Société

Paix sur terre

Pendant que les Juifs fêtent les 60 ans de l’État d’Israël, les Arabes commémorent « al-Naqba », la catastrophe. Antagonisme insoluble ? Peut-être pas. Un village de 200 habitants fait la preuve que les uns et les autres peuvent vivre ensemble.


 


Le village de Neve Shalom-Wahat as Salam, dont le nom signifie « oasis de paix », n’échappe pas aux désaccords, mais ses habitants s’efforcent de les régler autrement que par la violence.

Dans un petit village d’Israël perché au sommet d’une colline verdoyante, entre Jérusalem et Tel-Aviv, des Juifs et des Arabes essaient de prouver – à eux-mêmes et au monde extérieur – qu’ils peuvent vivre ensemble. Et que leurs différences ne sont pas seulement causes de conflits, mais peuvent aussi être un enrichissement.

Fondé en 1970 par Bruno Hussar, frère dominicain d’origine juive né en Égypte, ce village s’appelle Neve Shalom-Wahat as Salam, ce qui signifie « oasis de paix » en hébreu et en arabe. Il héberge aujourd’hui une cinquantaine de familles. « Les premiers habitants sont venus s’installer ici en 1977, raconte Ahmad Hijazi, porte-parole du village. Au début, il n’y avait ni électricité, ni eau courante, ni route pour accéder au site. Il fallait vraiment y croire pour vivre dans ces conditions. Le village possède maintenant une école, un service postal, une pis­cine, un café et même un hôtel. »


 


Rayek Risek, Arabe chrétien, a déjà été maire de Neve Shalom–Wahat as Salam. Les gens, dit-il, votent pour le meilleur candidat, peu importe qu’il soit arabe ou juif.

Près de 200 personnes vivent à Neve Shalom : 50 % de Juifs et 50 % d’Arabes, chrétiens et musulmans. La gestion du village est fondée sur un système démocratique égalitaire. Tous les résidants participent aux assemblées, où l’on discute des questions concernant la communauté. Un comité représentatif ainsi qu’un « secrétaire général » (équivalent du maire) sont élus tous les ans. Pas de quartiers séparés, Juifs et Arabes vivent côte à côte. En dehors des assemblées, les habitants du village se retrouvent de temps en temps pour fêter un anniversaire, la fin du ramadan ou encore pourim (carnaval juif). « Pour le reste, chacun vit chez soi avec sa famille, travaille au village ou à l’extérieur, élève ses enfants selon ses croyances et choisit ses amis selon ses affinités, explique Ahmad Hijazi. Comme tout le monde, nous avons nos difficultés, mais ce sont plus des soucis de voisinage que des problèmes liés à l’appartenance ethnique ou religieuse. »

 

Ruthi Shuster vit à Neve Shalom depuis 15 ans. « Quand j’étais enfant, dit-elle, on m’a donné une vision biaisée des choses. J’ai été surprise, une fois adulte, de découvrir certains faits, comme l’existence de centaines de villages arabes en Israël avant 1948. On m’avait toujours dit qu’il n’y avait ici qu’un désert. Je viens d’une famille juive traditionaliste d’origine iranienne mais, à l’adolescence, je me suis un peu affranchie de mon éducation : j’ai découvert le féminisme, j’ai commencé à militer pour la paix. Et puis un jour, mon mari et moi avons entendu parler de ce village. Nous souhaitions pour nos enfants autre chose que ce que nous avions connu. Alors nous sommes venus nous y établir. Aujourd’hui, ma fille a 20 ans et mon fils 17, et je suis contente de voir ce qu’ils sont devenus. Ils parlent arabe, ils sont ouverts sur le monde. »

À Neve Shalom, on place beaucoup d’espoir dans la jeune génération. Depuis 1984, l’école primaire, où enseignent des Arabes et des Juifs, offre une éducation ouverte aux deux cultures et dans les deux langues : une première en Israël. Près de 300 élèves la fréquentent, dont plus de 80 % viennent de villages avoisinants. Dans la cour, on entend des cris en arabe, en hébreu. Difficile de savoir qui appartient à quelle communauté. C’est quand la sonnerie retentit et que les minibus viennent chercher les enfants que la différence se remarque. Deux véhicules partent vers les villages arabes et deux autres vers les villages juifs : à l’extérieur, les deux mondes ne se mêlent pas.

« Au début de leur scolarité, les enfants ont tendance à créer des groupes : les Arabes d’un côté, les Juifs de l’autre, raconte Raïda Aiashe-Khatib, institutrice. Ils ne parlent pas la même langue. D’autres se connaissent déjà car ils viennent du même village. Au cours de l’année, les enfants se mêlent de plus en plus et, à la fin du primaire, vers 12 ans, ils sont tous très unis et comprennent les deux langues. »

Si Neve Shalom semble un havre de paix, les enfants n’y sont pas coupés du monde extérieur. « Ils entendent parler des événements à la télé, leurs parents en discutent. Régulièrement, à l’école, ils répètent ce qu’ils ont entendu, posent des questions. Dans ce cas, on les laisse toujours s’exprimer, on leur demande leur opinion, explique Raïda. Quand j’étais jeune, j’avais beaucoup de colère envers les Juifs, mais cela ne me menait nulle part. Je ne voulais pas ça pour mes enfants. Mes fils ne parlent jamais des Juifs comme d’une entité. Ils parlent d’Eyal, de Naomi ou d’Alon. Ils voient les gens en tant que personnes, avec leurs qualités et leurs défauts. Rien que pour cela, je suis contente d’avoir pris la décision de venir vivre ici. »

À Neve Shalom, il n’y a pour le moment qu’une école primaire. Quand vient le temps de partir pour le collège, les jeunes Juifs vont dans des écoles juives et les Arabes, à quelques rares exceptions près, dans des écoles arabes. Raïda reste optimiste : « Même pendant la suite de leur scolarité, ils conservent leurs acquis et leur ouverture aux autres. Je garde espoir, je pense qu’une vie meilleure viendra d’eux. »

Pas toujours facile cependant pour ces adolescents de se trouver au milieu de gens qui ont souvent du mal à comprendre comment ces derniers peuvent vivre avec « l’ennemi ».


 


Deb Reich, 60 ans, a grandi à New York avant d’émigrer en Israël, où elle a élevé ses deux enfants.

« Les enfants qui ont grandi ici sont plus ouverts, mais ils savent que, s’ils veulent militer pour la paix, ils seront marginaux et la société ne sera pas tendre avec eux », constate Deb Reich, Juive qui travaille à Neve Shalom et vit dans un village arabe voisin. « Tout le monde n’en est pas encore au même point que nous, loin de là. »

Nadeen Nashef, 16 ans, est arrivée à Neve Shalom à l’âge de 8 ans. « À l’époque, je vivais à Jérusalem-Est, raconte la jeune musulmane. Quand ma famille a déménagé ici, ça a été tout un choc culturel. Je ne connaissais pas de Juifs, je ne parlais pas hébreu. Grandir dans cet environnement a changé ma façon de voir les choses. Si j’étais restée à Jérusalem, les seuls Juifs avec qui j’aurais un contact seraient les soldats aux postes de contrôle, et j’aurais certainement beaucoup plus de rancœur. Aujourd’hui, j’ai des amis juifs. J’ai grandi avec eux et je sais qu’ils sont comme moi. J’ai même choisi de poursuivre mes études dans une école juive car elle propose des cours de photographie qui ne sont pas offerts à l’école arabe. Cela fait seulement quelques années que des Arabes vont à cette école. Les choses évoluent… Mais tout n’est pas si simple. Quand on grandit, qu’on le veuille ou non, on se retrouve au milieu du conflit. Si je vois à la télé des événements qui me révoltent, j’ai tendance à me sentir plus palestinienne. »

Chaque attentat, chaque incursion israélienne à Gaza est susceptible de faire ressurgir les tensions au sein du village et, les médias aidant, chacun a tendance à prendre parti pour son peuple.


