Psychologie

Êtes-vous une control freak?

L’idée de lâcher prise leur donne des boutons. Disons-le franchement: les maniaques de contrôle («control freaks») peuvent être une calamité, autant pour les autres que pour eux-mêmes. Mais que se cache-t-il derrière ce désir de tout régenter?

Si les control freaks organisaient un concours pour se mesurer les uns aux autres, Lucie, une pimpante caissière à l’emploi d’une institution financière, aurait toutes les raisons d’espérer décrocher un titre de championne mondiale. Peut-être même intergalactique.

Au travail comme à la maison, aucun détail n’échappe à sa vigilance. Jamais. «Mon chum ne peut même pas choisir une pomme à la fruiterie – j’ai peur qu’il ne prenne pas la plus belle», raconte cette petite blonde au rire généreux. L’anecdote n’est nullement exagérée; c’est elle qui s’occupe de tous les achats de la maisonnée. Les meubles, les ampoules, la bouffe, le dentifrice, tout. En partie pour assurer un contrôle de la qualité. Mais surtout pour garder la mainmise sur les finances.

Photo: Stocksy / Daxiao Productions

Photo: Stocksy / Daxiao Productions

Redoutable chasseuse d’aubaines, Lucie s’enorgueillit de n’avoir jamais fait un achat impulsif de sa vie. Elle a géré le pécule familial avec une telle discipline qu’elle est déjà au bord de la retraite, à 56 ans et des poussières, tandis que son mari a pu dire «bye-bye boss» au début de la cinquantaine. De plus, le couple vient de faire construire la maison de ses rêves près d’un lac sans s’être endetté d’un quart de cent. Un exploit pour lequel son conjoint lui donne tout le crédit, et qui la remplit de fierté.

Compétents, mais tyranniques 

De ses filles non plus, elle n’a pas à rougir: les portraits de famille qui tapissent sa page Facebook en mettent plein la vue. Aujourd’hui dans la trentaine, ses trois héritières sont devenues des professionnelles à l’allure impeccable. Éloquentes, sportives, dégourdies. Il faut dire qu’en matière d’éducation, maman ne tournait pas les coins ronds. «Je m’impliquais même dans la commission scolaire pour repérer les enseignants qui m’apparaissaient les plus compatibles avec leur personnalité. Et, croyez-moi, je m’organisais pour qu’elles soient dans leur classe… Quand je veux quelque chose, ça arrive!»

Transparence totale. Si je me suis intéressée au cas de Lucie, qui m’a demandé de taire son véritable nom, c’est que, comme elle, je suis contrôlante sur les bords. J’ai des croûtes à manger avant d’atteindre son niveau, mais avec de l’entraînement, je pense que je pourrais lui arracher le podium… Or, mes manies de Germaine m’épuisent beaucoup – et je vois bien qu’elles exaspèrent aussi mes proches. Alors j’ai voulu comprendre ce qui se cache derrière tout ça, sur le plan psychologique.

Commençons par le seul élément de ma recherche qui m’ait réjouie. A priori, le désir de contrôle n’est pas une tare, une défectuosité de la machine nécessitant une opération au cerveau. Ça fait partie du tempérament de certains individus. De leur code génétique, même. Ils sont tricotés comme ça.

À la fin des années 1980, des chercheurs ont déterminé les cinq principales dimensions de la personnalité avec lesquelles viennent au monde les humains, qu’ils soient grecs, péruviens ou innus. Ces traits, connus sous le nom de Big Five, s’expriment avec plus ou moins d’intensité d’une personne à l’autre. Parmi eux, on trouve le caractère consciencieux. «Ceux chez qui cet aspect se manifeste avec force sont de nature plus contrôlante, explique la psychiatre Joanne Cyr, spécialiste des troubles anxieux et de l’humeur à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Ce sont souvent des travailleurs acharnés, animés d’un grand sens du devoir et de l’accomplissement. Disciplinés, réfléchis, rigoureux, fiables.»

Ce profil de winner fait évidemment belle figure dans nos sociétés compétitives. On l’apprécie aussi pour sa remarquable capacité à anticiper les problèmes et à développer des stratégies pour les régler. «La volonté de contrôle découle de la peur qu’un malheur survienne, explique le psychologue Camillo Zacchia, directeur du Bureau d’éducation en santé mentale de l’Institut Douglas. C’est un réflexe normal et sain, plus aiguisé chez certains, qui vise à nous protéger du danger, comme la maladie ou les accidents, ou encore d’échecs éventuels. Plusieurs dirigeants et professionnels de haut niveau sont dotés de ce tempérament. Leur apport à la société est très important.»

Photo: iStock

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L’ennui, c’est que ces vaillants spécimens sont parfois un cauchemar sur deux pattes pour leurs proches et leurs collègues, car ils ont tendance à être ultra-exigeants. Dans des cas extrêmes, ils se transforment même en bourreaux, capables d’entrer dans des rages folles si la planète ne tourne pas selon les principes qu’ils ont édictés.

