Entrevues

Marie-France Bazzo

Animatrice, productrice, femme de tête perchée sur talons aiguilles, Marie-France Bazzo n’aime pas parler d’elle : « Je ne suis pas intéressante. » Nous, on trouve que oui.

Devenir blonde, dit-elle soudain, « ç’a été une révélation. C’est très curieux. Tu crois que c’est juste une visite chez le coiffeur. Mais ça a libéré quelque chose en moi, une douceur que j’avais. Je suis comme sortie de moi-même. Au fond, j’étais pas une brune, j’étais une blonde. C’est fou. »

Des sushis tiédis, vestiges d’un repas commencé il y a deux heures, sèchent dans l’assiette. La demi-bouteille de saké (alcool à 14°) est presque vide. Et je sens que je viens enfin de percer la « carapace » de Marie-France Bazzo – le mot est d’elle. Suffisait de parler cheveux. Les siens, bien sûr, cette crinière ondulée qui cascade sur ses épaules souvent dénudées le jeudi soir à Télé-Québec. « C’est son look Dalida », m’avait dit le professeur de design graphique Frédéric Metz, un collaborateur de longue date à la radio et à la télé.

Je rapporte ces propos à Marie-France. « Dalida ? dit-elle, méfiante. C’est cute ?

– Mais oui, elle était belle, Dalida, spectaculaire… Parole !

– Oui, c’est vrai… »

La Bazzo, comme certains l’appellent, a quelque chose de l’huître. Ce qu’elle protège est à l’évidence précieux et fragile, et on soupçonne qu’ils sont rares ceux qui peuvent se vanter d’y avoir eu accès. « Je suis encore quelqu’un de timide et de réservé », dit-elle d’un ton neutre pour justifier son absence d’émotivité et le profond canyon qui la sépare des autres.

Poser des questions, c’est son métier, mais y répondre, ce n’est pas sa tasse de thé. Je le savais, d’où le saké. Huître, ouvre-toi ! « Je ne suis pas quelqu’un qui se confie, même à ses amis. Et je ne comprends pas cette obligation de le faire en public, d’aller dire : “Je souffre…” » D’ailleurs, elle a longtemps pensé que faire une entrevue, « ça n’avait pas de bon sens », que c’était « d’une violence inouïe ». Pierre Bourgault, son mentor qui lui a tant appris, a dû la forcer à s’y mettre : « Tu ne resteras quand même pas chroniqueuse toute ta vie ! » « C’est pas naturel d’entrer ainsi de manière totalement intrusive dans la vie de quelqu’un, dans son intimité, qu’en 10 minutes tu lui fasses dire des choses qu’il n’a probablement même jamais dites à sa blonde ou à son meilleur ami, tu le secoues comme un prunier, puis après tu le c… là. » (Oui, elle dit parfois des gros mots.)

Il faut préciser aussi que la pauvre a été secouée, et « très, très, très échaudée », il y a huit ans, alors que la dernière entrevue de fond qu’elle a accordée – au magazine L’actualité – s’est soldée par un portrait à faire peur aux enfants : névrosée, une mégère non apprivoisée et misanthrope, aussi sympathique qu’un scorpion et à peine plus délicate qu’un bulldozer. Elle se souvient d’avoir trouvé l’article « horrible », mais ne se rappelle pas les détails. Ils ont été effacés. « J’ai la faculté de “deleter”. C’est une question de survie. » Et on se doute bien que pour survivre dans son monde de requins, Marie-France a dû montrer les dents… et mordre à l’occasion. «Je n’ai pas toujours fait attention aux autres», reconnaît-elle simplement, mais pas penaude pour autant.

Tout ceci explique sans doute cela : sa carapace… et sa réaction au moment de notre premier contact, au téléphone, quand je lui ai annoncé que Châtelaine souhaitait la mettre en couverture. D’habitude, l’interlocutrice lance un « Wow ! », ou à la rigueur un sobre « D’accord. Et c’est pour quel numéro ? » Pas elle. Au bout du fil, un temps d’arrêt, puis : « Pourquoi moi ? »

Élan de fausse modestie ? Pas sûr. C’est quand même elle qui a déclaré, en quittant Indicatif présent après 11 ans d’antenne à la radio de Radio-Canada : « Je plains la personne qui va me remplacer car la barre est haute. » « Je me suis mal exprimée, dit-elle aujourd’hui. Je voulais parler de l’émission, de la gang derrière, car on avait créé quelque chose qui n’existait pas, une nouvelle manière de parler de l’actualité… » Mais, du même souffle, elle ajoute : « Ça prend un gros ego pour faire ce métier-là. Et j’en ai un gros, gros, gros. »