 


Wafaa Zriek Srour est déçue de son expérience à Neve Shalom. «  Pourquoi vivre ici si c’est pour un jour envoyer ses enfants tuer des Palestiniens ? »

Wafaa Zriek Srour, Arabe chrétienne dans la quarantaine, a passé 18 ans à Neve Shalom et y a élevé ses deux filles. Elle raconte : « J’ai grandi en me demandant comment je devais réagir face à l’occupation. J’avais deux solutions : soit me venger en répondant par la violence, soit essayer de contribuer à la paix. C’est la deuxième que j’ai choisie. » Aujourd’hui, Wafaa est directrice de School for Peace (École pour la paix), un des programmes éducatifs menés par le village, qui consiste notamment à organiser des rencontres entre des adolescents juifs et palestiniens. Wafaa est déçue de son expérience et songe même à émigrer au Canada. « Bien sûr, nous vivons ensemble, dit-elle, mais je n’ai pas reçu ce que j’espérais. J’ai l’impression que les efforts ne vont que dans un sens. Au conseil municipal, par exemple, tout se fait en hébreu parce que beaucoup d’habitants ne parlent pas arabe. Et il est encore difficile d’aborder certains faits historiques. » Sur son ordinateur, Wafaa montre la photo d’une habitante juive du village avec ses deux fils en uniforme militaire. « Pourquoi venir vivre à Neve Shalom si c’est pour un jour envoyer ses enfants tuer des Palestiniens ? Comment peut-on parler de paix tout en faisant la guerre ? »

Beaucoup d’Arabes voient dans l’armée (Tsahal) l’emblème de l’oppression israélienne dans les territoires palestiniens. Au village, le délicat sujet du service militaire est donc une importante source de conflits. En Israël, il est obligatoire pour tous les jeunes Juifs de 18 ans ; il dure trois ans pour les garçons et deux pour les filles. L’objection de conscience n’étant pas reconnue, il est très difficile de s’y soustraire. Parmi les Juifs, beaucoup le considèrent d’ailleurs comme un devoir.

Omer Shuster n’est pas de ceux-là. À 17 ans, il vient d’être appelé pour servir dans Tsahal et regrette qu’on ne lui donne pas le choix de faire un service civil. « Je suis conscient qu’Israël a besoin d’une armée, explique-t-il, mais je ne suis pas d’accord avec ce que fait celle-ci. Je suis contre l’occupation de la Cisjordanie ; j’étais contre la guerre au Liban. Or, si je vais à l’armée, je devrai obéir aux ordres. Beaucoup de mes amis, même parmi ceux qui ont grandi à Neve Shalom, pensent que je devrais malgré tout faire mon service militaire, mais humainement, en respectant les gens. Il y a aussi pas mal de pression de la part de certains professeurs qui me reprochent de vouloir laisser d’autres prendre le risque de se faire tuer à ma place. Moi, je pense que je devrais avoir le droit de servir mon pays différemment. » Omer essaie donc de démontrer qu’il est « psychologiquement inapte » à servir dans l’armée. Si les psychiatres en décident autrement et qu’il refuse malgré tout d’intégrer l’armée, il risque la prison.

Bien que certains sujets fassent encore mal quand on les aborde, les habitants de Neve Shalom parviennent néanmoins à en parler sans s’entretuer, sans que l’opinion des uns vaille moins que celle des autres. C’est sans doute le plus important. Les résidants espèrent que leurs interactions quotidiennes et leur dialogue démontreront à d’autres Juifs et Arabes qu’il est possible de vivre en paix malgré les divergences d’opinions. 

« On parle de plus en plus de nous depuis quelques années, constate Ahmad Hijazi. D’autres voudraient monter des initiatives similaires mais, pour cela, il faut de l’espace et des fonds, et personne ne leur facilite la tâche. Nous aussi, nous voudrions acquérir des terrains pour agrandir le village, mais l’État refuse de nous en vendre. Environ 500 familles sont sur la liste d’attente pour venir habiter ici. »

Preuve que le concept de coexistence et de tolérance est encore source d’espoir pour certains citoyens de la Terre sainte. 

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