Société

Disparitions et assassinats de femmes autochtones: une tragédie au Québec aussi

On a longtemps pensé que le fléau était circonscrit à l’ouest du pays, mais le Québec n’y échappe pas. Les allégations de violence policière à Val-d’Or ont jeté une lumière crue sur la grande vulnérabilité des autochtones. Emmanuelle Walter, auteure de Soeurs volées – Enquête sur un féminicide au Canada, nous donne des clés pour mieux comprendre les enjeux.

Photo: Presse canadienne/Mario Beauregard

Certaines histoires résument la tragédie mieux que d’autres. Comme celle de Martha (prénom ­fictif). « Elle a passé son enfance dans un pensionnat où elle a subi de graves maltraitances », raconte Alana Boileau, de Femmes autochtones du Québec (FAQ) et coauteure de Debout et solidaires, premier rapport québécois qui traite des femmes assassinées et disparues des communautés autochtones. Martha ne s’est jamais vraiment remise de ce traumatisme. Elle a reçu une compensation financière, mais cet argent est devenu l’objet de conflits avec son ­entourage. « Un jour, elle a été violemment ­battue et, à l’hôpital, on a refusé de la soigner parce qu’elle était en état d’ébriété, explique Alana. Elle est décédée chez elle des suites de ses blessures ! Pour moi, cette histoire est emblématique. A-t-elle été tuée uniquement par l’homme qui a porté les coups ? Non. Le pensionnat et l’hôpital sont aussi responsables. Les causes de sa mort sont liées à la fois à notre passé colonial (l’époque des pensionnats), à un racisme systémique (l’hôpital qui refuse de la prendre en charge) et à son histoire intime (l’homme qui l’a agressée était un proche). Tout est dit. »

Voilà qui plaide en effet pour ne pas réduire ces crimes et agressions à de simples faits divers. Ce n’est pas le fruit du hasard si de quatre à sept fois plus de femmes autoch­tones que de Blanches sont victimes d’homicide selon Statistique Canada, au Québec comme ailleurs. Pour­tant, ce drame a longtemps été et demeure sous-estimé ici. Et sous-médiatisé !

On ne les connaît pas

Certes, le cas de Maisy Odjick et de Shannon Alexander, disparues de Maniwaki en 2008, à 16 et 17 ans, a été rapporté dans la presse québécoise. Mais comparer cette couverture médiatique à celle consacrée, par exemple, au meurtre de Natasha Cournoyer ou à la disparition de Julie Surprenant est un exercice cruel. La différence est abyssale. Pire, les noms des dizaines d’autres Amérin­diennes du Québec qui ont connu un sort semblable sont parfaitement inconnus du grand public. Lors du lancement du rapport Debout et solidaires en décembre dernier, les familles de Tiffany Morrison, assassinée près de Kahnawake en 2006, de Cindy Ruperthouse, disparue de Val-d’Or en 2014, et de Carleen Marie McDonald, tuée à Akwesasne en 1988, étaient présentes et bouleversées par la découverte, l’avant-veille, des restes de la petite Cédrika Provencher. Mais ce nom-là est connu de tous ; pas ceux de leurs filles, de leurs sœurs. Qui a entendu parler de Maryse Fréchette, de Joliette, ou de Bea Kwaronihawi Barnes, de Châteauguay, toutes deux disparues à l’âge de 17 ans ? Dans un rapport publié en mai 2014, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) révèle que 46 Amérindiennes, Métisses et Inuites ont été assassinées ou ont disparu au Québec entre 1980 et 2012. Or, ces chiffres sont en deçà de la réalité : FAQ en a dénombré pour la même période « plus d’une cinquantaine » et pense être loin du compte.

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Des victimes au Québec

Jusqu’aux révélations de l’émission Enquête (ICI Radio-Canada Télé) sur la situation à Val-d’Or, en octobre dernier, de ­nombreux Québécois percevaient cette réalité comme extérieure à la province. Pourquoi ? D’abord parce que les femmes autochtones sont peu visibles au Québec – on y compte 1,8 % des autochtones reconnus comme tels (Premières Nations, Métis, Inuits) contre 16,7 % au Manitoba, par exemple. Et la majorité vit dans les réserves, loin des grands centres, ce qui n’est pas le cas dans l’ouest du pays. Cet angle mort a aussi une ­composante linguistique : les études de ­l’Association des Femmes autochtones du Canada et de la GRC sont moins poussées ici en raison de la « barrière de la langue ». Il suffit pourtant d’interroger Nakuset Shapiro, directrice du Foyer pour femmes autochtones de Montréal, pour comprendre que cette violence se déroule littéralement sous nos yeux. « J’en accueille qui sont issues de communautés isolées, notamment des Inuites. Elles viennent dans la métropole pour se faire soigner, ou parce que leur village est surpeuplé et que leur quotidien est invivable, ou encore pour fuir la brutalité. Neuf sur dix ont été victimes de violence. Mais, une fois arrivées à Montréal, ça recommence… elles se font agresser ! Leur vulnérabilité fait d’elles des cibles. »

