Générale

Je me souviens

Hier soir, vers 21 h, l’oratoire brillait dans un sfumato étrange. Sous une petite neige fine, une femme marchait seule entre les sculptures de la place du 6 décembre 1989. « Nef pour quatorze reines », c’est le nom qu’on a donné aux quatorze petites sculptures qui percent dans la neige, solitaires et unies par un funeste destin. Destin de givre.

Sur l’une d’entre elle, j’ai trouvé un bouquet de fleurs récent. J’ai regardé l’oratoire longuement. Un bel endroit pour dormir en paix si la mémoire dort quelque part. J’habite depuis dix ans tout près d’ici et c’est la première fois que je venais les saluer.

Je sortais du film Polytechnique. J’ai mis du temps à y aller. J’ai lu tout ce qui s’est écrit. Je ne me sentais pas la force d’aller revivre tout ça. Pourquoi, d’ailleurs? Puis j’ai lancé un défi à la comédienne Pol Pelletier: on y va ensemble. On y est allées, courageusement, sachant que ce ne serait pas un party. On y est allées pour les jeunes aussi, pour leur rappeler que tout ça existe encore malgré tout. On y est allées, comme on va au front, Pol parce qu’elle préférerait mourir plutôt que de renoncer au mot « féministe », moi parce que j’ai un compte à régler avec la violence, celle des guns et celle des prédateurs.

Voilà. Ce matin je me suis rappelé des souvenirs de guerre.

L’idée, ce n’est pas de raviver la chicane. L’idée, ce n’est pas de se dire « à qui la faute ». Mais la scène la plus douloureuse du film, pour moi, pour Pol aussi, reste celle où tous les gars sont sortis de la classe sans essayer de désarmer ou d’attaquer Lépine. Il y a très peu de mots durant tout le film mais une phrase résonne deux fois: « Venez les gars, on règlera ça dehors »; c’est le prof qui la lance en incitant les étudiants à sortir de la classe. Voilà. C’est comme ça qu’ils ont réglé ça. On aurait souhaité qu’il y ait davantage de rebelles. Ils seraient morts en héros.

L’idée que je conserve de ce film, c’est, est-ce que le scénario aurait pu se dérouler autrement? Est-ce que ce serait encore possible aujourd’hui? Est-ce que le courage s’enseigne ou s’apprend par l’exemple? Je connais des gars qui se seraient interposés. J’en connais aussi qui auraient pris leurs jambes à leur cou. Il ne me l’ont pas dit. Je le sais. Je le sens.

Le 6 décembre 2007, au lendemain de la tuerie de Dawson, un jeune ingénieur, survivant de Polytechnique écrivait ceci.

La scène du « gibier », ces filles, comme des biches terrorisées, livrées au chasseur qui leur explique froidement ce qui va leur arriver et pourquoi, c’est à glacer les sangs pour toujours. Et toutes les femmes ont déjà ressenti ce que c’est que d’être prises au piège, que leur vie soit en danger ou non, qu’elles passent à la casserole ou non. Ce sentiment fait partie d’un grand tabou collectif, impossible à partager sans passer pour des viragos qui veulent à tout prix régler des comptes. Mais arrangez ça comme vous voudrez, girls will be girls, elles porteront toujours les enfants, et elles seront toujours plus vulnérables physiquement. Des proies, tout simplement. L’ignorer, c’est se faire croire que les coyotes sont végétariens.

C’est pas tellement que j’avais oublié. Je « voulais » oublier. Mais ce matin, je pense que l’Histoire doit au moins nous mettre nos lâchetés et nos réflexes ataviques dans la face. Ce film fait désormais partie de notre histoire. Espérons qu’on ne l’enterrera pas trop rapidement.

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