Lucie ne va pas jusque-là, quand même. Mais elle admet que son style un peu autocratique a beaucoup nui à sa relation avec ses enfants. Les photos de famille si lisses de sa page Facebook cachent bien des misères affectives. «Si je pouvais recommencer ma vie, j’entreprendrais une thérapie avant de leur donner naissance, confie-t-elle, chagrinée. Je les ai souvent étouffées. Les règles que je leur imposais, c’était moins pour bien faire les choses que pour me soulager de mes propres émotions négatives.»

Mélissa, sa cadette, confirme. Soit, elle doit beaucoup à sa mère, qui l’a épaulée sans relâche lorsqu’elle a connu des difficultés scolaires. Elle lui a transmis de belles qualités, notamment l’entregent, précise la jeune éducatrice spécialisée. Mais elle a dû s’éloigner d’elle pendant de longs mois – c’était une question de survie. «J’avais l’impression de devoir tout réussir parfaitement, selon ses règles. Elle repassait sans cesse derrière mes sœurs et moi pour s’assurer que nos tâches avaient été exécutées à son goût. C’est fou la pression qu’elle mettait sur nos épaules.»

Petites, les filles avaient peu de latitude. Jamais de gouache ou d’expériences culinaires, par exemple, car Lucie supportait mal la saleté. «J’aurais pu lancer n’importe quoi dans les airs, elle l’aurait rattrapé avant que ça ne touche le sol», rigole Mélissa. Pas de party pyjama chez des copines non plus – qui sait ce qui aurait pu se passer chez des étrangers? «Même une fois adulte, elle contrôlait mes allées et venues. Et ce qu’on mangeait… À une époque, elle ne jurait que par l’alimentation naturelle. Et il ne fallait surtout pas faire d’excès!» Ses sœurs en ont conservé des séquelles. Elles ont toutes deux souffert de troubles alimentaires.

De grands inquiets

On n’a pas idée des ravages que peuvent faire les control freaks, observe Serge Lecours, prof de psycho à l’Université de Montréal, spécialiste de la régulation des émotions. «Quand on veut tout décider à la place des autres, on leur renvoie l’image qu’ils sont trop incompétents pour faire le moindre geste. Qu’ils ne sont pas à la hauteur de nos critères supposément supérieurs. C’est très invalidant. À la longue, cette perte d’autonomie instille le sentiment de ne pas exister.»

Bien sûr, toutes les créatures consciencieuses ne se transforment pas en Mussolini. Les dérives surviennent surtout quand le bouton interne régissant leur niveau d’anxiété est déréglé, si bien qu’elles ont presque tout le temps l’impression d’être en danger, et donc de devoir se protéger. Cette préoccupation les empêche de canaliser leur énergie vers des projets plus utiles que gérer la vie des autres.

Les problèmes d’ajustement du piton «anxiété» sont souvent la conséquence d’une enfance au sein d’une famille dysfonctionnelle où l’encadrement, la sécurité et la reconnaissance faisaient défaut. «Pour sauver leur peau, certains développent très tôt des comportements de contrôle qui deviennent si profondément ancrés que ces individus continuent à les appliquer même quand ils ne sont plus menacés», explique la psychiatre Joanne Cyr. En somme, ils ne se sentent en sécurité que lorsque tout se passe à leur manière. Autrement, c’est la détresse totale.»

Photo: iStock

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C’est le cas de Lucie, qui a grandi dans un milieu hostile où elle craignait même pour son intégrité physique. Elle a quitté cet enfer à 16 ans, sans diplôme et pauvre comme Job. Poussée par une incommensurable volonté de se sortir de la misère, elle s’est donné des buts et une structure pour réussir.

«Sauf qu’aujourd’hui, la seule idée de laisser les commandes à un autre me fait paniquer. Même pour des broutilles, telles que l’organisation d’un week-end ou la planification des repas. C’est comme si on me jetait dans le vide. Ne pas savoir ce qui va se passer m’est intolérable. Au fond, je n’ai confiance en personne.»

D’autres formes d’insécurité profonde peuvent engendrer des maniaques de contrôle. La crainte d’être humilié, par exemple. Le fait d’avoir été déprécié à la maison peut inciter à développer une sorte d’illusion de grandeur et de toute-puissance pour pallier une faible estime de soi, selon le chercheur Serge Lecours. « Ces personnes éprouvent le besoin constant d’être au centre de l’attention et que tous suivent leurs règles, afin de rehausser leur valeur. Autrement, c’est trop blessant sur le plan narcissique.»

Enfin, il y a ceux qui se font du sang de cochon à l’idée de sous-performer. C’est souvent le fruit d’une éducation exigeante, où l’enfant devait toujours se surpasser pour gagner l’approbation des parents. Plus tard, il deviendra ce perfectionniste un peu chiant qui peine à déléguer et critique dès qu’un poil retrousse…

Contrôler le contrôle

Si ces personnages ne sont pas jojos à côtoyer, ils n’ont pas plus de plaisir à s’endurer eux-mêmes. «Ils traînent en eux une sorte de frustration, d’insatisfaction chronique», remarque la psychiatre Joanne Cyr, qui en a vu défiler un paquet en 20 ans de pratique. C’est que leur désir de ne rien échapper les confronte forcément à l’échec: personne n’y parvient, pas même les superhéros. «Ils aboutissent souvent dans mon bureau en dépression majeure, usés par leurs propres exigences et par les conflits interpersonnels que leur attitude a générés.»

Parfois, l’anxiété qui les ronge finit aussi par affaiblir le corps. À moyen terme, un taux élevé d’hormones de stress est une plaie pour le système immunitaire. Lucie en sait quelque chose. En 2001, à la suite d’un épisode éprouvant, elle a fait une crise de sclérose en plaques. Mais il a fallu encore des années avant qu’elle ne remette en question ses agissements. «C’est l’adolescence de mes filles qui a été le déclencheur. J’ai commencé à perdre le contrôle sur elles, et ça me rendait malade, littéralement. Ça m’a forcée à entreprendre une thérapie. J’ai beaucoup revisité mon passé et ça m’a fait progresser. Un peu comme un archer qui doit reculer pour que sa flèche aille encore plus loin.»

On ne se racontera pas d’histoire: changer est un travail de longue haleine. D’abord, parce que les control freaks retirent des avantages de leur comportement, surtout sur le plan de la performance. Mais à cet argument, le psychologue Serge Lecours répond toujours qu’on peut être efficace sans être tyrannisé de l’intérieur. «En plus, s’accorder des moments de lâcher prise libère un précieux espace pour la spontanéité et la créativité. Ça permet de retrouver des aspects de soi auxquels on n’a pas accès quand on est tout le temps occupé à contrôler quelque chose.»

Photo: iStock

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Quant au psychologue Camillo Zacchia, il se sert souvent de l’histoire de la ceinture de Batman pour aider ses patients control freaks. Il leur demande d’imaginer le protecteur de Gotham City en train de rassembler divers outils qui serviront à lutter contre des dangers lors d’une mission spéciale.

«Malheureusement, il y a toujours des scénarios qu’on n’avait pas anticipés, dit-il. C’est pourquoi les deux éléments les plus utiles qu’on puisse traîner dans son ceinturon, c’est d’abord la confiance en son aptitude à gérer une menace surprise, et ensuite la capacité à accepter qu’on ne s’en tirera peut-être pas. En Amérique du Nord, on a tendance à multiplier les plans d’action dans l’espoir de régler tous les problèmes pour de bon. Sauf que c’est impossible. Il faut surtout apprendre à vivre avec le risque et l’incertitude. Le contrôle n’est qu’une illusion.»

Lucie médite là-dessus ces jours-ci. Elle n’a que ça à faire: une double opération aux pieds la confine à la maison pour les huit prochains mois, sans permission de quitter son La-Z-Boy. Le genre de situation sur lequel on n’a pas de prise. «Il faut attendre que le corps guérisse», soupire-t-elle. Pour la première fois en 40 ans de vie commune, elle est bien obligée de laisser son chum faire les courses, le ménage, les repas… «Il faut que je me parle! Je souhaiterais que la maison soit nettoyée exactement comme je le veux. C’est un peu démesuré, je sais. Mais il cuisine bien… C’est une belle occasion de lui laisser de la place. » Elle lit, aussi. Plaisir qu’elle ne s’était jamais accordé, occupée qu’elle était à accomplir son programme de réussite de vie. Et elle lit quoi, au juste? «En as-tu vraiment besoin?, de Pierre-Yves McSween. Et Mon projet bonheur, de Christine Michaud.» On ne se refait pas totalement, quand même.

Pas plus de femmes chez les control freaks

Les quatre experts interviewés pour cet article sont catégoriques: en dépit du cliché tenace de la Germaine castratrice, le désir de contrôle n’est pas une spécialité féminine. Les deux sexes se partagent équitablement ce trait de caractère, y compris sous sa forme obsessionnelle. Le mari fou de Julia Roberts dans Sleeping with the Enemy, vous vous souvenez? Cela dit, les femmes ont plus tendance à exercer une supervision serrée à la maison, d’abord parce que, même si le chum moderne s’implique davantage qu’avant, c’est encore surtout à madame qu’incombe la responsabilité du ménage et des enfants, observe Joanne Cyr. «Aussi, l’emprise domestique peut être une réaction à un manque de reconnaissance au travail. À ce jour, les femmes sont souvent encore moins bien payées que les hommes et ont plus de mal à gravir les échelons. La gestion du quotidien devient alors une manière de regagner du pouvoir. Non sans rancœur, dans certains cas!»

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