Culture

Les mots qui blessent, le regard qui guérit

La romancière Vania Jimenez revisite le conte de Noël en lui donnant une saveur on ne peut plus contemporaine.

Malika l’Africaine avait espéré que son bébé hériterait du don de guérison de son grand-père. Il s’appelait Robyn, ce grand-père nordique très blond, sans doute descendant des Vikings. Vers le milieu du vingtième siècle, il avait abouti en Afrique, emporté sur les vagues successives d’envahisseurs. Initié aux rites locaux par un sorcier, il était lui-même devenu guérisseur, avait eu plusieurs femmes, puis une cinquantaine de petits-enfants.

Malika était la fille d’une de ses filles. Son groupe ethnique, animiste à l’origine, se réclamait à présent du christianisme. Les chemins du cœur faisant fi des religions, Malika avait, elle, rencontré un homme musulman. L’union étant inacceptable pour le clan de la jeune Africaine, l’homme fut chassé et s’enfuit vers on ne sut où. Tandis que Malika, enceinte, dut renoncer aux siens et quitter pour l’Amérique.

Elle y débarqua, d’abord d’un avion. Ensuite, elle se dirigea à pied vers un pays hospitalier, cheminant lourdement sur une route de terre et de roches. Au bout de celle-ci, un petit village s’affairait autour d’une auberge. Malika y fut heureusement accueillie.

Heureusement. Car la marche forcée menaçait de provoquer un accouchement prématuré, dangereux pour l’enfant à venir. Pendant quelques semaines, Malika dut rester couchée. Les aubergistes (qui s’y connaissaient en grossesse), la visitèrent à son minuscule domicile, où elle dormait sur un divan, et la nourrirent. Elle réussit ainsi à compléter neuf mois.

Entre-temps, un autre drame se jouait dans le village. Une des aubergistes, à peine dix-huit ans, souffrait, elle aussi, d’un tourment amoureux: elle avait fini par céder à un homme beaucoup plus âgé, séduisant… Et déjà marié. Incapable de le quitter, tous les jours, elle commençait ses travaux à l’auberge le cœur en miettes. Déjà, au terme de sa première expérience sexuelle, par une seule petite phrase lapidaire, l’homme avait infligé un bleu à son cœur: « Ta performance laisse à désirer, tu aurais pu me procurer plus de plaisir. » Et à chaque rencontre avec son amant, d’autres remarques la meurtrissaient. Chaque fois, elle se sentait salie, avilie.

Dans la grande ville, le mouvement #MoiAussi avait été lancé. La jeune fille se questionnait: ce qu’elle subissait était-il assez grave pour qu’elle y joigne sa voix ?

Rendue à son terme, réchauffée par les villageois, Malika accoucha d’un magnifique garçon, noir de jais, tignasse bouclée et regard qui semblait venir de l’au-delà. Les villageois lui offrirent de l’or, de l’encens… Enfin non, pas vraiment. Des oranges, un édredon et un matelas.

Le bébé s’appellerait Robyn, comme son arrière-grand-père.

Quelques mois s’écoulèrent. Malika aimait bien rendre visite aux aubergistes. Il arrivait qu’elle croisât la jeune fille malheureuse en amour. Elle lui racontait que le petit pleurait rarement, qu’il vocalisait, l’accompagnant. Pour l’endormir, elle chantait des airs de son pays, comme ça. Elle lançait alors quelques notes et le petit faisait de même : Mi… fa… sol…

Puis, ce fut la veille de Noël. Ce jour-là, les yeux de l’aubergiste au cœur triste croisèrent ceux du bébé chanteur. Des yeux comme une paire de perles noires.

La jeune fille se dit tout d’abord qu’il était incroyable, ce regard. Si intense… Une flèche !

Quelque chose transita. Une décharge, un électrochoc contre la sidération.

« Lève-toi et marche. »

Dans l’heure, la jeune fille fit parvenir une missive à son amant. Un «Non!» retentissant, comme le tonnerre.

Sous une petite neige, une chorale d’enfants chantait un Ave Maria. Do mi sol do mi, sol do mi… Le bébé avait bien hérité du don.

 

Vania Jimenez est romancière et médecin. Elle exerce à Montréal, où elle a cofondé avec l’une de ses filles le réseau de centres de périnatalité La maison bleue. Son plus récent roman, Un pont entre nos vérités, est paru aux éditions Druide.


Cet article est paru dans notre numéro de novembre/décembre.
Disponible par abonnement et sur Apple News.

POUR TOUT SAVOIR EN PRIMEUR

Inscrivez-vous aux infolettres de Châtelaine
  • En vous inscrivant, vous acceptez nos conditions d'utilisation et politique de confidentialité. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment.