Le changement, Anna Pacitto l’a dans les gènes : « Je suis fille d’immigrés italiens et ma famille est dispersée en France, où je suis née, en Italie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. » Il y a quelques années, cette brune dynamique de 44 ans vivait à Lyon, où elle était directrice de production pour l’antenne régionale du Figaro Magazine. Un jour, la publication ferme ses portes. Anna travaille alors en muséologie, mais la frénésie de ses patrons la rebute. « Au Québec, où je suis venue en vacances, il y avait de l’espace, la qualité de vie correspondait à ce que je cherchais. » Elle décide de s’établir à Montréal. « En changeant de pays, je changeais de réseau, d’habitudes, de tout ! Mais c’était très enrichissant. »
Anna décroche un stage dans un grand groupe de presse. « J’étais prête à commencer au bas de l’échelle. » Elle doit tout réapprendre : méthodes, logiciels… Beaucoup de notions à absorber d’un coup. Un jour, elle a sa chance. « La directrice de production est tombée malade. Je me suis retrouvée devant son ordinateur avec 15 jours de retard à rattraper. J’ai plongé, et ça a marché. »
Zones de turbulences
On risque tous, un jour ou l’autre, de devoir composer avec le changement. Peut-être même plusieurs à la fois, comme ce fut le cas pour Anna.
Car les changements, depuis une vingtaine d’années, se vivent en accéléré, dans tous les domaines : technologie, information, couple, relations parents-enfants, urbanisation, économie… À la pointe du progrès il n’y a pas si longtemps, le Pentium II et le VHS font maintenant figure de dinosaures. Les disques compacts sont en train de se retrouver sur la voie de garage.
Même les frontières bougent : un atlas vieux de 15 ans est bon pour le recyclage. Les voisinages changent de composition ethnique, ce qui demande des adaptations de part et d’autre. Le climat et les saisons ne sont plus immuables.
Et s’il est un domaine qui connaît de fortes turbulences, c’est bien celui du travail. Pour tirer son épingle du jeu, il faut savoir aller au-devant du changement avec une curiosité qui neutralise l’insécurité. Une attitude qui n’est pas innée chez tout le monde.
Phase de résistance
Alain-Marie Carron, directeur chez Secor, une firme-conseil indépendante de stratégie au Québec, souligne que, dans les entreprises, la réaction au changement passe en général par une phase de résistance. « On peut appeler ça le “mur du non”, plaisante-t-il. L’attachement au passé reste entier. On est crispé et attentiste. »
On n’a qu’à penser à la réaction de bien des collègues (à la sienne aussi, parfois) quand vient le temps d’implanter un nouvel appareil ou un nouveau logiciel : certains ont l’impression, on dirait, que la machine va leur résister, voire les mordre.
Ce type de réaction est normal, à condition qu’il ne se prolonge pas, et même programmé par le cerveau. D’après les neuropsychologues, les habitudes bien ancrées permettent à la matière grise de prévoir les événements, ce qui réduit le stress. Aussi, dans un contexte stable, a-t-on tendance à recourir à des solutions connues. Mais qu’un changement majeur survienne, un déménagement ou un divorce par exemple, et on sort de la zone de confort. Le stress monte de quelques crans et un mécanisme d’adaptation se met en place. Sur une courte période, ce type de stress est bénéfique. Mais s’il dure trop longtemps, le corps en paie le prix, ce qui peut déboucher sur l’épuisement professionnel, la dépression, les problèmes cardiovasculaires…
La culture du changement
« L’entreprise où je travaille est stable, dit Anna, mais en trois ans, j’ai vu tout de même des changements d’équipe, des restructurations, des réorientations. » Dans certains milieux de travail en transformation rapide, comme le multimédia, une véritable culture du changement s’est installée. « Beaucoup de dirigeants ont carrément adopté le changement non plus comme outil, mais comme valeur », dit Pierre Lainey, chargé de formation en management à HEC Montréal. Le monde carbure à l’innovation.
Nouvelles technologies, concurrence féroce, mondialisation des marchés modifient le paysage sans arrêt. Le niveau de stress, déjà élevé, grimpe en flèche : selon l’Organisation mondiale de la santé, il a doublé en 10 ans. Est-on pour autant condamnée à carburer à l’adrénaline ? Non ! Il y a d’autres solutions que le « gros nerf ».
« Quand on réagit mal au changement, c’est qu’on y est mal préparé », dit le psychologue-conférencier Michel Grisé, qui a mis au point un programme de « psycho-gym » pour y faire face. « On réagira mieux si on a développé sa souplesse. » Selon lui, maintenir en permanence une bonne forme psychologique, comme on garde la forme physique, permet d’avoir toujours une longueur d’avance sur le changement et de s’y adapter sans stress.
DES STRATÉGIES GAGNANTES
Pour être prête à réagir aux changements quand ils se présentent, il faut adopter des stratégies à long terme qui garderont alertes ses capacités d’adaptation… ou qui permettront de les développer si elles font défaut. Ces stratégies, qui tiennent plus du marathon que du sprint, exigent avant tout une bonne dose de persévérance.
Renoncer à ses repères rassurants. Impossible, en effet, de bien réagir au changement si on garde les yeux fixés sur son petit univers. On voit mieux arriver l’imprévu quand le regard embrasse un large horizon. « Les gens qui s’adaptent le mieux au changement savent avant tout s’informer et communiquer. Ils ont une vision globale d’une situation », dit Alain-Marie Carron.
