Art de vivre

Extrait: Vivre c’est guérir

L’autobiographie de Nicole Bordeleau.

Le plus long jour de ma vie

Le 15 juillet 1996, au matin, ma vie a été fracassée en mille et une miettes par un simple appel téléphonique. Ce jour-là, malgré une autre nuit d’insomnie, la troisième d’affilée, j’avais réussi à me tirer du lit plus tôt que d’habitude. La météo annonçait un début de semaine caniculaire.

Quand j’ai mis le pied dans la cuisine, une masse de chaleur s’est abattue sur moi, confirmant que la journée serait étouffante. J’ai allumé une cigarette et mis la cafetière en marche. Quelques secondes plus tard, l’odeur du café commençait déjà à me donner la nausée. C’était comme cela depuis quelque temps. La moindre odeur de boisson ou de nourriture me soulevait le cœur.

Mon corps semblait peser une tonne, comme si tout mon sang avait été remplacé par un gel visqueux. J’avais l’impression de vivre dans un scaphandre, tellement j’avais la tête lourde. Une immense fatigue me submergeait. Si j’en avais eu les moyens, j’aurais annulé tous mes engagements professionnels et je serais restée au lit. Soudain, le téléphone a sonné et j’ai reconnu sur l’afficheur le numéro de la Dre Vachon. Trois semaines auparavant, je l’avais consultée, puisque depuis quelques mois mon état de santé s’était passablement détérioré.

« Bonjour, Nicole. Avez-vous quelques minutes ? »

Je me suis levée brusquement de ma chaise. Lorsque votre médecin vous téléphone le matin, c’est qu’il y a quelque chose de grave. Un frisson d’inquiétude m’a parcouru la colonne vertébrale.

« Euh… oui…, lui ai-je répondu nerveusement, en trépignant.

— J’ai reçu les résultats de vos analyses. J’ai bien peur que les nouvelles ne soient pas aussi bonnes que je l’avais espéré. Savez-vous ce qu’est l’hépatite C ?

— Euh… je n’en suis pas certaine… »

Je cherchais mes mots. J’avais déjà entendu le nom de cette affection, mais je n’en savais pas davantage.

« C’est une inflammation du foie causée par un virus. En fait, c’est une maladie chronique. »

L’odeur du café flottait dans toute la pièce. Une nouvelle vague de nausée m’a fait frissonner de la tête aux pieds. Une maladie chronique ? Mais non, ce n’était pas possible. Pas moi ! Pas maintenant ! Je pressentais bien, depuis un certain temps, que mon corps était rendu au bout du rouleau, mais, malgré les nombreux avertissements qu’il m’adressait, je m’entêtais à faire la sourde oreille. Quand mon entourage s’inquiétait de me voir si pâle et amaigrie, je leur opposais aussitôt mon propre diagnostic : j’avais attrapé un microbe inoffensif, de ceux qui disparaissent en quarante-huit heures. Quarante-huit heures plus tard, les malaises persistaient et je repoussais de nouveau la réalité en affirmant que ça irait beaucoup mieux le surlendemain.

Après chaque repas, des nausées et une pression inhabituelle dans le côté droit me faisaient regretter d’avoir mangé. Les points noirs qui valsaient devant mes yeux m’empêchaient de me concentrer, si bien que la moindre tâche me demandait un temps fou. La nuit, je me réveillais souvent en sursaut, trempée jusqu’aux os, et je devais changer de pyjama. Jour après jour, je n’avais qu’une seule envie : dormir, dormir, et dormir ! J’étais si épuisée que j’aurais pu m’assoupir n’importe où, n’importe quand, assise, couchée, debout, ou même la tête en bas.

À la fin juin, je n’en pouvais plus. J’étais si mal en point que je suis allée à la clinique. La Dre Vachon m’a examinée tout en me questionnant sur mes symptômes, puis elle m’a pesée. Premier constat, j’avais perdu environ trois kilos. Ensuite, du bout des doigts, elle m’a palpé l’abdomen. « Expirez complètement », m’a-t-elle dit en écrasant mon flanc droit. Une douleur sourde m’a traversé le corps et j’ai dû serrer les lèvres pour ne pas crier. L’examen terminé, je me suis rhabillée. J’espérais de tout cœur qu’elle me prescrirait un médicament contre ces malaises, mais je devrais plutôt subir des analyses biologiques. J’étais déçue, mais en rentrant à la maison j’ai essayé de ne plus penser à tout cela. J’y suis parvenue, jusqu’à ce matin du 15 juillet, quand le téléphone a sonné.

