Nancy Simoneau présidente
Groupe Simoneau, 135 employés
Ma fille, tu es née dans la bonne ère. Quand tu seras grande, les femmes vont avoir accès au monde des affaires. »
Marguerite, la grand-mère -maternelle de Nancy Simoneau, ne croyait pas si bien dire. À 32 ans, sa petite-fille a été propulsée à la tête de Groupe Simoneau, un important fabricant de chaudières industrielles qui compte plus de 135 employés. « Ma grand-mère était une féministe avant l’heure, dit Nancy, qui a aujourd’hui 45 ans. Je pense qu’elle a un peu tracé ma voie. Maintenant, dans les partys de famille, tout le monde m’appelle Marguerite ! »
Les cheveux remontés en chignon et les manches retroussées, elle semble toujours prête à livrer une autre bataille. Combative et lucide. Elle est d’ailleurs persuadée qu’elle ne serait pas là si elle avait eu un frère. « Je n’aurais simplement pas été pressentie », dit-elle. Chacune de ses phrases est entrecoupée d’un éclat de rire, mais on devine que Nancy a ramé fort pour surmonter les préjugés et se convaincre elle-même qu’elle avait ce qu’il fallait pour prendre les commandes du constructeur de chaudières. Car René Simoneau ne lui a pas fait de cadeau en lui laissant son usine. C’était au printemps 2001. Il devait rester pour assurer la transition. Mais, trois mois plus tard, les tours du World Trade Center à New York se sont effondrées et, avec elles, les certitudes du fondateur de Groupe Simoneau. « Nous étions tous dans la salle de réunion à regarder les événements à la télé, raconte Nancy. Mon père s’est levé d’un bond en disant : “C’est fini pour moi, le monde est devenu trop complexe.” Il est sorti et n’est jamais revenu au bureau. »
L’année qui a suivi a été la pire qu’a connue l’entreprise. Son chiffre d’affaires a baissé de 30 % d’un seul coup. « Mes compétiteurs faisaient des paris sur le temps que ça prendrait avant que je “plante”, dit Nancy. Mais si je suis la fille de, je suis aussi une entrepreneure dans l’âme. » Un trait de caractère qu’elle s’est découvert sur le tard. Quand, à 16 ans, elle a intégré l’entreprise pour un premier emploi d’été, c’est parce qu’elle était trop timide pour chercher ailleurs !
Son ascension à la présidence a été soigneusement planifiée ; elle a occupé à peu près toutes les fonctions dans la boîte. « Si un employé me dit que je ne comprends pas, je peux lui répondre que j’ai déjà fait sa job ! » Son conjoint, chargé de projet au sein de Groupe Simoneau pendant 10 ans, y est pour quelque chose, raconte madame la présidente, qui est aussi mère de deux filles de 18 et 22 ans et d’un garçon de 17 ans. « À la maison, mon chum s’occupait de la routine du soir avec les enfants, et moi, je m’occupais des matins. »
L’aînée, Frédérique, a elle aussi commencé à travailler dans l’entreprise. Future patronne ? Au dire de sa mère, la jeune femme a déjà son opinion sur la trajectoire de l’établissement !
C’est Marguerite qui serait fière.
Élisabeth Bélanger, présidente
Élaine Bélanger, directrice des approvisionnements
Maison Orphée, 35 employés
Rendre ses enfants autonomes peut parfois se retourner contre soi… Florent Bélanger en sait quelque chose !
En 2005, quand cet ex-commissaire industriel à la Ville de Québec a voulu intégrer à temps complet la Maison Orphée, l’entreprise qu’il avait achetée en 1992 et confiée à ses deux filles, ces dernières lui ont répondu : « Non merci », elles étaient assez grandes pour se débrouiller toutes seules ! Aucune des deux n’avait pourtant de formation en alimentation ou en administration. Élisabeth, qui est arrivée en 1993, se destinait à la traduction. Sa cadette, Élaine, qui l’a rejointe quatre ans plus tard, a étudié en droit. Et ce qui devait être un projet de retraite pour Florent est devenu leur projet de vie. Elles en ont pris et emballé des commandes… Et elles ont bâti un petit empire d’huiles, de vinaigres et de moutardes haut de gamme qui emploie maintenant 35 personnes.
« Notre père connaissait ses deux moineaux. Il savait que nous ne prenions pas de décisions à la va-vite et il nous faisait confiance », dit Élisabeth. Elles ont commis des erreurs, se sont relevées et ont recommencé, comme lorsque, petites, elles apprenaient à rouler à vélo. « Nos parents nous ont montré à avoir du fun dans ce qu’on fait, et dédramatiser nous aide dans les moments les plus difficiles », renchérit Élaine.
