Ghaith n’a pas le choix de rester chez ses parents. « Dans notre culture, dit-elle, il est encore impensable pour une fille de vivre seule et même de travailler. Alors, imaginez lancer son entreprise ! »

Des compromis elle a l’habitude. Car il lui a fallu en faire beaucoup pour devenir ingénieure informatique, puis entrepreneure.

Panorama d’Hébron, ville sainte de Cisjordanie, en Palestine. Ci-dessus, une reproduction de la murale Girl and a Soldier du graffiteur britannique Bansky, peinte dans ses rues.

Panorama d’Hébron, ville sainte de Cisjordanie, en Palestine. Ci-dessus, une reproduction de la murale Girl and a Soldier du graffiteur britannique Bansky, peinte dans ses rues.

Parcours de l’entêtée

Elle est la deuxième d’une famille de 10 enfants – le petit dernier n’a que 10 ans. Sa mère, d’origine syrienne, s’est mariée à 15 ans avec un Bédouin dont la famille s’était réfugiée en Jordanie après avoir été chassée de ses terres lors de la création d’Israël en 1948. Abeer est née dans un camp de réfugiés et y a passé une partie de son enfance. « On vivait dans une seule pièce. L’école avait été mise sur pied par l’ONU, raconte-t-elle. Tout le monde disait que je perdais mon temps à la fréquenter puisque j’allais devoir me marier et rester à la maison. »

Mais Abeer persévère. Après les accords d’Oslo en 1994, sa famille quitte le camp pour s’installer à Gaza, puis en Cisjordanie, où la jeune fille est admise à l’Université polytechnique de Palestine à Hébron en 2009. « Je ne connaissais rien aux ordinateurs, mais je voulais entreprendre le programme le plus difficile, dit-elle. C’était l’ingénierie informatique… »

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Au bout de deux ans, l’entêtée devient la première ingénieure informatique de toute la Cisjordanie. Elle est toutefois confinée à la maison. « Mes parents refusaient que je travaille ! J’étais en colère, mais j’en ai profité pour suivre des tutoriels de programmes informatiques en ligne. »

Elle finit par poser sa candidature à un poste d’instructeur à la polytechnique d’Hébron. Et l’obtient. « Comme c’était près de la maison, mes parents ont accepté. » Mais pas les étudiants… Les jeunes hommes de la classe qu’on lui confie refusent qu’une femme leur enseigne. Donc, au deuxième cours, personne ne se présente. « Mais quelques semaines plus tard, ils sont tous revenus, dit-elle en souriant. J’étais le seul prof qualifié ! »

Abeer se bâtit peu à peu une réputation dans tous les territoires palestiniens et arrive à convaincre son père et sa mère de la laisser quitter le nid familial. « On m’a proposé de travailler avec un réseau d’entrepreneures à Ramallah. Entre femmes, il y avait moins de danger. »

De l’espoir malgré tout

Ce nouvel emploi est le début d’une grande aventure. Sollicitée de toutes parts par des associations féminines et des forums d’entrepreneurs, elle se met à voyager au Moyen-Orient et donne des conférences pour raconter son histoire.

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Mais lorsqu’elle décide de démarrer son entreprise, elle n’a pas le choix : elle doit revenir à Dura, dans sa famille, car il lui est impossible de se payer un bureau et un appartement. Et puis, elle n’est toujours pas mariée…

« Tous ces détours m’ont permis de réaliser que ma véritable vocation est d’aider ma communauté. Tout passe par le web et je suis l’une des rares Palestiniennes compétentes en informatique. »

La situation se corse quand les affrontements entre Israéliens et Palestiniens reprennent à Gaza, en 2014. À l’époque, un magazine arabe vient de lui confier un lucratif contrat de traduction. Elle retient les services de professionnels à Gaza, mais les bombardements arrêtent tout. « Je -travaillais comme une forcenée depuis des mois pour décrocher ce genre de mandat. J’ai bien cru que j’allais tout perdre… »

« J’étais complètement désespérée, se souvient-elle. Je ne voulais pas gâcher cette opportunité, mais que faire ? Un pigiste m’a alors appelée pour me dire : “Ne crains rien, si l’on survit cette nuit, on ira d’une ville à l’autre, on cherchera de l’électricité et on terminera le travail !” Ce jour-là, j’ai compris que mes efforts en valaient la peine parce que ce boulot leur donnait de l’espoir… » Et puis ? « Ah oui, ils ont rempli la commande ! »

Bien que sa route demeure parsemée d’embûches, elle a la certitude que son modèle d’entreprise peut aider. « Je ne roule toujours pas sur l’or, dit-elle. Mais mon plan d’affaires fonctionne. Et le plus important, c’est de changer la destinée des jeunes Palestiniens. »

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