Elisa a beau fouiller dans sa mémoire, elle ne se souvient pas de s’être trouvée grosse un jour. Pourtant, dès l’âge de 10 ans, elle a commencé à se priver de nourriture. Jamais toutefois au point de susciter trop de questions. « Je perdais quelques kilos, puis, avant d’aller trop loin, je me remettais à manger. C’était mon jeu de contrôle à moi. »
Ces épisodes en dents de scie ont duré neuf ans. En une semaine, Elisa pouvait perdre 4,5 kilos (10 livres). Toujours, elle reprenait le poids perdu... jusqu’à ce qu’elle se prenne à son propre jeu. « Vers 19 ans, j’ai dépassé les bornes. C’est à ce moment que je suis entrée dans ce que j’appelle les profondes ténèbres. » Toutes ses pensées étaient à ce point monopolisées par l’angoisse des calories et du pèse-personne qu’elle n’arrivait pas à suivre une conversation. La nourriture était devenue son obsession. À 1,70 mètre (5 pieds 7 pouces), elle ne pesait plus que 40 kilos (88 livres).
À la voir aujourd’hui, à 23 ans, pétillante et débordante d’énergie, on a du mal à imaginer qu’il y a deux ans à peine Elisa luttait contre l’anorexie. Mais, même si elle se considère comme « guérie », le combat n’est pas entièrement terminé pour cette jeune professionnelle. Elle ne s’est toujours pas résolue à manger du chocolat ou quelque dessert que ce soit, mais garde espoir d’y arriver un jour.
Minces à mourir
Selon l’Agence de santé publique du Canada, on diagnostiquera chez environ 3 % des femmes un trouble de l’alimentation – anorexie ou boulimie – au cours de leur vie. On estime cependant qu’au moins 10 % des filles d’âge scolaire sont touchées par ces problèmes, à divers degrés.
Et les garçons ? Cinq pour cent des personnes atteintes de troubles alimentaires sont des hommes. À l’Hôpital Douglas de Verdun pourtant, ils ne forment que 2 % de la clientèle. « Parce qu’ils viennent moins consulter », croit le psychologue Howard Steiger, directeur du programme des troubles de l’alimentation.
L’anorexie se manifeste généralement à la puberté. Ceux qui en souffrent s’astreignent à des régimes draconiens, à des jeûnes ou à la pratique excessive d’activité physique. S’ensuit une brusque perte de poids et aussi, chez les filles, l’arrêt des menstruations. Les anorexiques ont parfois les cheveux secs, la peau desséchée. Ils ont les mains et les pieds glacés. Chez les plus jeunes, la maladie peut entraîner l’arrêt complet de la croissance.
La boulimie, elle, se manifeste un peu plus tard, habituellement vers la fin de l’adolescence. Les personnes atteintes connaissent des épisodes d’orgies alimentaires et ont ensuite recours à des méthodes compensatoires pour prévenir la prise de poids : vomissements, abus de laxatifs, exercice physique compulsif ou jeûne. Pour que l’on puisse poser un diagnostic de boulimie, ces comportements compensatoires doivent se manifester au moins deux fois par semaine, pendant trois mois.
Chez les adolescentes, entre 60 % et 70 % des anorexiques se sortent de la maladie sans séquelles. De 20 % à 30 % reviennent à leur poids normal, ont leurs règles de nouveau, mais restent vulnérables. Enfin, chez 10 %, le problème devient chronique. Plus les jeunes filles sont amenées tôt en consultation, meilleur est le pronostic.
L’anorexie ne frappe pas que les adolescentes. Des femmes et des hommes de tout âge sont touchés. Parmi ceux-là, entre 50 % et 60 % guérissent, tandis que les autres restent fragiles toute leur vie. Le taux de mortalité est évalué à 5 % : la moitié des victimes meurent des suites de la maladie, souvent d’un arrêt cardiorespiratoire ; les autres se suicident. « De tous les problèmes de santé mentale, l’anorexie est celui qui présente le plus haut taux de mortalité », souligne la docteure Carole Ratté, psychiatre et responsable de la clinique des troubles alimentaires au Centre hospitalier de l’Université Laval. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : un problème de santé mentale.
