Entrevues

Sœurs volées

Maisy Odjick et Shannon Alexander sont disparues le 6 septembre 2008. Elles font partie des 1181 femmes autochtones canadiennes assassinées ou disparues depuis 1980, dans l’indifférence quasi générale.

Maisy Odjick, 16 ans, vivait avec sa grand-mère à Kitigan Zibi, une réserve algonquine au nord d’Ottawa. Son amie Shannon Alexander, 17 ans, habitait Maniwaki. Le 6 septembre 2008, elles sont sorties, laissant derrière leurs portefeuilles, leurs trousses à maquillage, tous leurs vêtements. On ne les a jamais revues.

Cette tragédie s’est ajoutée à celles des 1181 femmes autochtones canadiennes assassinées ou disparues depuis 1980. Une tragédie. Et un scandale qui s’étire depuis 35 ans dans l’indifférence quasi générale.

Emmanuelle Walter était arrivée au Québec depuis moins d’un an quand elle est tombée sur des statistiques affolantes en 2011. Journaliste chevronnée (elle a travaillé entre autres à Libération et au Nouvel Observateur), elle a voulu comprendre. Après deux ans de travail, elle publie ces jours-ci Sœurs volées (Lux éditeur). Châtelaine l’a rencontrée.

Emmanuelle Walter (Photo : David Dufresne)

Emmanuelle Walter (Photo : David Dufresne)

Pourquoi raconter l’histoire de Maisy et Shannon?
Quand j’ai entendu parler de ces disparitions, je suis tombée de ma chaise. Et j’ai voulu comprendre. C’est mon chum qui m’a convaincue de faire un livre. Et un éditeur s’est tout de suite montré intéressé. Alors j’ai plongé. Mais je ne voulais pas de grande analyse avec des chiffres. Je voulais travailler sur un fait divers, une histoire à laquelle on peut s’identifier. Parce que raconter une histoire, c’est raconter toutes les histoires. Et je voulais des Québécoises parce que je vis ici. Et parce qu’on m’a dit tant de fois que ces affaires ne se passaient que dans l’Ouest, alors qu’au moins 46 Québécoises amérindiennes ont été assassinées depuis 1980.

Une Québécoise d’origine amérindienne court trois fois plus de risques de mourir assassinée qu’une autre. Pourquoi?
Au début, je voyais deux choses : la violence domestique intracommunautaire, les femmes assassinées par leur conjoint par exemple. Et les autres, prostituées ou toxicomanes, tuées par un client, un pusher, un tueur en série. Puis je me suis rendue compte que c’était exactement la même chose. Les femmes autochtones sont terriblement fragiles. Que ce soit dans leurs villages, en réserve ou en ville, elles vivent dans des milieux violents et pauvres, entourées d’hommes, qu’ils soient ou non autochtones, aux prises avec une frustration sociale écrasante. Elles sont vulnérables.

Laurie, la maman de Maisy, par exemple. Hyperintellligente, militante, éduquée. Classe moyenne, travailleuse sociale, propriétaire de sa maison. La fin de semaine, elle fait des crêpes et du pain d’épice, rénove sa cuisine. Ce pourrait être ma copine ou la vôtre. Pourtant, même avant la disparition de Maisy, son quotidien n’avait rien à voir avec le nôtre. Elle marche sur du sable mouvant tout le temps. Parce qu’elle vit dans une communauté ravagée par un passé pourri, le manque de perspectives d’avenir, les problèmes sociaux. Ici au Québec, elle vit comme dans un pays en guerre.

Lux éditeur

Lux éditeur

Comment peut-on établir un point de rencontre entre les Amérindiens et les Québécois qui, bien qu’ils aient passé leur vie ici, n’ont jamais rencontré un autochtone de leur vie?
Ce n’est pas facile, il n’y a pas tant d’occasions de rencontre. Un auteur a déjà parlé de la troisième solitude. C’est exactement ça. Et puis il y a une exaspération de part et d’autre. Les citoyens en ont marre d’entendre parler de droits ancestraux, de revendications territoriales et des problèmes sociaux qui empirent tout le temps. De son côté, le monde autochtone désespère de la classe politique canadienne.

On pourrait commencer par s’intéresser à l’histoire. L’histoire des pensionnats par exemple. On enlevait les enfants autochtones à leurs familles pour les enfermer dans des pensionnats chargés de « tuer l’Indien en eux. » C’était écrit noir sur blanc! Ce nettoyage ethnique a duré 150 ans. Pourtant dans le programme scolaire québécois quand on parle des autochtones, il n’est question que de leur spiritualité. Comme s’il ne s’était rien passé entre 1534 et aujourd’hui. Un trou immense. Mais si on ne connaît pas l’histoire des pensionnats, on ne peut pas comprendre la violence dans les réserves, l’auto-destruction, la prostitution.

Dans Québékoisie, le documentaire de Mélanie Carrier et Olivier Higgins, il y a la sœur du caporal Lemay, qui avait été assassiné pendant la crise d’Oka, on ne sait toujours pas par qui. La relation de cette femme avec les Mohawks commence par une haine absolue. Mais elle a lu tout ce qu’elle trouvait sur les Mohawks, a découvert leur histoire, compris ce qu’ils ont souffert et les conséquences. Et son regard a changé complètement. Elle a fini par aller rencontrer les gens de Kanesatake, devenir copine avec des femmes. C’est le cheminement que n’importe quel Québécois pourrait faire. À partir du moment où le membre d’une famille modifie son point de vue, tout peut changer.

L’enquête publique que beaucoup de gens réclament serait-elle la solution?
Il y a déjà eu plusieurs publications sur le sujet. En 1995, une Commission royale d’enquête sur les conditions de vie des autochtones a publié des rapports d’une honnêteté intellectuelle absolue qui reconnaissaient la merde totale dans laquelle vivent les autochtones canadiens. D’autres rapports portaient des titres comme Un cri dans la nuit et Les Invisibles. Mais concrètement, ça n’a pas changé grand-chose. Ce qui manque, c’est la volonté politique. Pour donner quelque chose, une commission d’enquête devrait ratisser large. Et s’accompagner d’une volonté politique colossale.

Vous êtes Française. Est-ce plus facile pour une étrangère de s’attaquer à ce sujet?
Je ne sais pas. Quelqu’un qui arrive d’ailleurs a forcément un regard différent, qui accroche des choses que les autres ne voient pas. Mais je ne l’ai pas fait pour critiquer le Canada ou les Canadiens. Je viens d’un pays qui laisse crever des gens dans des banlieues pourries, un pays qui a colonisé toute l’Afrique du Nord… Je ne veux donner de leçons à personne.


À lire : un extrait de Soeurs volées.

Le site web : soeurs-volees.com

POUR TOUT SAVOIR EN PRIMEUR

Inscrivez-vous aux infolettres de Châtelaine
  • En vous inscrivant, vous acceptez nos conditions d'utilisation et politique de confidentialité. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment.