Ça fera dix ans dimanche qu’elle est morte et je me rappelle exactement où j’étais lorsque j’ai appris la nouvelle. Je regardais « La fin du monde est à sept heures » et je n’ai pas cru Marc Labrèche. Je suis allée voir ailleurs et là, j’ai pleuré une amie. La fin d’un monde était annoncée.
J’ai écrit ce texte le lendemain. Je le reprends ici, tout au long. Et c’est long! Si Barbara vous ennuie, passez à autre chose. Je l’ai fait lire à Eva récemment, elle qui l’a connue intimement, et elle m’a dit: « Je n’ai jamais rencontré une journaliste qui connaissait et aimait autant Barbara« . Beau compliment. Ce dixième anniversaire est une veine, les disquaires nous bombardent d’anthologies et de disques souvenirs. Je vais aller faire des provisions. En attendant de l’écouter, voici:
Le Devoir Plaisirs, vendredi, 28 novembre 1997,
Merci et chapeau bas Barbara vivait avec la mort pour compagne, un boa noir enroulé autour du cou qui a fini par l’étouffer Blanchette, Josée Mes plus belles chansons d’amour, c’est elle. Mes larmes les plus douces, c’est elle aussi. Barbara m’a tout montré: de la beauté du jour, de l’amour, de la mort, de l’euphonie d’une phrase, de la chute d’un texte, du tango des mots. L’aigle noir n’est plus. Cruel, ne reste que le chant rauque des corneilles.«Sa démarche est dansante, avec des coups de reins, de hanches, des pivotements sur les chevilles, bayadère fossile, en élan pointillé.»– Libération, 26 novembre 1997Il automne des chrysanthèmes sur nos deux coeurs endeuillés.» Il automne, elle n’est plus qu’hiver. Pas étonnant qu’elle ait choisi novembre pour s’enfuir d’un coup d’aile. «Au jour de mon dernier matin, au jour où je me ferai belle, au jour où salut les copains, je pars pour là-bas, on m’appelle» (Y aura du monde). Tant de chansons de Barbara auraient pu être chantées à ses funérailles, hier matin, au cimetière de Bagneux, avenue Marx-Dormoy. Le Mal de vivre, Nantes, Quand ceux qui vont, La Mort, Y aura du monde, À mourir pour mourir, Mes hommes, Une petite cantate; Barbara vivait avec la mort pour compagne, un boa noir enroulé autour du cou qui a fini par l’étouffer.D’elle, j’ai appris à composer avec la faucheuse et me faire une alliée de la solitude. «La garce, elle nous ferait même l’hiver en plein coeur de l’été» (La Solitude). Si, très tôt, Colette m’a enseigné un art de vivre, avec Barbara j’ai perfectionné l’art de souffrir. L’aigle noir broyait du mauve avec espoir et nous collait le cafard des dimanches entiers. Mais nous étions adultes et consentants. «Qu’importe si la vie nous donne et nous reprend /Puisqu’ici-bas tout n’est que recommencement» (Bref).Hier soir, j’ai pleuré ma chanteuse préférée comme on pleure les mythes et les amies de longue date. J’ai mis un de ses disques, chanté en me berçant et en buvant toute une bière pour me soûler le mal à l’âme. Fredonner avec Barbara, c’est comme réciter une prière ou un mantra: les mots viennent sans avoir à les chercher, s’échappent sans qu’on puisse les retenir. Pourtant, ils ne sont jamais usés à force d’être répétés. J’ai l’impression d’avoir tout oublié et voilà que la Gare de Lyon me revient intacte: «Je te téléphone /Près du métro Rome, Paris sous la pluie / Me lasse et m’ennuie / La Seine est plus grise que la Tamise / Ce ciel de brouillard / Me fout le cafard.» En quelques rimes, je retrouve le Paris de mes amours défuntes et très clandestines. Les Marie-Denise, Marie-Carmen, Marie-Philippe, les Lara, les Céline et les Vanessa peuvent aller reprendre des cours de diction et de pose de voix, je reste inconsolable pour toujours. Toutes les mêmes, sauf Barbara. «Viens je te fais le serment / Qu’avant toi, y avait pas d’avant» (Chaque fois). Barbara faisait valser les mots, les saccadait dans l’urgence, les mordait jusqu’à l’essence, les martelait de la langue, vous les faisait avaler de force, vous les rivait dans la gorge, mais surtout elle les faisait vibrer passionnément, comme on vibre en se sachant infiniment mortelle. Barbara, c’était pas la midinette de l’heure qui prenait la pose, plutôt une longue tige éternelle couverte d’épines et de pétales de roses. Elle surnommait ses fans qui lui en offraient «mes fragiles», soupçonnant bien quelles meurtrissures elle mettait à nu, révélant à eux-mêmes des millions d’écorchés vifs. Et lorsqu’elle terminait un spectacle avec sa chanson Ma plus belle histoire d’amour c’est vous, nous ne pouvions que l’adorer davantage, notre prêtresse toute de noir vêtue. «Ma dernière petite chanson, surtout n’en ayez pas de peine, c’est pour dire adieu je vous aime, et je m’en vais le coeur content, c’est pour dire adieu je vous aime, le jour de mon enterrement, le jour de mon enterrement.» (Y aura du monde Hier soir, j’ai pleuré une époque révolue comme les lilas de Montmartre et La Bohème d’Aznavour, celle où je voulais être une chanteuse, une chanteuse française de surcroît. Ce que j’aurais donné pour être née dans les faubourgs, ou en Alsace comme Barbara. J’avais 16 ans et j’étais partie en France rejoindre mon vieil amant en cachette de mes parents. J’étais logée chez deux amis alsaciens, Jean-Marie et Nicole, qui faisaient régulièrement «la balle», la rue, avec leur orgue de Barbarie. Ils chantaient de tout, du Ferré, du Brel, du Piaf, du Barbara, je ne sais plus, et des chansons de leur cru. Nous chantions partout, à la maison, au resto, dans les rues, à Strasbourg comme à Paris, devant une choucroute ou une tarte flambée, du riesling ou de la bière. Un soir, j’ai chanté une des chansons de Mouloudji, que je connaissais par coeur, ses escaliers de la butte, sa complainte des amants infidèles, ses fleurs fanées de mes amours, tout ça près de l’église Saint-Séverin, accompagnée à l’orgue de Barbarie. Les gens s’arrêtaient et nous jetaient quelques francs. J’était grisée, la vie était facile, j’avais 16 printemps et toutes les peines d’amour devant moi. J’étais gitane et tellement plus proche de Barbara. «Est-ce dieu, est-ce diable, qui un jour s’unissant ont fait ce printemps-là?… Qui a bien pu nous offrir toutes ces beautés-là? Cueillons-les sans rien dire, va, c’est pour toi et moi.» (Chapeau bas). Barbara me faisait chialer même quand elle n’était pas morte; alors imaginez maintenant comme il pleut sur Nantes. Je baptiserai mon prochain chat, ma prochaine ride ou notre canari, Barbara. Pour ne jamais l’oublier, pour me rappeler l’orgue de Barbarie et l’orgue de Barbara. «Similaré, similaré, sisoldofa… Mais tu es partie fragile vers l’au-delà… Une petite prière mais sans signe de croix, Quelle offense à Dieu le père mais il me le pardonnera.» (Une petite cantate). |