Reportages

En prison avec ma fille

Depuis 16 ans, Josée Boulanger consacre sa vie à Annie-Pier, son enfant handicapée. Elle nous a ouvert les portes de sa « prison dorée ».

« C’était l’enfer ! C’était l’enfer ! » Tout en parlant, Josée Boulanger coupe en parts égales la lasagne qu’elle a préparée pour le dîner. Elle en a long à dire, et gros sur le cœur. Dehors, le soleil de mai se fait timide. Dans la salle à manger, une certaine tension règne. Autour de la table : Daniel, le conjoint de Josée, Annie-Pier, sa fille handicapée, Olivier, le photographe, et moi. La lasagne est réussie, mais je n’ai pas très faim. Après tout, je suis dans une « prison dorée », comme le dit Josée. Et même si ce pénitencier est bien joli – une belle maison à Rock Forest, en banlieue de Sherbrooke, avec des savonnettes chics dans la salle de bains et une piscine dans la cour –, j’ai hâte de repartir.

Mais la personne qui a le plus envie de sortir d’ici, c’est Josée.

Assise sur sa chaise, Annie-Pier ne dit pas un mot et regarde droit devant elle, c’est-à-dire dans le vide. Impossible de savoir si elle écoute sa mère, encore moins si elle la comprend. D’après les tests, Annie-Pier a l’intelligence d’un enfant de cinq ou six ans. La réalité est beaucoup plus complexe. Elle sait lire : elle a dévoré tous les Harry Potter ; par contre, elle ne se souvient de rien. Elle sait télécharger des chansons sur Internet, mais si Josée ne lui rappelle pas qu’elle doit faire pipi, elle oubliera. Annie-Pier ne réagit que lorsque sa mère ou son père lui posent une question. Elle répond alors par monosyllabes, d’une voix gutturale. Ses réponses se résument la plupart du temps à deux expressions : « Sont comiques » ou « C’est mignon ». « Je ne sais pas où elle a pris ça, dit Josée. Elle peut répéter “c’est mignon” 50 fois par jour. »

L’enfer dont il est question a commencé il y a plus de 16 ans. Lors de la dernière échographie, quelques jours avant la naissance, les médecins remarquent qu’il y a « un problème ». La tête du bébé est trop grosse, son corps, trop petit. À première vue, un cas de nanisme. Un bec-de-lièvre est une possibilité, des difformités aussi. Il se peut que l’enfant meure dès que le cordon sera coupé. Et on ne voit qu’un bras… C’est avec l’impression de porter un monstre dans son ventre que Josée accouche par césarienne le 10 avril 1992. Merveille : son bébé semble normal. Aucune déformation, deux bras, deux jambes, une belle bouche… Mais le volume de la tête est disproportionné par rapport au reste du corps. Et c’est grave.

La cage thoracique, trop petite, empêche le bébé de respirer. Incapable de s’alimenter, le poupon est nourri par un tube qui va jusqu’à son estomac par le nez ou la bouche. Au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS), les médecins se perdent en conjectures. Annie-Pier est transférée à l’Hôpital Sainte-Justine, à Montréal. Le verdict tombe : elle est atteinte du syndrome de Jeune, une maladie génétique encore peu connue et extrêmement rare touchant un bébé sur 100 000 environ. La plupart des enfants qui en souffrent décèdent avant l’âge de deux ans. Ceux qui survivent peuvent atteindre une certaine autonomie. (Ce ne sera jamais le cas d’Annie-Pier : son cerveau, que les médecins estimaient normal à la naissance, a subi des lésions irréparables lors des réanimations in extremis.) Aux parents désemparés, on donne le choix : ils peuvent laisser leur fille « végéter à l’hôpital », selon l’expression même du médecin, ou apprendre à la soigner et l’emmener vivre à la maison.

Ses deux premières années, Annie-Pier les passe au CHUS. Josée et Daniel aussi. Un jour, enfin, elle obtient son congé et arrive à Rock Forest. Ses parents l’installent dans sa chambre, décorée d’images de Mickey Mouse et meublée de 25 000 $ d’équipement médical : pompe à gavage pour la nourrir, machine à succion pour aspirer les sécrétions de sa bouche ou de son nez au besoin, concentrateur d’oxygène pour lui en administrer en permanence, saturomètre indiquant son rythme cardiaque et mesurant le taux d’oxygène dans son sang, respirateur auquel elle est branchée la nuit.

