Impossible d’oublier le jour où j’ai découvert Tinder. C’était un 14 février. La nuit tombait sur ma première Saint-Valentin de célibataire en six ans. Seule dans mon trois et demi, je venais de faire défiler un kilomètre de déclarations émues et de photos de bouquets de fleurs sur mon fil Facebook, quand j’ai senti un déclic. Après des mois passés à soigner une peine d’amour, j’étais prête à tourner la page. La célibataire inexpérimentée que j’étais allait passer à l’action. Tout de suite !
Dans un mélange d’excitation et de honte, j’ai télé chargé Tinder, dont mes collègues parlaient depuis des semaines. C’est ainsi qu’a commencé mon aventure avec la plus populaire des applications de rencontres, qui compte aujourd’hui 75 millions d’utilisateurs actifs. Je me suis mise à balayer du doigt des photos d’hommes sur l’écran de mon téléphone (vers la droite s’ils me plaisaient, sinon vers la gauche). Ma messagerie a rapidement été remplie par ceux qui avaient aussi balayé ma propre photo vers la droite : les fameux « matchs ». Je voulais du nouveau ? J’étais servie.
Depuis sa création en Californie, en 2012, Tinder soulève les passions. La plateforme, qui a recours à la géolocalisation pour proposer des candidats à proximité, a été accusée de n’être qu’un outil pour baises d’un soir, d’imposer une vision consumériste des rapports amoureux où seule l’apparence compte, de cautionner le harcèlement, voire d’être un repaire de prédateurs sexuels. Bref, Tinder était-il en train de tuer la romance ?
Une décennie plus tard, l’appli demeure extrêmement prisée. Offerte dans 197 pays, elle a atteint un sommet d’activité en enregistrant pas moins de trois milliards de balayages (« swipes ») en une seule journée de mars 2020, lorsque la pandémie confinait nos vies amoureuses. Et ce, malgré l’apparition d’une panoplie d’outils semblables s’inspirant de la même mécanique – Bumble, Hinge, Happn… il y en aurait plus de 1 500 – qui grugent une partie de sa clientèle. Avec 32 % des parts de marché aux États-Unis, Tinder continue de s’imposer dans le domaine de l’amour numérique.
L’engouement pour les sites et applis du genre est tel que, de l’avis de certains sociologues, c’est sur Internet que la majorité des couples se formeront à l’avenir. C’est peut-être même déjà le cas : en 2017, 39 % des nouveaux couples américains hétérosexuels se seraient connus en ligne, contre 22 % en 2009, selon une étude publiée dans la revue officielle de l’Académie nationale des sciences. En parallèle, tous les moyens traditionnels de trouver l’âme sœur – grâce à ses amis, dans un bar ou même sur les bancs d’école… – déclinent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
« Rechercher des partenaires en ligne est devenu bien plus acceptable aujourd’hui. Ça ne revêt plus l’étiquette du loser . La pandémie a aussi énormément contribué à normaliser tout ce qui se passe en virtuel », observe Chiara Piazzesi, professeure de sociologie à l’UQAM qui s’intéresse aux questions d’intimité.
Évidemment, en cette Saint-Valentin 2015, je ne pouvais rien prédire de tout cela. Fébrile, je multipliais les « matchs » sur l’application à la petite flamme orangée, sans savoir si j’allais tomber sur l’homme de mes rêves… ou si j’allais m’y brûler les doigts.
Après le « match »
Non ! Non, oui… Jamais de la vie ! Pendant des mois, j’ai repoussé ou approuvé des centaines d’inconnus d’un mouvement de l’index. J’ai eu des rendez-vous avec un sommelier, un humoriste de la relève, un étudiant en médecine, un éclairagiste de cinéma et un pompier.
Des hommes que je n’aurais sans doute pas croisés sans ce coup de pouce de la technologie, compte tenu de nos domaines d’activité différents. Et c’est là un des avantages indéniables de l’amour à l’ère d’Internet.
Car malgré tout ce que l’on en dit, les plateformes de rencontres ont élargi comme jamais le terrain de jeu amoureux. « Depuis leur apparition, on constate une augmentation des mariages entre conjoints de classes sociales ou d’origines ethniques différentes, poursuit Chiara Piazzesi. Ça ne peut être considéré comme la seule explication, mais les couples étaient beaucoup plus homogènes quand on était limité au cercle d’amis ou au milieu professionnel. »
Pour les personnes de la diversité sexuelle, les applications de rencontres ont aussi changé la donne. Si 30 % de la population adulte américaine en a déjà utilisé une, du côté de la communauté LGBTQ+, cette proportion bondit à 55 %, selon une étude du Centre de recherche Pew, un éminent institut de recherche indépendant en sciences sociales, dont le siège est à Washington. Grindr, destinée à l’origine aux hommes gais, a d’ailleurs pavé la voie à Tinder en géolocalisant ses membres dès 2009.
« Historiquement, la communauté LGBTQ + a toujours adopté les technologies de communication, puisqu’il y avait un danger à être out en public », dit Stefanie Duguay, professeure de communications à l’Université Concordia, qui a elle-même rencontré sa conjointe sur une appli.
Ses recherches s’intéressent à la manière dont les femmes queer – qui se définissent autrement qu’en fonction des étiquettes « féminin/masculin » et « hétérosexuel/homosexuel » – utilisent les réseaux sociaux. « Annoncer son identité sexuelle en ligne permet également de répondre à un besoin de reconnaissance, poursuit-elle. Car il n’y a pas toujours de signes très apparents pour déterminer si quelqu’un est queer, par exemple. »
Les applis ont aussi donné espoir aux personnes qui, au jeu de l’amour, étaient défavorisées. Pensons aux parents séparés, aux introvertis ou aux célibataires aînés, tous ceux dont le profil ne permet pas d’enfiler les 5 à 7. Téléphone en main, la quête d’un partenaire est devenue plus accessible.
Rencontre virtuelle, couple réel
Cela dit, les couples formés sur Internet sont-ils aussi durables ? Oui, ou enfin pas moins que les autres. En fait, aucun lien entre contact en ligne et rupture amoureuse n’a été établi jusqu’à maintenant. « Une fois que les personnes forment un couple, la façon dont elles se sont connues ne détermine ni la qualité de leur relation ni sa longévité », précise l’étude publiée par l’Académie nationale des sciences.
« Que les premières interactions aient eu lieu par téléphone ou par texto, on aboutit à une relation hors ligne très typique. Ce sont des couples comme tous les autres », résume Chiara Piazzesi.
Voilà qui me rassure. Car à l’été 2015, j’ai été abordée sur Tinder par un avocat barbu, amateur de jeux de société et excellent cuisinier. Et ça a cliqué. Vraiment. Sept ans plus tard, nous sommes toujours ensemble. Je n’ai pas de bague au doigt, mais mon « match » et moi sommes parents de deux blondinets, tout aussi adorables que bruyants.
Bref, j’ai gagné à la loterie Tinder. Car oui, il s’agit bien d’un genre de loterie. La drague en ligne a beau s’être généralisée, et les « bébés Tinder » se multiplier, il n’en demeure pas moins que les expériences négatives sont courantes. Comme dans les contes, il faut parfois embrasser beaucoup de crapauds avant de trouver son prince. Et ici, l’étang peut être très vaseux…
Dans les bas-fonds des applications
Quiconque s’est déjà essayé au flirt virtuel le dira : les échanges ne volent pas toujours haut, quand ils ne sont pas toxiques. Et ce sont les femmes, de même que les minorités, qui écopent.
Près de 80 % des femmes hétérosexuelles ont déjà vécu une forme de violence sexuelle en ligne, comme recevoir une image explicite sans leur consentement. Et ce serait le cas de 87 % des lesbiennes, bisexuelles ou femmes trans. C’est ce que démontre une enquête menée en 2022 par l’Institut australien de criminologie auprès de 10 000 utilisateurs d’applis de rencontres. Fait étonnant : le tiers de tous les utilisateurs, hommes et femmes, a affirmé avoir subi de la violence en personne.
Le recours aux applications de rencontres a aussi été lié à une augmentation de l’anxiété et de la détresse, et à une baisse de l’estime de soi.
En Australie, la médecin légiste Janine Rowse constate chaque jour le côté sombre des rencontres en ligne. En 2020, 14 % des victimes d’agression sexuelle traitées par sa clinique avaient fait la connaissance de leur assaillant sur des applications. Dans la totalité des cas, l’agression s’était produite lors du premier rendez-vous. « Je suis convaincue que ce n’est que la pointe de l’iceberg », avance-t-elle depuis son bureau de Melbourne.
« Les victimes éprouvent de la honte parce qu’elles ont utilisé une appli et qu’elles se sont rendues de leur propre gré chez leur agresseur. Les violences sexuelles faisant partie des crimes les moins signalés à la police, ce sentiment de culpabilité constitue une barrière supplémentaire », déplore la médecin de 39 ans, qui a décidé de consacrer son doctorat à ce type de crimes.
Comment expliquer que tant de victimes – dont un nombre croissant de mineurs – tombent dans le piège ? « Il existe un phénomène très connu appelé l’effet de désinhibition en ligne, explique-t-elle. Cela arrive quand vous communiquez avec quelqu’un de manière virtuelle et que vous sentez que cette relation est à un stade bien plus avancé qu’elle ne l’est réellement. Vous êtes alors beaucoup plus susceptible de faire confiance à votre interlocuteur et de lui donner des informations privées. »
Malgré tout, la Dre Rowse n’est pas en croisade contre Tinder et compagnie. « Ce ne sont pas les applications qui s’en prennent aux victimes, mais les individus, nuance-t-elle. De nos jours, c’est la façon principale de faire des rencontres, nous sommes plus connectés que jamais et, en général, c’est une bonne chose. Mais les agresseurs peuvent entrer en contact avec un nombre illimité de proies potentielles. »
Elle appelle donc à la prudence. « Il faut garder en tête qu’un ami en ligne demeure un inconnu dans la vraie vie », répète-t-elle.
La trahison de l’Apollon
L’une de mes amies en sait quelque chose. Appelons-la Zoé. Quand on connaît son histoire, on comprend pourquoi elle tient à garder l’anonymat.
Pendant un hiver pandémique, elle fait la connaissance sur Bumble d’un prof d’éducation physique qui désire une relation sérieuse. « Sur ses photos, c’était un apollon ! » dit-elle en rigolant.
Après une semaine de correspondance écrite – fort agréable et respectueuse –, ils conviennent de faire une promenade ensemble. L’apollon offre de rejoindre Zoé devant chez elle, en bon gentleman. Flattée, elle lui donne son adresse. Aussitôt, le prof séduisant se met à l’insulter. « Il m’a traitée de slut [salope], de fille facile, parce que je lui avais donné mon adresse rapidement. »
Évidemment, la balade n’a pas lieu. Mais quelques jours plus tard, quelqu’un sonne à la porte de mon amie. Un pur inconnu se trouve sur le seuil. « Il m’a dit qu’on venait d’avoir une conversation coquine sur l’application de rencontres Plenty of Fish et que je l’avais invité chez moi. C’était impossible. J’ai demandé à voir son téléphone, et il y avait un faux profil à mon nom avec mes plus belles photos tirées de Facebook… J’ai paniqué. »
Zoé contacte aussitôt la police. Mais dans les heures suivantes, le manège se répète. Chaque fois, un homme qu’elle n’a jamais vu insiste pour avoir des relations sexuelles avec elle. « Les messages envoyés par les faux profils étaient très directs : Do you wanna fuck ? Here’s my address » (Tu veux baiser ? Voici mon adresse), lance-t-elle, dégoûtée.
Au total, huit inconnus défilent à sa porte en trois jours. Alors, terrorisée et à bout de nerfs, elle se réfugie chez des amis. « Je pleurais sans arrêt. Ce n’est pas un viol, mais c’est un viol de mon intégrité et de l’endroit où je suis censée me sentir en sécurité », dit-elle, les larmes aux yeux.
Les policiers ont fini par mettre la main sur son « match ». Il fait aujourd’hui face à la justice pour trois chefs d’accusation : harcèlement criminel, vol d’identité et communication harcelante pour l’enfer qu’il a fait vivre à mon amie. Zoé a découvert que ce sinistre individu l’avait trompée sur toute la ligne : fausse bio, fausses photos. En vérité, il n’est pas du tout prof. Et bien entendu, il n’a rien d’un apollon.
À ses risques et périls
Si toutes les histoires ne tournent pas aussi mal, la frustration et la déception sont souvent au rendez-vous sur les applis de rencontres. On n’a qu’à penser au « ghosting », cette pratique répandue qui consiste à cesser de communiquer avec quelqu’un, sans explication, laissant son interlocuteur hébété. Le « ghosting » est le symptôme de notre « flagrant manque d’éducation sentimentale », fait remarquer Chiara Piazzesi. « On est un peu analphabète sur la question de la gestion du conflit, de la souffrance, de la séparation. Disparaître est la solution facile, c’est de l’évitement. »
Sans compter qu’on ne cherche pas tous la même chose sur Tinder. « Certaines l’utilisent comme divertissement, d’autres ne veulent que du sexe sans lendemain et d’autres encore cherchent l’âme sœur », poursuit la sociologue. Un « match » est loin d’être gage de bonheur conjugal !