Du côté des boulimiques, les chiffres ne sont pas aussi sombres. Moins de 1 % des patients y laissent leur peau.
Les gènes coupables
Contrairement à ce que l’on peut penser, la volonté a peu à voir avec les troubles de l’alimentation. Elisa admet s’être sentie idiote parce qu’elle n’arrivait pas à se prendre en main. « On me disait : “Mange, ce n’est pas compliqué !” Mais c’était tellement compliqué. Les gens doivent comprendre que l’anorexie n’est pas un caprice de jeune fille gâtée. C’est une maladie. »
Les plus récentes découvertes scientifiques lui donnent raison. À l’Hôpital Douglas, l’équipe dirigée par le psychologue Howard Steiger a démontré que les gènes jouaient un rôle tout aussi important que les pressions sociales dans le déclenchement des troubles de l’alimentation.
Les indices sont particulièrement convaincants pour l’anorexie. De plus en plus d’études montrent que la maladie existe depuis la nuit des temps, même dans les pays du tiers-monde. L’anorexie fait même des ravages chez les jeunes filles juives orthodoxes, qui ne lisent pourtant aucun magazine de mode et ne vont pas au cinéma.
« À ma clinique, je reçois des femmes de 18 à 70 ans passés, de tous les milieux socioéconomiques, dit Howard Steiger. Le stéréotype de la jeune fille blanche, issue d’un milieu privilégié, ne tient plus. » Si leurs milieux de vie diffèrent, les personnalités des anorexiques, elles, se ressemblent. Presque toujours, il s’agit de perfectionnistes, as de la planification et du contrôle.
Chez les boulimiques, le tableau diffère. Rien n’indique que la maladie ait fait des victimes avant l’avènement de notre société obsédée par la minceur. D’ailleurs, la boulimie n’existe que dans les pays industrialisés. Howard Steiger reste cependant convaincu que les gènes comptent pour beaucoup dans le déclenchement de la maladie. « Même si les boulimiques forment un groupe assez hétérogène, il s’agit souvent de personnes impulsives qui ont du mal à stabiliser leurs humeurs. Certaines aiment courir des risques, flirtent avec l’abus de substances ou la promiscuité sexuelle. Ces comportements ont tous des racines génétiques. »
La pression sociale
Est-ce à dire que les magazines de mode et la publicité, longtemps montrés du doigt, seraient moins dommageables qu’on ne l’a longtemps cru ? Selon Howard Steiger, ils peuvent certainement jeter de l’huile sur le feu ... à condition que ce dernier ait déjà été allumé par des prédispositions biologiques. « À eux seuls, les magazines peuvent donner envie de perdre des kilos, mais ils ne suffisent pas à déclencher l’anorexie ou la boulimie. »
La docteure Carole Ratté est moins tendre à l’égard des médias et du monde de la mode. Le culte de la minceur est constamment évoqué par ses patientes, dit-elle. En 1975, un mannequin professionnel pesait 8 % de moins que la moyenne des femmes. En 2006, on parle plutôt de 23 % ! « En septembre dernier, j’ai applaudi lorsque le gouvernement régional de Madrid a interdit aux mannequins trop maigres de défiler durant la Semaine de la mode. Enfin, on se réveille ! »
Les campagnes anti-obésité pèseraient aussi dans la balance, selon les spécialistes. Responsable de la clinique des troubles alimentaires à l’Hôpital Sainte-Justine, le docteur Jean Wilkins voit régulièrement des jeunes filles anorexiques qui, paradoxalement, sont citées en exemple à leur école parce qu’elles sont minces et font du sport. « J’ai même vu des petits garçons qui se faisaient vomir parce qu’on leur disait qu’ils étaient trop gros, enrage le pédopsychiatre. Mais ils avaient faim ! »
Côté pressions sociales, les parents sont aussi régulièrement cités au banc des accusés. Auraient-ils trop poussé leur enfant vers les pièges de la performance ? « Mes parents ont dépensé tellement d’énergie à se questionner et à se sentir coupables, déplore Elisa. C’est inutile. Ils n’ont rien à se reprocher. » C’est d’ailleurs pour protéger les membres de son entourage qu’Elisa a choisi de taire son nom de famille pour cette entrevue.