Elles se souviennent de discussions musclées avec leur père sur la direction à prendre. « Mais tout était oublié au souper du dimanche, poursuit Élaine. Apprendre à départager les faits des émotions, c’est très utile dans une entreprise familiale. » Aux femmes qui s’apprêtent à succéder à leurs parents, elles conseillent de réfléchir aux raisons profondes qui les motivent. Il faut avoir soi-même le désir d’entreprendre. « Mais jamais pour faire plaisir à papa », disent-elles en chœur.
Et leur relève à elles ? « Ce n’est pas une priorité pour l’instant, mais on n’attendra pas d’avoir 60 ans pour en -parler. Florent nous a aussi sensibilisées à ça. »
Josée Prud’homme, présidente
Cargair / Max Aviation, 130 employés
En pleine ascension dans sa carrière d’avocate en droit des sociétés, Josée Prud’homme est descendue de sa grande tour du centre-ville de Montréal pour atterrir sur le tarmac de l’aéroport de Saint-Hubert.
C’est là qu’évolue Cargair/Max Aviation, l’école de pilotage fondée par son grand-père en 1961 et reprise par son père, Guy Prud’homme. Aujourd’hui, à 45 ans, elle dirige l’établissement, qui compte une flotte de 45 appareils et 3 écoles de pilotage formant plus de 200 pilotes par année. « J’ai grandi dans l’entreprise, dit-elle. J’y ai travaillé pendant mes études, alors, quand je suis revenue, j’avais l’impression de rentrer chez moi. » N’empêche que ce n’était pas écrit dans le ciel qu’elle allait prendre la tête de l’entreprise familiale… La voie était plutôt toute tracée pour Olivier, son frère, qui y bossait depuis 17 ans.
Mais quand fiston a choisi de poursuivre une carrière de pilote chez Air Transat, Guy Prud’homme s’est demandé ce qu’il allait faire de Cargair, étant donné que sa fille, Josée, avait elle aussi déjà une carrière florissante. Allait-il vendre ? Donner le tout à ses neveux, aussi employés de la boîte ?
« Je ne pouvais pas laisser faire ça », dit Josée. Pourtant, elle a attendu longtemps. « Ma décision était prise, mais je voulais faire mes classes avant », dit-elle. À l’époque, papa est sceptique. Sa fille, bien rémunérée dans son cabinet, n’allait jamais vouloir travailler dans une PME, croyait-il. « J’ai dit : “Attends, tu me connais mal, j’ai le même sang que toi qui coule dans mes veines !” »
En 1999, lors d’un souper familial, Guy Prud’homme a un malaise et doit être conduit à l’hôpital. Le lundi suivant, Josée donne sa démission. Elle commence comme vice-présidente avant d’assumer la présidence en 2007. Son père, toujours actif dans l’entreprise, s’occupe entre autres de tenir à jour les statistiques de vol et les données financières. La relève, c’est d’assurer la continuité à travers le changement, croit Josée Prud’homme. « Il faut prendre des décisions rationnelles dans un contexte familial émotif. Si mon père n’est pas d’accord avec une de mes décisions, je me dis que je vais finir par le convaincre et qu’il va l’accepter, mais il faut être solide. » Aujourd’hui, elle sait manœuvrer en zone de turbulences, dans un domaine où la compétition est vive. « Les compagnies aériennes auront besoin de 500 000 pilotes d’ici 2032. On connaît actuellement une pénurie et les écoles se positionnent pour répondre à la demande », dit-elle.
Et sa propre relève ? Elle rit. « Je me demande à quel moment on arrête d’être soi-même la relève pour commencer à penser à la suite ? J’ai une équipe très forte autour de moi, alors, pour l’instant, je n’y pense pas trop. » Maman de deux enfants de 9 et 11 ans, la chef d’entreprise a rarement le temps de s’arrêter. Tellement qu’elle n’a jamais terminé le cours de pilotage commencé il y a quelques années. « Mais je saurais atterrir en cas d’urgence ! »
Pas facile, d’être la fille à papa
En général, quand vient le temps de passer les rênes de l’entreprise familiale, on pense d’abord au fils, ensuite à l’associé principal, puis à l’employé talentueux… C’est seulement une fois ces possibilités éliminées qu’on considère la ou les filles de la famille. Ce sont des « successeures invisibles », écrivait Louise Péloquin, chercheuse à HEC Montréal, dans Les successeures dans les entreprises familiales québécoises, une des rares études consacrées à ce sujet au Québec.
C’était en 1992, mais les choses n’ont pas tellement changé, constate Carol Bélanger, professeur à HEC Montréal et spécialiste de la relève familiale. « Il n’y a pas que la volonté du père fondateur qui soit en cause, dit-il, mais aussi celle des femmes, qui hésitent souvent à faire le saut. » Il voit aussi de plus en plus de relèves bicéphales, deux sœurs ou un frère et une sœur par exemple, qui reprennent ensemble le flambeau. « Car les jeunes ne sont pas tous prêts à mettre de côté leur vie personnelle pour diriger une entreprise », conclut-il.