« Je vais transférer votre dossier au service d’hépatologie de l’hôpital Saint-Luc. D’ici quelques jours, vous devriez recevoir un appel pour un rendez-vous avec un spécialiste. »

Je revivais la même sensation angoissante que lorsque j’avais sept ou huit ans et que mon père rentrait du travail. Les bons jours, il pouvait se montrer charmeur et plein d’humour. Ces jours-là, il écoutait Nana Mouskouri ou sifflait des airs d’opéra. Par contre, lorsqu’il était stressé, fatigué ou simplement de mauvaise humeur, je me tenais loin de lui, car il pouvait me punir sans raison. Quand il s’approchait de moi, le regard menaçant et les yeux exorbités, je cessais de respirer. « Pourquoi ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Qu’est-ce qui va m’arriver ? Non, s’il vous plaît, pas encore moi ! »

J’étais debout, les mains crispées sur le combiné, revivant cette scène du passé, alors que la Dre Vachon, au bout du fil, me demandait si j’avais des questions.

« Avez-vous d’autres patients qui souffrent de l’hépatite C ? — Pour le moment, vous êtes la seule. » Elle avait prononcé ces mots avec une telle compassion que j’ai failli fondre en larmes.

« Quels sont les symptômes ? Et les traitements ? Vais-je guérir ? Pourrai-je continuer à travailler ? Qui paiera mon hypothèque ? Et le solde de mes cartes de crédit ? À quel rythme la maladie évoluera-t-elle ? Mon apparence se dégradera-t-elle ? Vais-je souffrir ? Vais-je en mourir ? » Dans ma tête s’entrechoquaient toutes ces questions, mais je n’ai réussi qu’à souffler un faible « merci ». La Dre Vachon m’a ensuite recommandé de me reposer, puis, avant de raccrocher, elle m’a souhaité bonne chance.

Une maladie chronique ? Comment ? Quand ? Avec qui ? Pourquoi ? Il fallait que je sache tout, tout de suite ! Je me sentais incapable de rester dans l’ignorance en attendant de consulter ce spécialiste. J’ai songé à rappeler la Dre Vachon. Elle avait peut-être commis une erreur. « Êtes-vous absolument sûre de ces résultats ? Êtes-vous certaine d’avoir le bon dossier ? » Mais, dans mon for intérieur, je savais que c’était peine perdue. « Qu’est-ce qui va m’arriver, maintenant ? » Le déni qui m’avait permis de franchir les derniers mois s’est écroulé tout d’un coup. J’ai pris ma lourde tête entre mes mains et j’ai attendu des larmes qui ne sont jamais venues. À leur place, une voix froide est montée en moi, martelant mes tempes : « C’est ta faute ! C’est ta faute si tu es malade ! Tu l’as bien méritée, cette maladie ! » C’était la « mauvaise voix ». Petite fille, je l’avais baptisée ainsi, car elle me rendait responsable de tout.

***

Je tente désespérément de m’accrocher au moment présent. Ici et maintenant, j’inspire, j’expire… Mais je perds pied et bascule de nouveau dans le passé. J’ai quatre ou cinq ans, je suis debout près du comptoir de la cuisine, les yeux fermés, me bouchant les oreilles avec les mains. Ce jour-là, il est furieux contre moi, car quelque chose dans le salon a volé en éclats et il m’en croit responsable. « C’est de ta faute ? » demande-t-il. Je sais que ce n’est pas une vraie question. Il ne faut surtout pas que je réponde. Je garde le silence. Quelques minutes plus tard, je suis en pénitence dans ma chambre. Partout où je vais, sa voix me pourchasse…

Aujourd’hui, cette voix est là, encore et toujours. « Maladie chronique. Hépatite C. Maladie chronique. Hépatite C. C’est ta faute ? C’est ta faute ! »

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