Howard Steiger a aussi du mal à associer contexte familial et troubles de l’alimentation. « Bien sûr, les parents doivent enseigner à leurs enfants à établir des limites et à se valoriser autrement que par la performance. En même temps, il est tout naturel que les individus perfectionnistes élèvent des enfants performants. C’est une question de gènes, mais aussi une question d’éducation. »
Agir vite !
De son côté, le docteur Wilkins dit rencontrer surtout de « bons parents » qui cherchent à aider leur enfant le mieux possible. C’est par dizaines qu’ils contactent sa clinique chaque semaine. Leur inquiétude les trompe rarement. « À l’adolescence, une perte de poids n’est jamais normale », indique le médecin, qui voit plus de 200 nouvelles patientes par année, dont certaines ont tout juste huit ans !
Attention : il n’est pas nécessaire qu’une adolescente maigrisse pour qu’on puisse suspecter un trouble de l’alimentation. Une jeune fille qui se préoccupe de son poids de façon excessive – elle se pèse constamment, analyse tout ce qu’elle mange ou tente de contrôler la liste d’épicerie à la maison – doit être surveillée de près.
Détecter le trouble est une chose, aborder le sujet avec son enfant ou une amie en est une autre. Selon les spécialistes, il importe d’être franc et de partager ouvertement son inquiétude. Offrir une consultation auprès d’un spécialiste est toujours une bonne idée. « Il ne faut pas insister uniquement sur le comportement alimentaire, précise la docteure Ratté. Il faut aussi se montrer ouvert à aider la personne à surmonter ses autres problèmes, ceux liés à l’anorexie ou à la boulimie, comme l’obsession de la perfection, par exemple. »
Il faut aussi éviter le ton réprobateur et surtout ne pas forcer la personne à manger. « À partir d’une certaine limite, toutefois, ce n’est plus négociable, fait valoir le docteur Wilkins. Quand une petite fille ou une femme se met à perdre connaissance, n’a plus ses règles ou vomit en cachette, on ne lui donne plus le choix. Il faut l’amener consulter. »
Selon la docteure Ratté, les membres de l’entourage ont tendance à attendre trop longtemps avant d’intervenir parce qu’ils ne savent pas comment s’y prendre. « J’ai eu un jeune homme au téléphone tout dernièrement, inquiet parce que sa blonde ne pesait plus que 36 kilos (80 livres) ! Faire l’autruche, c’est jouer avec la vie. »
La dure route de la guérison
Le docteur Wilkins admet que, même pour lui, percer la carapace d’une adolescente aux prises avec un trouble alimentaire n’a rien de simple. Les rendez-vous « à effet nul », où la patiente se présente sans vraiment s’ouvrir à la thérapie, peuvent durer des semaines, voire des mois ou des années.
Selon son expérience, les enfants et les adolescentes finissent généralement par craquer. Elles se remettent à manger, généralement de façon désordonnée. Les parents sont soulagés, alors que la jeune fille est au comble de la détresse. Elle n’arrive plus à se maîtriser. Pour compenser, elle se fait vomir ou prend des laxatifs. « Les parents pensent qu’à partir de ce moment on peut espacer les rendez-vous, mais c’est tout le contraire. C’est souvent durant cette période que la patiente s’ouvre et amorce la route de la guérison. »
De 30 % à 40 % des cas d’anorexie nécessitent une hospitalisation de 6 à 12 semaines. « Quand la pression cardiaque chute sous les 50 battements à la minute, il y a urgence », dit le médecin. En effet, à un certain point, le corps privé d’énergie n’arrive plus à maintenir la circulation sanguine nécessaire pour faire battre adéquatement le cœur. Il y a alors risque d’arrêt cardiaque. Les médecins doivent parfois recourir au gavage : l’alimentation forcée par un tube inséré dans une narine et qui se rend jusque dans l’œsophage.
