Régine Laurent : protégeons les enfants, avant tout

À la tête de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Régine Laurent a plongé pendant près de deux ans dans les méandres de la DPJ. Elle vient de rendre son très attendu rapport, qui vise à donner un sérieux coup de barre à l’organisation. En entrevue avec Châtelaine plus tôt cette année, elle était revenue sur cette expérience qui, elle en est convaincue, l’a changée à jamais.

Régine Laurent

Photo : CPImages/Paul Chiasson

Elle se décrit comme une dure à cuire. Pendant 30 ans, l’ancienne syndicaliste Régine Laurent a lutté pour exiger de meilleures conditions de travail pour ses collègues infirmières, infirmières auxiliaires, et inhalothérapeutes. Aujourd’hui, c’est pour les enfants qu’elle se bat. C’est à elle que le gouvernement Legault a confié la présidence de la commission spéciale chargée de trouver des solutions aux problèmes persistants de la DPJ et de réviser la Loi sur la protection de la jeunesse. Un mandat aussi délicat que complexe, et souvent bouleversant.

La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, c’est 42 forums régionaux, 233 mémoires, plus de 4000 participants. De tout ce processus, quels ont été les moments charnières, ceux qui ont le plus influencé le regard que vous posez aujourd’hui sur la Direction de la protection de la jeunesse ?

Notre première semaine d’audiences publiques m’a énormément marquée. Nous avions décidé d’entendre de jeunes adultes qui sont passés par la protection de la jeunesse. Ces derniers nous ont mis au visage toute la souffrance vécue quand ils étaient sous la responsabilité de l’État. C’est à ce moment-là que j’ai compris l’ampleur du travail qui nous attendait.

Un autre moment important a été la semaine dédiée aux réalités autochtones. Différents représentants nous ont expliqué à quel point arracher un enfant à sa communauté, le couper de sa langue et de sa culture, avait des conséquences. Vous avez 18 ans, la DPJ vous dit : « Merci, au revoir », vous retournez dans votre communauté et là, vous n’êtes même pas capables de pouvoir communiquer avec vos parents ou vos grands-parents. On s’étonne après que ces jeunes aient des comportements néfastes envers eux-mêmes ! En fait, on ne les a pas aidés à se construire.

Et évidemment, j’ai été très touchée par la question de la surreprésentation des enfants noirs à la DPJ. C’est comme si, au fil des semaines, le travail à accomplir devenait de plus en plus gros. Mais il fallait le faire.

Ce sont les ratés de la DPJ dans le dossier tragique de la fillette de Granby qui ont provoqué la création de la Commission. Comment cette histoire a-t-elle teinté votre travail ?

Au départ, j’étais incapable d’entendre parler de cette enfant de sept ans comme de la « petite martyre de Granby ». Bien sûr, je comprenais très bien qu’elle ne pouvait pas être nommée publiquement. Mais dans ma tête, je lui ai donné un petit nom [Ti Lilly]. Je me disais que de mourir comme ça, à sept ans, avec ce qu’elle avait vécu… elle méritait au moins un nom. C’était peut-être une façon, dans mon imaginaire, de lui redonner une enfance. Je ne peux pas l’expliquer davantage. Mais j’ai la profonde conviction que cette petite m’a accompagnée tout au long de la Commission. Elle m’a donné beaucoup d’énergie pour traverser les longues journées, les longues semaines, les longs mois. Elle a été mon « plus jamais », mon urgence d’agir. D’ailleurs, c’est pour cette raison que je suis très frustrée que notre rapport n’ait pas pu être remis le 30 novembre 2020 [la date initiale du dépôt du rapport a été repoussée de cinq mois en raison de la pandémie et de la quantité importante d’informations recueillies].

Régine Laurent

Photo : CPImages / Jacques Boissinot

À votre avis, qu’est-ce qui doit changer le plus vite pour éviter que de tels drames se reproduisent ?

Je crois énormément à la prévention. Les premières solutions que nous avons proposées en décembre 2019 en parlaient beaucoup. Nous avons entre autres demandé au gouvernement qu’un programme de soutien pour les parents plus vulnérables, offert dès le début de la grossesse, soit déployé partout au Québec.

Nous avons aussi mis en lumière le fait que n’importe quelle famille peut traverser une crise. Ce qu’il faut, ce sont des services pour éviter que la situation ne dégénère et que la protection de la jeunesse doive s’en mêler. Ce n’est pas normal que des parents en viennent à se dénoncer eux-mêmes à la DPJ en espérant que leur enfant ait enfin droit à des services. Imaginez leur souffrance et leur détresse ! C’est une catastrophe, un échec de notre société.

Les mentalités doivent aussi changer. Il faut que notre bienveillance, en tant qu’adulte, ne s’arrête pas uniquement à nos enfants ou à ceux de notre entourage, mais qu’elle s’étende à tous les enfants du Québec. Pour moi, c’est un changement majeur.

Vous avez répété que l’intérêt de l’enfant devra dorénavant être au cœur des décisions qui le concernent. Cela paraît élémentaire, non ?

Effectivement, ça semble aller de soi. Mais force est de constater que ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Plusieurs anciens de la DPJ nous ont remerciés de leur avoir donné la parole en audiences, même si c’était très difficile au point de vue émotif pour eux. Parce que, de tout leur parcours à la DPJ, personne ne leur avait demandé leur avis. On leur disait : « Demain, tu changes de famille d’accueil », sans les consulter. Pourtant, il s’agissait de leur vie ! À l’avenir, il va falloir susciter et entendre la parole de l’enfant. Pas pour agir uniquement selon ses désirs, mais pour au moins lui expliquer ce qui se passe. Les enfants, même les tout-petits, sont capables de comprendre.

Malgré tout, il doit forcément y avoir des histoires qui finissent bien à la DPJ ?

Oui. Je me souviens très bien de deux jeunes qui nous ont dit que d’avoir été placés dans une famille d’accueil bienveillante et aimante les avait sauvés. Malgré le traumatisme que représente le fait d’avoir été séparés de leurs parents, ils ont pu nous dire : « Aujourd’hui, je vais bien. » Avec un bon accompagnement, il est possible de devenir des adultes extraordinaires pour la société.

Aucun doute que cela a dû être un travail éprouvant… Sans compter que de nouvelles histoires troublantes impliquant la DPJ sont survenues au fil de votre mandat. Comment avez-vous composé personnellement avec tout cela ?

Je ne pensais jamais être atteinte aussi profondément. Je ne décolère pas que ça se passe au Québec, je ne décolère pas de voir l’ampleur et les conséquences de la maltraitance chez trop d’enfants. Je suis complètement envahie par tout ce que j’ai entendu. À l’époque où j’étais infirmière, quand je terminais un quart de travail, que j’avais pris soin de mon monde, j’étais capable de laisser l’hôpital derrière moi. Là, c’est tout le contraire : je suis habitée par la Commission 24 heure sur 24. Mais voilà, c’est une mission, et je suis déterminée à l’accomplir, parce que je sais pour qui je le fais. C’est ça qui me motive tous les jours.

Le rôle de présidente de commission vient avec un devoir de réserve. On vous a d’abord connue comme leader syndicale [à la tête de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec]. En tant que femme habituée à dénoncer haut et fort ce qu’elle considère comme injuste, avez-vous trouvé difficile de garder une certaine réserve ?

Très ! [Rires] Mais avec le recul, je sais que ce devoir de réserve est absolument nécessaire pour faire le travail jusqu’au bout. Il y a tant de choses enrageantes, j’aurais probablement réagi spontanément trop souvent. Il fallait conserver cette bulle pour examiner toutes les facettes d’un problème et valider la solution entre nous.

On a senti de la part du gouvernement du Québec une volonté de réformer la DPJ. Quel serait votre souhait le plus cher quant au legs de la Commission ?

Deux choses me donnent espoir. D’abord, lors de la conférence de presse qui a lancé la Commission, le premier ministre a dit qu’il devra y avoir un « avant » et un « après Granby ». Ensuite, le récent budget du gouvernement du Québec a pris en compte les cinq orientations que nous avions déposées en décembre 2019, qui portaient essentiellement sur la prévention. Il faut juger sur les actions, et ça, c’est une action positive du gouvernement.

Je ne connais pas l’avenir, mais je suis persuadée que notre rapport ne pourra pas être laissé de côté. La population elle-même ne l’accepterait pas. Cela dit, je suis consciente de l’ampleur des changements que nous allons proposer. Ce sera vraiment un virage. Tout ne pourra pas se faire en un ou deux ans, mais la marche pour mieux prendre soin de nos enfants est en cours et nous ne pourrons pas reculer.