« On était naïfs, niaiseux, on ne savait pas dans quoi on s’embarquait : il fallait s’occuper d’elle 24 heures sur 24, se lever la nuit, jamais de vacances, jamais de break. Les médecins ne brossent pas un tableau tout noir, ils donnent de l’espoir, dans le but qu’on s’attache… Ils sauvent l’enfant mais, en fin de compte, ils le remettent aux parents en leur disant : “Arrangez-vous avec, maintenant.” Aujourd’hui, je ne suis plus capable d’écouter des téléthons, de voir les gens applaudir parce qu’un enfant est censé être sauvé et qu’il retourne à la maison, branché de partout. »

« C’était l’enfer ! poursuit Josée. Je n’étais pas capable de la faire manger. Ça prenait une heure et demie. Daniel était plus patient que moi. » Toujours debout près du comptoir de la cuisine, elle actionne le mélangeur quelques secondes. « C’est comme ça qu’elle mange. » La lasagne, déchiquetée, n’est plus qu’une indescriptible purée. Nourrie pendant les six premières années de sa vie par gavage – au début par le nez puis par un « trou » dans son abdomen –, Annie-Pier n’a jamais appris à mastiquer. Tout doit être mou.

« Un soir, après un tour de bateau avec un ami à Magog, je cherchais un endroit avec des spaghettis au menu et je croyais qu’un restaurant avec un nom italien en servirait. » Il n’y en avait pas. Josée demande si c’est possible de commander d’autres sortes de pâtes et de les faire écraser. « Impossible, répond la serveuse, le gérant ne veut pas. Il dit que ça va avoir l’air d’une bouillie, on a une franchise, les gens n’aimeront pas ça. » « Si c’est comme ça, répond Josée, on va partir, parce que mon enfant ne pourra rien manger. » Finalement, on accepte de couper des pâtes avant de les faire cuire, mais on ne les pile pas. « J’ai passé plusieurs minutes à le faire dans son assiette. Voilà. On ne sort pas souvent. »

Cette enfant est « venue au monde pour souffrir et pour être aimée », dit Josée en regardant sa fille pendant qu’Olivier et moi fixons notre part de lasagne pour cacher notre malaise. Elle a déjà beaucoup souffert. Et ce n’est pas terminé. « On a encore du nouveau. Hier, on est allés voir le généticien. On vient de trouver, 16 ans plus tard, sa vraie maladie. C’est le syndrome de Shwachman-Diamond, qui ressemble au syndrome de Jeune, mais en pire encore. » La liste des ennuis de santé d’Annie-Pier ne cesse de s’allonger. Ses genoux, qui lui font de plus en plus mal et l’empêchent de marcher longtemps sur ses jambes arquées, nécessiteront peut-être une opération très délicate. Une décision sera prise cet automne. Cette perspective terrorise la mère. « Elle risque de ne plus pouvoir marcher. Si elle aboutit dans un fauteuil roulant… Je ne sais pas où je vais trouver le courage et l’énergie pour faire face à cela. »

Le corps d’Annie-Pier raconte chaque bataille livrée. La dernière remonte à 2007 : ouverture du dos, de la nuque au bassin, pour corriger une déviation de la colonne vertébrale. « La cicatrice est horrible », affirme Josée. Au fil des ans, sa fille a vu la mort de près tant de fois, elle a été hospitalisée si souvent que sa mère, qui était toujours à ses côtés, n’en tient plus le compte. « Il y a des choses que j’essaie d’oublier. »

Josée raconte, décrit, s’emporte puis essuie une larme en ajoutant : « Je m’étais promis de ne pas pleurer. » Daniel, son conjoint, l’autre membre du team comme elle dit, participe à tous les soins et prend souvent la relève, mais demeure plus calme. C’est une force tranquille. Ils se sont rencontrés il y a 26 ans au cégep de Victoriaville. Sur des photos de l’époque, on les voit, collés l’un sur l’autre, amoureux et tout sourire devant l’avenir… Une fois leur carrière lancée (lui est comptable agréé, elle, comptable), ils ont voulu des enfants, plusieurs enfants. Après des années d’essais infructueux, le couple s’est rendu compte que la nature n’était pas de leur côté : lui était fertile à 50 %, elle à 70 %. Après des traitements hormonaux, Josée devient enfin enceinte, mais fait une fausse couche. Les traitements hormonaux recommencent. Rien, toujours rien. Puis, comme dans un roman, alors qu’ils n’y croyaient plus, une nuit d’amour sur une plage du Maine porte ses fruits.