Hommes et femmes utilisent aussi de façon différente ces plateformes, constate Taha Yasseri, professeur de sociologie à l’Université de Dublin, en Irlande. À des fins de recherche, ce spécialiste des sciences sociales informatiques a analysé les métadonnées de 19 millions de véritables messages échangés sur une appli de rencontres confidentielle. « Sur les applications qui fonctionnent avec un système de balayage, comme Tinder, les hommes obtiennent très peu de “matchs”, explique-t-il. Ils ont donc tendance à approuver toutes les candidates, qu’elles leur plaisent ou pas. Tandis que les femmes étudient vraiment les profils avant de faire un choix. Ce n’est pas du tout la même dynamique. »
Et quel est le partenaire idéal recherché ? Une seconde étude, dans le cadre de laquelle Taha Yasseri a eu accès à 10 ans de données du site de rencontres eHarmony, donne des éléments de réponse. « Sans grande surprise, les hommes veulent des femmes actives et gentilles, et les femmes désirent un partenaire fiable, ayant fait des études supérieures et gagnant un bon revenu. On remarque cependant que les critères s’assouplissent avec le temps. Les gens sont plus ouverts à la diversité qu’il y a 10 ans », souligne le chercheur.
Bref, pour éviter de tomber de haut, mieux vaut être conscient de ces réalités. Que l’on cherche un compagnon pour la nuit, ou pour la vie.
L’amour existe encore
Et mon amie Zoé ? Quatre mois après sa mésaventure, écoutant les conseils de son psychologue, elle était de retour sur les applications de rencontres. « C’est comme quand on tombe de vélo, il faut réessayer », philosophe-t-elle. Elle y a connu son copain actuel, qui a dû se contenter de discussions téléphoniques pendant des semaines avant qu’elle accepte un premier rendez-vous.
Les experts interrogés sont unanimes : même si Tinder finira peut-être par être déclassé par un concurrent, de telles applications sont là pour rester. Cela dit, la pandémie a exacerbé le besoin de se détacher des écrans pour entrer en relation en personne. De là vient le mouvement du « slow dating », né en réaction à la frénésie des « swipes ».
En ce mercredi soir, je me rends dans un bar montréalais où se déroule un événement de « slow dating ». « Ça exige une certaine vulnérabilité, une ouverture du cœur », prévient Khoa Lê, cofondateur de l’entreprise Afterglo, qui organise ces soirées fort populaires, dont la vingtaine de places s’envolent à la minute où elles sont annoncées.
Devant nous, chaque table est occupée par quatre célibataires – deux hommes et deux femmes – qui conversent tous ensemble en prenant un verre. Pour encourager les confidences, des questions sont proposées, du style : « Quelle est la dernière fois que tu t’es senti libre ? » Après 15 minutes, une cloche sonne, et les participants se dispersent vers d’autres tables.
« Sur les applis, on est porté à chercher des gens avec qui on partage des passions. Mais une vraie connexion va bien au-delà, par exemple, de triper sur le camping ! Est-ce que je m’intéresse aux inquiétudes de l’autre, à ses ambitions, à ce qui le touche ? » évoque le trentenaire aux cheveux rouge vif et aux ongles pailletés. Khoa Lê assure n’avoir rien contre les applis – il en utilise lui-même. Reste que, selon lui, elles peuvent difficilement rivaliser avec les « vrais matchs émotionnels » qu’il voit se former lors de ces soirées les yeux dans les yeux.
Tout en l’écoutant, j’observe un groupe composé d’un colosse en veston, d’une chroniqueuse télé, d’une fille à lunettes et d’un moustachu. Les rires fusent, l’ambiance est décontractée. Ce soir-là, les discussions se poursuivront bien après le tintement de la cloche marquant la fin de l’événement.
Il est 22 h quand je quitte le bar, le pas léger. Il y a quelque chose de réjouissant à assister à ces premières interactions en personne. La technologie a beau s’être immiscée dans les sphères les plus intimes de nos vies, elle n’a pas rendu l’amour obsolète.
Que ce soit par l’entremise d’une agence, d’un ami d’ami ou grâce à une appli, c’est manifeste : les humains n’ont pas fini d’espérer cette personne avec qui ils sentiront une complicité… et plus si affinités.