L’histoire de Lynn est éloquente. Cette belle Crie de la Baie-James, venue à Montréal pour traiter une toxicomanie, a disparu durant trois longues semaines à l’hiver 2015. Elle s’était fait embarquer par des proxénètes qui souhaitaient la prostituer. Heureusement, elle a réussi à se sauver. Fragilisées socialement et mentalement, ce sont des proies faciles. Les femmes de Val-d’Or qui se sont exprimées à Enquête étaient dans une situation typique d’hyperfragilité – et elles assurent que la police a abusé d’elles plutôt que de les protéger.

Sur fond de violence

A vigil for murdered and missing aboriginal women held in Montreal, Que., October 29, 2015. THE CANADIAN PRESS IMAGES/Mario Beauregard

Photo: Presse canadienne/Mario Beauregard

Si les femmes autochtones sont surreprésentées parmi les victimes d’homicide, c’est d’abord parce qu’elles vivent dans des environnements pauvres et malsains, que ce soit dans les réserves ou en ville. Elles sont en danger… même si elles n’ont pas un mode de vie « à risque ». Tiffany Morrison, résidante de la réserve mohawk de Kahnawake, était juste allée prendre un verre en ville, à LaSalle, un soir de juin 2006. On l’a aperçue pour la dernière fois dans le taxi qui la ramenait chez elle. Ses ossements ont été découverts au pied du pont Mercier (près de Montréal) quatre ans plus tard, mais on n’a jamais retrouvé l’assassin.

Comment expliquer ces meurtres ? La violence conjugale est souvent en cause. « Selon une enquête menée par le gouvernement canadien en 2004, les femmes autochtones déclarent 3,5 fois plus d’actes de violence que les autres, notamment des violences familiales et des agressions sexuelles », indique Amnistie internationale dans les documents de sa campagne de solidarité avec les femmes autochtones de l’automne 2015. Mais 17 % des meurtres de descendantes des Premières Nations ont eu lieu dans la rue, sur la route ou l’autoroute, contre 1 % des meurtres de Blanches ! Le Globe and Mail a révélé qu’elles étaient plus que les autres ciblées par les tueurs en série. En clair, elles sont menacées chez elles… et en dehors de chez elles. Pas toutes, cependant. D’une part, elles ne vivent pas toutes dans des quartiers défavorisés ou dans des familles dysfonctionnelles. D’autre part, nombreuses sont celles qui ont eu des vies très dures mais s’en sont sorties.

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Enfin, l’espoir

Y a-t-il des chances que cette tragédie prenne fin ? La commission d’enquête nationale, tant attendue, est en cours. Au Québec, le gouvernement a débloqué 6 millions de dollars pour renforcer les structures d’aide et d’accueil à Val-d’Or. Et une commission parlementaire chargée d’examiner les conditions de vie des femmes autochtones en lien avec les agressions sexuelles et la violence conjugale a commencé ses travaux fin octobre.

À Montréal, les organismes de la communauté et le Service de police de la Ville de Montréal ont signé un partenariat pour améliorer les procédures d’enquête dans les cas de disparition ou de meurtre. Reste que le soutien à ces populations passe par la lutte contre la pauvreté, pour l’accès au logement…

« Ce que nous traversons, ce n’est pas une “problématique” ou une “histoire”, c’est notre vie, la vie réelle, explique Cheryl McDonald, une Mohawk d’Akwesasne dont la sœur a été tuée par homicide. Nous avons grandi dans la violence. Nous ne savons plus qui nous sommes… Aujourd’hui, le gouvernement canadien semble prêt à nous aider. J’ai beaucoup d’espoir. Et j’espère que tout ceci aidera les enfants et les petits-enfants de ma sœur à guérir. »

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Sœurs volées – Enquête sur un féminicide au Canada, par Emmanuelle Walter, Lux Éditeur, 2014, 244 P.

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