Le calvaire d’Annie-Pier a évidemment changé leur rêve d’avoir une grosse famille. Comme Daniel et Josée sont tous deux porteurs de l’anomalie génétique responsable de la maladie de leur fille, il était hors de question de courir le risque de mettre au monde un autre enfant atteint du même syndrome (une chance sur quatre). Alors, « on a changé la recette », explique Josée. Il y a huit ans, ils ont pris en charge une fillette de 14 mois de la DPJ, qu’ils ont finalement adoptée. Laurence, la petite sœur d’Annie-Pier, une enfant en santé et pleine de vie, est l’un des rares bonheurs que connaît le couple.

Daniel, qui a tenu à nous rencontrer, le photographe et moi, n’a pas voulu faire partie du reportage photo. Il approuve toutefois la démarche de sa blonde. « J’aimerais ça que tu parles », lui lance soudain Josée. Il commence : « C’était assez intense à vivre pour tout le monde… » « La différence entre lui et moi, reprend Josée, c’est que lui a gardé son équilibre, son travail. Il est capable de « ventiler »… Comme c’est lui qui gagnait le plus, c’est moi qui ai quitté mon emploi pour m’occuper d’Annie-Pier. Je suis toujours enfermée ici. Et je n’ai rien pour me changer les idées. Depuis sa dernière opération, il y a 15 mois, Annie-Pier n’a fréquenté l’école que sept semaines. Le pire dans ce que je vis, c’est de penser que je laisse mon mari me faire vivre, comme ma mère et ma grand-mère. J’aimerais tellement pouvoir me dire que la bouffe que vous mangez, j’en ai payé une partie. »

Quand Châtelaine a voulu faire un reportage sur les aidantes naturelles, nous avons lancé des bouteilles à la mer dans Internet et mis une annonce sur le site de Chloé Sainte-Marie, la conjointe de Gilles Carle, celle qui a fait connaître la cause des aidants familiaux. Il a fallu plusieurs mois avant de trouver Josée. D’autres « candidates » s’étaient manifestées avant elle ; certaines voulaient témoigner sous un pseudonyme et toutes refusaient de se faire photographier. Pas Josée. Elle l’affirme elle-même : « Je suis un livre ouvert. »

Elle en a d’ailleurs écrit un, publié à compte d’auteur, sur l’enfer – et les beaux instants aussi – qu’elle a vécu avec Annie-Pier : Merci pour la vie ! « Merci pour la vie, ce sont les mots que, bien souvent, j’ai cru entendre de l’âme de mon enfant lors des moments difficiles », peut-on lire en quatrième de couverture. Et elle continue à déverser son trop-plein d’émotions sur son site Web. « Écrire, c’est ma bouée de sauvetage. J’ai commencé il y a 10 ans, après avoir lu une chronique de Janette Bertrand dans un magazine. Elle invitait les gens qui avaient vécu une histoire hors de l’ordinaire à lui écrire. Je me suis installée devant l’ordinateur : “Bonjour, Madame Bertrand, ma vie ressemble…” J’écrivais, j’écrivais et je braillais, je braillais. Finalement, j’ai écrit 43 pages sans m’arrêter. »

À notre première rencontre, en mars dernier, Josée était en colère : un médecin du CHUS l’avait dénoncée à la DPJ. C’est que, exaspérée de n’avoir aucune aide à la maison à la suite de l’opération d’Annie-Pier à la colonne vertébrale, elle avait lancé qu’il fallait peut-être qu’elle assassine sa fille pour les faire réagir. (La plainte s’est avérée non fondée.) Josée est souvent agressive. Elle le sait et elle fait des efforts pour moins s’emporter. Combative, elle n’hésite pas à se transformer en tigresse pour se faire entendre. Depuis 16 ans, elle se débat dans un système de soins de santé qui, a-t-elle constaté à maintes reprises, laisse en plan les parents comme elle. « Ça peut prendre un an au CLSC avant de répondre à une demande simple, de l’aide au bain, par exemple », explique Josée, qui ajoute du même souffle avoir de plus en plus de difficulté à « laver les poils » de sa propre fille ou à changer ses serviettes hygiéniques.