Apprivoiser l’idée de changement. Le percevoir comme positif, comme une occasion de dépassement de soi. Un des arguments antichangement est que les choses changent rarement pour le mieux. Pourtant, on n’en finirait plus de faire la liste des transformations positives de ces dernières années, l’espérance de vie prolongée en tête. « La réalité, c’est que chaque changement entraîne des gains et des pertes, explique le psychologue Michel Grisé. L’ennui, c’est qu’on a tendance à ne voir que les gains dans les changements qu’on contrôle et que les pertes dans ceux qui nous sont imposés. Or, ces derniers ont aussi des avantages. » En d’autres termes, ce sont ceux et celles qui accueillent favorablement le changement qui s’y adaptent le mieux. Par exemple, une fois neutralisée la peur d’un nouvel appareil, souvent, on ne peut plus s’en passer et on se demande comment on a pu douter des avantages du DVD, du iPod et du numérique pour l’ensemble de son œuvre.
Réduire son anxiété face au changement. On peut apprivoiser la peur de l’inconnu en corrigeant une autre idée fausse : le changement est difficile. En fait, on y est plus habituée qu’on ne le croit. Qu’est-ce que l’existence sinon une succession de périodes de transition ? Qu’il s’agisse de l’achat d’une nouvelle voiture, de la naissance d’un enfant ou du départ d’un proche pour l’étranger, on ne cesse d’intégrer le changement à son quotidien, la plupart du temps avec sérénité.
Retrouver un peu de la souplesse de l’enfance. Il semble bien loin l’âge où on accueillait la nouveauté avec un enthousiasme illimité… On peut retrouver un peu de cette fraîcheur en combattant volontairement le scepticisme, la lassitude, l’aigreur.
Conserver la volonté d’apprendre, la curiosité. Grâce à elles, le changement se transforme en force. « Sur ce plan, les jeunes dans la vingtaine peuvent servir d’exemple, dit Julie Carignan, psychologue à la Société Pierre Boucher, un cabinet de psychologie industrielle. Cette génération Y, née dans un tourbillon de changements accélérés, se meut là-dedans comme un poisson dans l’eau ! Dans les services des ressources humaines, la souplesse d’adaptation est d’ailleurs devenue un critère indispensable. » La curiosité permet de discerner les changements essentiels et d’approfondir ses connaissances. « Quand je ne connais pas quelque chose, dit Anna Pacitto, je vais à la pêche aux renseignements. C’est aussi vrai pour les gens : en quelques semaines, je connaissais tout le monde dans ma boîte ! »
Travailler sa confiance en soi, sa compétence, son attitude. On affronte mieux le changement quand on est sûre de soi. « Un excellent moyen d’y parvenir, dit Julie Carignan, c’est d’expérimenter dans les domaines les plus variés : essayer de nouvelles recettes, faire de la randonnée, etc. Sur le plan du travail, aller chercher de la formation supplémentaire. » Les personnes qui adoptent une attitude proactive mettent aussi toutes les chances de leur côté. Elles ne se contentent pas de réagir au changement : elles agissent avant qu’une situation nouvelle ne devienne une cause de problèmes ou de crises. « Si on sent que des changements au travail risquent de nous pousser vers de “nouveaux défis”, dit Michel Grisé, on peut revoir son CV, améliorer son anglais, suivre des cours. L’action abaisse le niveau de stress. »
Cultiver l’engagement détaché. Selon Michel Grisé, la résistance au changement vient du fait qu’on s’approprie trop les choses. « On marque son territoire. Même le déplacement d’un bureau peut déclencher des émotions fortes. » Il souligne que la sagesse ancienne qu’est le bouddhisme est fondée sur le principe d’impermanence et voit le changement comme perpétuel. On peut s’en inspirer en pratiquant l’engagement dans l’action, mais dégagé de l’instinct de propriété. « Par exemple, s’habituer à dire le bureau, les collègues au lieu de mon bureau, mes collègues… » Même chose pour la maison, les enfants.
Échelonner les changements, dans la mesure du possible. « Quand on sent venir des changements qu’on ne contrôle pas, dit Michel Grisé, mieux vaut remettre à plus tard ceux qu’on contrôle, par exemple un projet de rénovation chez soi lorsqu’il y a des rumeurs de fusion ou de restructuration dans son entreprise. C’est comme un panneau de fusibles : si la demande de courant est trop forte, ça saute. »
Se servir du changement. « Dans la vague du changement, il ne faut jamais s’oublier soi-même au point de renoncer à ses propres objectifs », dit Julie Carignan. Forcée de déménager ? Au lieu de s’apitoyer, on peut voir l’expérience comme une formidable occasion de s’implanter dans un quartier dont les centres d’intérêt reflètent davantage ses préoccupations.
Comprendre les raisons du changement. Ne pas hésiter à se les faire expliquer. Si notre amoureux dit qu’en travaillant un an à l’étranger notre retraite à tous les deux est assurée, nous serons plus en mesure d’accepter les inconvénients liés à l’éloignement pendant 12 mois.
Garder ses valeurs et son esprit critique. S’adapter au changement ne veut pas dire renoncer à ce qu’on est profondément. À cet égard, le Japon est un bon exemple, puisqu’il a su se moderniser au point d’être surnommé l’« Extrême-Occident » tout en gardant sa forte personnalité. Pierre Lainey explique que la quête de sens semble d’ailleurs être une valeur en hausse dans beaucoup de milieux de travail, comme si, en terrain mouvant, on voulait retrouver des constantes. La constatation vaut aussi pour l’ensemble de la société, aujourd’hui en pleine recherche de ses valeurs fondamentales.
Souplesse, souplesse
Ceux et celles qui savent s’adapter aux situations nouvelles, résument les psychologues, ont tous en commun la curiosité, l’ouverture d’esprit et une vision positive des choses. Cultiver ces aptitudes, c’est s’assurer la souplesse, l’outil le plus efficace contre les blessures du changement.