Même lorsqu’il hospitalise ses patientes, le docteur Wilkins n’utilise jamais la force. « Quand j’explique à mes patientes que leur vie est en danger, elles se laissent presque toujours faire. Bien qu’elles aient des comportements autodestructeurs, ces jeunes filles ne veulent pas mourir. »
Auprès des adultes, Howard Steiger privilégie aussi la douceur et la patience. La majorité des 300 à 350 personnes vues chaque année à l’Hôpital Douglas sont suivies en clinique externe. Psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux ou nutritionnistes aident les anorexiques comme les boulimiques à explorer les croyances qu’elles entretiennent sur l’alimentation et leur corps : présumer qu’elles doivent être minces pour être aimées, par exemple.
Sur le terrain de l’hôpital, une jolie maison accueille celles dont l’état est plus préoccupant. Ensemble, elles suivent des thérapies, font la cuisine et prennent leurs repas. En été, elles s’occupent même d’un potager. « Certaines s’affolent juste à l’idée de toucher de la nourriture. D’autres, parce qu’elles se sentent coupables d’avoir mangé et veulent brûler des calories, font des redressements assis toute la nuit. Nous tentons de leur offrir un environnement sécuritaire, aussi agréable que possible, pour les aider à lâcher prise. »
En général, les spécialistes sont plutôt optimistes lorsqu’ils posent un pronostic. « Une fois qu’une patiente a amorcé un traitement, il est extrêmement rare qu’un décès survienne », dit Howard Steiger.
Une joie et un chagrin
Pour Elisa, le déclic s’est produit à 21 ans. Un médecin de l’Hôpital Général Juif, à Montréal, lui a expliqué que ses comportements alimentaires pourraient éventuellement la mener à l’infertilité. « C’est comme s’il m’avait coupé les deux jambes, se souvient-elle. Avoir une famille, pour moi, c’est capital. À partir de ce moment, j’ai tout fait pour m’en sortir. »
Manger sa première bouchée de pain lui a procuré une immense joie ... et un immense chagrin. Elle laissait tomber une partie d’elle-même, de son contrôle. Mais plutôt que d’aller jogger pour perdre les calories tout juste ingérées, elle a appelé une copine. D’autres fois par la suite, ça a été sa mère. « Parler, c’est la clé », dit-elle.
Aujourd’hui, Elisa organise avec ses deux meilleures amies des campagnes de financement au profit d’ANEB Québec – Association québécoise d’aide aux personnes souffrant d’anorexie nerveuse et de boulimie. Elle agit aussi comme modératrice sur le forum de discussion du site Internet de l’association, un outil qui permet à des jeunes filles d’exprimer leur détresse dans l’anonymat, lorsqu’elles ne sont pas prêtes à se dévoiler. « Je sais à quel point elles souffrent et je veux à tout prix leur venir en aide. En ce sens, je ne suis pas prête à tourner le dos à la maladie. »
Elisa admet éprouver encore de l’angoisse quand approche un événement comme le souper de Noël. « Ce serait tellement facile pour moi de retomber en écoutant la petite voix qui demeure à l’intérieur de moi. Mais je vois ma famille et tous les gens que j’aime autour de la table. Je réalise que l’attention que j’obtiens en mangeant est tellement meilleure que celle que j’avais en ne mangeant pas. Je suis encore une adepte du contrôle mais, maintenant, je me contrôle à être bien dans ma peau, à être heureuse. »
Où s’adresser ?
Située à Montréal, ANEB Québec organise des ateliers de discussion en groupe, en solo ou pour les familles. C’est gratuit et il n’y a pas de liste d’attente. L’association offre aussi une ligne d’écoute accessible de partout au Québec et un forum de discussion en ligne. Au besoin, elle dirige les personnes vers les spécialistes appropriés.
Tél. : 514 630-0907 ou 1 800 630-0907.
À Québec, la maison de transition l’Éclaircie offre des services similaires.
Tél. : 418 650-1076 et 1 866 900-1076.
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