Josée souhaite ardemment que les choses évoluent pour le mieux, et ce, sur le plan politique. Malgré tous les revers, elle y croit encore. Pour elle, bien sûr, mais aussi pour les autres qui auront à affronter le même cauchemar. « Je n’aurai pas vécu tout ça pour rien. » Elle écrit des lettres aux journaux (pour dénoncer, entre autres, le fait qu’elle devait payer le stationnement à l’hôpital, où elle se rend en moyenne 50 fois par année, l’une des petites batailles qu’elle a gagnées). En 2006, avec quatre autres mères dans le même genre de situation, elle a fait des pieds et des mains pour rencontrer l’attachée politique du premier ministre Jean Charest et la sensibiliser à leur dure réalité : le manque de soins spéciaux, l’impossibilité de trouver une garderie subventionnée pour les jeunes handicapés de plus de 12 ans, l’obligation de quitter leur emploi pour s’occuper de leurs enfants, le recours souvent inévitable à l’aide sociale, l’indifférence, le découragement…

La rencontre a eu lieu, mais n’a rien donné. « Aux yeux du gouvernement, jusqu’à ce qu’un enfant handicapé ait 18 ans, nous ne sommes pas des parents aidants. Cette catégorie n’existe pas. Nous sommes des parents, point. Ça veut dire : “endure !” » Aujourd’hui, Josée s’avoue plus qu’amère. Démoralisée. Son couple, qui a tenu bon là où tant d’autres unions font naufrage, pourrait être au bord de l’éclatement.

Un mois après la lasagne, on s’est revus. Josée était plus calme. Daniel était au bureau, Annie-Pier était pour une rare fois à l’extérieur dans un camp de jour avec d’autres handicapés, et Laurence, la cadette, jouait avec un ami au sous-sol. Nous nous sommes assis tous les deux sous le parasol, près de la piscine, et Josée Boulanger a répondu à toutes les questions, même aux plus difficiles, avec une franchise bouleversante.

On estime que 8 couples sur 10 avec un enfant handicapé se séparent. Pas vous deux. Pouvez-vous l’expliquer ?
Je pense que c’est notre amour pour Annie-Pier qui nous a unis pendant plusieurs années. On voulait des enfants pour faire des choses ensemble, alors que c’est le contraire qui s’est produit. C’est pas une vie de couple qu’on a. On a survécu, mais on n’a pas vécu. Je suis au bout du rouleau, je pleure tout le temps. On va probablement me diagnostiquer une dépression bientôt… Je me regarde, j’ai pris 60 livres, j’ai juste envie de – je ne veux pas brailler, je vais me retenir – envie de retrouver de l’estime, de la confiance en moi. J’ai peur que Daniel me quitte, j’ai peur aussi qu’un jour ce soit moi qui parte.

Pourquoi maintenant ?
Jusqu’à tout récemment, je ne m’étais jamais demandé pourquoi on est encore ensemble. Il y a un déclic qui s’est fait à un moment donné. Je ne suis plus heureuse dans cette situation. J’ai 42 ans. J’aimerais tellement prendre du temps pour moi, pour notre couple. Pouvoir lâcher prise. Mais la vie d’Annie-Pier dépend de la mienne, et si moi, je lâche prise, qu’est-ce qui va advenir d’elle ? Ma plus grande peine serait qu’elle atterrisse dans une famille d’accueil et que le gouvernement m’ait eue à l’usure, comme dans la plupart des situations que j’ai vues.

Vous avez été en contact avec d’autres parents aidants ?
Durant sept ans, j’ai été bénévole au Centre de réadaptation de l’Estrie (CRE). J’ai cessé après le signalement à la DPJ, qui m’a complètement démolie. Mon rôle ? Écouter et partager mon expérience avec d’autres parents d’enfants handicapés. Cela faisait partie du cours d’une orthophoniste qui donnait des trucs pour favoriser l’apprentissage du langage chez les enfants qui accusent des retards. J’intervenais aussi comme conseillère ou animatrice adjointe auprès des parents, car j’avais suivi ce cours pour Annie-Pier quand elle avait quatre ans. C’est là que j’ai vu des parents abandonner leurs enfants souvent par manque de services… J’en ai vu, de la détresse. Je les comprenais.

La dernière fois, vous m’avez parlé de votre cercle d’amies proches, qui vivent des situations semblables…
Une chance que je les ai ! En plus, elles habitent tout près. Ce sont les seules qui peuvent vraiment comprendre ce que je vis. Il y a Angela, la mère de Nicolas. On s’est connues quand son fils avait un an. Il en a 15, aujourd’hui. C’est l’amoureux d’Annie-Pier. Nicolas est déficient moyen. Il a une maladie unique au monde, des problèmes de santé multiples. Malheureusement, son état se détériore et son espérance de vie diminue de jour en jour. Nicolas téléphone cinq ou six fois par semaine à sa « blonde d’amour », comme il appelle Annie-Pier.

Angela est toujours à l’écoute quand j’en ai besoin et elle m’encourage et me remonte le moral dans les moments difficiles. Elle est directrice d’école, et son mari est boucher. Nicolas a été accepté à la maison André-Gratton de Montréal. [C’est un lieu d’accueil pour des familles ayant besoin de répit et un centre de soins pour les enfants en fin de vie. Josée aurait voulu qu’Annie-Pier y fasse un séjour de quelques semaines, mais puisque son état est stable, pour le moment, la demande a été refusée.] Alors ils auront de l’aide le moment venu…

Vous avez aussi une amie qui s’appelle Josée.
Oui. Josée était enseignante, et son mari, ingénieur. Elle n’a plus d’emploi car elle doit s’occuper de leur fils de 17 ans, Marc-André, un grand prématuré, un miraculé de la médecine moderne né à 27 semaines. À sa naissance, sa trachée n’était pas formée. Il a une paralysie cérébrale due à de nombreux arrêts respiratoires et en est à sa 35e opération. Sa trachée a été reconstruite à partir d’os de sa cage thoracique. Pour respirer, il a eu une trachéo, un trou dans la gorge. La semaine dernière, on lui a retiré sa trachéo et, à la suite de complications, ils ont voulu la lui remettre car sa vie est en danger. Marc-André refuse. Il préfère mourir plutôt que de vivre dans la souffrance physique et morale des interventions chirurgicales répétées et sans fin. Il est apte à refuser des soins médicaux, car il n’a pas de déficience intellectuelle (confirmée par un psychiatre qui l’a évalué). Et pourtant, le monde médical s’acharne sur lui. Peut-on le respecter un peu ? Certains médecins veulent même amener ses parents devant les tribunaux pour négligence, car Marc-André pourrait encore avoir une espérance de vie, mais avec de nombreux médicaments et de nombreuses autres opérations. Est-ce que l’on comprend vraiment toute l’ampleur des sacrifices que cela demande, non seulement pour lui mais aussi pour sa famille ? Des histoires de fous, je pourrais en raconter toute la nuit…

Que demandez-vous exactement ?
Ce que je demande au CLSC, mais qui n’existe pas, c’est que quelqu’un vienne à la maison pour s’occuper d’Annie-Pier et me permettre ainsi un retour au travail. On m’a répondu de faire appel à la parenté ou aux voisins. On m’a suggéré de mettre une annonce dans le journal ou de m’adresser au curé, qui pourrait connaître une paroissienne pouvant le faire, etc. Depuis trois ans, je reçois 400 $ par année pour du gardiennage spécialisé, genre camp de jour, mais je dois trouver moi-même la ressource, ce qui n’est pas évident. Je m’étais d’ailleurs informée l’an dernier pour savoir si je pouvais donner ce montant à ma sœur, qui avait pris en charge les filles pour deux nuits. Nos deux premières nuits seuls, Daniel et moi, depuis 14 ans ! Comme ma sœur n’offre pas du gardiennage spécialisé selon les critères du CLSC, je ne pouvais pas lui donner ce montant. Il fallait que je trouve quelqu’un d’autre qui corresponde à ces critères pour être admissible à recevoir cette aide. Déjà que les ressources sont difficiles à trouver, on ne peut même pas encourager les gens de notre famille qui tentent de nous aider !

Je reçois 88 $ par mois pour faire garder Annie-Pier. Je suis prête à tout donner (ce montant-là, mes allocations familiales – à peu près 4 000 $ par année) pour que quelqu’un vienne garder ma fille à la maison. Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de dignité. L’ironie de la chose, c’est que, si j’envoyais Annie-Pier à l’hôpital de Sherbrooke – parce qu’on m’a offert de la prendre en charge – ou que je la plaçais en famille d’accueil, cette famille recevrait autour de 17 000 $ non imposables et tout serait payé, même les médicaments.

C’est quand nous avons recueilli Laurence que j’ai allumé : on nous donnait 550 $ par mois pour nous occuper d’elle. La DPJ vient en aide à des parents imparfaits aux prises avec des enfants parfaits. À l’inverse, il y a des parents parfaits aux prises avec des enfants imparfaits qui en arrachent aussi. C’est quoi la différence ? Ces parents-là ont autant besoin d’aide que les autres.

Vous avez une belle maison. Cela a joué contre vous ?
Oui. Quand les intervenants viennent faire un tour ici, je sais qu’ils se disent : « Ouais, ils ne sont pas démunis. » Non, on n’est pas démunis. Mais quoi, il faudrait vivre dans un taudis pour avoir de l’aide ? Je suis capable de me payer de l’aide psychologique, je me suis d’ailleurs payé deux, trois thérapies, une thérapie de couple, Daniel tout seul, puis moi toute seule…

Ça vous a aidés ?
Oui, ça nous a aidés, mais il y a tout le temps quelque chose. L’année passée, Annie-Pier a failli mourir deux fois. Depuis 16 ans, ça fait peut-être 20 fois qu’on manque de la perdre, si c’est pas plus. Ça prend quasiment un thérapeute à toutes les semaines pour pouvoir survivre à ça, mais ce service-là n’est pas payé. Ça fait que je me dis, c’est beau un psy, mais j’aime mieux avoir une piscine dans ma cour pour en profiter, parce que si je donne tout au psy ou au service de garde, il me reste quoi, à moi ? Mais si j’abandonnais Annie-Pier, tout serait payé. Et ça, c’est ridicule, c’est vraiment ridicule.

Est-ce qu’il y a des jours où vous souhaitez qu’elle meure ?
Je souhaite ça, j’ai hâte que ça arrive. Oui. Je voudrais qu’elle meure dans mes bras. Quand un parent perd son enfant de 16 ans subitement, son deuil commence et va durer pendant des années. Alors que nous, c’est le contraire. Nous, notre deuil, il est fait depuis longtemps. À force de voir notre enfant souffrir, charcutée, on voit la mort comme une délivrance, pour elle et pour nous aussi.

Que pensez-vous de ce qu’a fait Robert Latimer ? [C’est ce fermier de la Saskatchewan qui, en 1993, a tué sa fille de 13 ans terriblement handicapée en l’asphyxiant au monoxyde de carbone dans son camion. Condamné pour meurtre au second degré, il ne s’est jamais repenti.]
On a jugé cet homme sans même se rendre compte de tout l’amour, des soins et des sacrifices qu’il a offerts à sa fille.  Aurait-il dû s’enlever la vie avec sa fille pour éviter ces jugements ? Je pense qu’il a réveillé des consciences. Je serais la première à lui serrer la main en lui disant qu’il a agi par amour pour sa fille. Des fois, ça me fait peur à moi aussi, parce que l’idée du monoxyde de carbone, je l’ai vraiment eue. Je veux absolument que ce soit écrit dans l’article parce que je veux que les gens réalisent jusqu’où la situation pourrait mener.

Est-ce que la vie d’Annie-Pier vaut la peine d’être vécue ?
J’aurais tellement aimé qu’elle puisse répondre à cette question… Quand je regarde ses yeux, je pense que oui, mais je ne sais pas.

Depuis cet entretien, Josée reçoit enfin de l’aide au bain une fois par semaine. « J’étais heureuse, m’écrit-elle dans un courriel, j’avais découvert la Maison L’Envolée, ici, à Sherbrooke, qui donne du répit aux parents. Et maintenant, j’apprends qu’Annie-Pier ne peut être acceptée car on n’offre pas ce service à des gens ayant une déficience intellectuelle. Je voudrais juste essayer de trouver quelqu’un pour prendre la relève avant qu’il ne soit trop tard pour moi, pour mon couple. » Se sentant extrêmement épuisée, elle a recommencé à se payer l’écoute et l’aide d’un psychologue. Annie-Pier est retournée à l’école en septembre. « Avec mon amie Josée, on a pris le risque de s’inscrire ensemble au gym pour un seul mois, au cas où la vie arrêterait encore nos projets… » Car la porte de sa prison s’est entrouverte, mais qui sait jusqu’à quand ?

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