Alors, Marie-France, il est où, le problème ? « Ça ne m’intéresse pas que les gens s’intéressent à moi, ils ne devraient pas.  Qu’ils s’intéressent à ce qui est important dans la société. Je ne suis pas intéressante. Je ne suis pas Alain Lefèvre [le pianiste], je n’ai pas un talent démesuré, je n’ai pas des passions stupéfiantes, je ne parle pas japonais, je n’ai pas voyagé partout, je n’ai pas des tas d’histoires à raconter sur toutes sortes d’affaires comme ces gens que j’entends dans les médias et qui ont tout le temps une anecdote. »

(C’est faux : elle m’en a raconté une. Ce jour d’été où elle est devenue blonde, Marie-France devait traverser la ville pour un rendez-vous important. Et il lui est arrivé quelque chose qui ne lui était jamais arrivé avant – « je suis bien trop organisée pour cela ». Elle est tombée en panne d’essence « en petite robe noire et talons aiguilles » en plein milieu de l’autoroute, dans la voie du centre à l’heure de pointe. « Des gars sont venus m’aider, et j’ai fait une blonde de moi. C’était tellement niaiseux et caricatural, on voit ça dans un film et on se dit que le scénariste est un machiste rempli de préjugés débiles sur les femmes et sur les blondes. »)

Elle savait aussi qu’accepter d’apparaître en couverture du magazine exigerait, en plus d’une entrevue qui déjà ne l’enchantait guère, une séance de photos. C’est-à-dire pour elle une torture. « Quand le numéro sortira, je vais éviter les dépanneurs pendant quelques semaines… » Finalement, son gros ego a eu le dessus.

Bazzo.tv est enregistrée le mardi devant public. Ce jour-là, Marie-France la productrice s’éclipse pour laisser toute la place à Marie-France l’animatrice. « Je ne peux pas tenir les deux rôles en même temps. » Son bras droit, Mylène Ferron, la productrice déléguée, gère les pépins. « C’est formidable de travailler avec elle », me glisse Mylène – blonde (décidément !), calme olympien et jeune trentaine – pendant qu’elle me fait traverser le décor pour atteindre la section réservée aux spectateurs, qui n’arriveront que dans une heure. « Elle est toujours très bien préparée. »

Sur le plateau, la répétition va bon train. Évidemment, on ne voit qu’elle. Avec ses bottes à talons hauts, elle dépasse tout son entourage d’une tête (ou plus) et sa tenue – une robe marron cintrée sans manches – scintille sous les spots. Autant son intelligence fait l’unanimité, autant son allure fait jaser : minijupes, décolletés, bras nus… Je ne lui apprends rien : elle le sait. C’est palpable : le sujet est sensible, et le terrain, miné. « Oui, bon, on est ce qu’on est. »

C’était l’un des écueils du passage de la radio – où on n’est qu’une voix – à la télé où les gens jugent tout, surtout quand on est une femme. Christiane Charrette, qui a eu le même dilemme, l’a réglé : elle ne porte que des vestons noirs. « C’est habile, mais complètement weird », croit la cérébrale et sensuelle Marie-France, une fan finie de mode, accro de l’émission américaine de relooking pour Madame Tout-le-monde What Not To Wear (quoi ne pas porter).

Elle, elle assume sa féminité, son côté « girlie ». Et elle ose. Quitte à se tromper. « Quand j’animais Il va y avoir du sport, une entente me liait à une boutique. Je me suis laissé habiller, et souvent ça n’avait aucun bon sens. Je m’en rendais compte après. J’étais tellement néophyte et humble que je n’écoutais pas ma voix intérieure. À la télé, il faut que ce soit toi, mais un toi épuré, un toi amélioré. Maintenant, je pense que je sais assez vers où ça s’en va, vers quelque chose de plus classique. Je ne porte pratiquement plus de bijoux parce que ça me dérange. Juste ça, une bague. » Sa bague de fiançailles. Des fiançailles qui s’étirent : 25 ans avec le même homme, un Parisien d’origine, réalisateur à la radio de Radio-Canada.

Enfin, tous les invités sont là, le public aussi, le tournage peut commencer. Bazzo.tv en est à sa troisième saison, et Marie-France y évolue désormais comme une sirène dans l’océan. « Il y a une confiance qui s’est installée, une aisance aussi qui n’était pas là au début, et une équipe vraiment rodée. » Télé-Québec, bon prince, a laissé le temps à sa « reine » (un terme qui la fait grimacer, mais c’est quand même elle la figure de proue du réseau) d’apprivoiser le média, comme lire le télésouffleur avec un peu plus de naturel.

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Abyssales les deux premières années, les cotes d’écoute de Bazzo.tv ont grimpé depuis l’automne dernier et sa transformation en rendez-vous hebdomadaire : elles oscillent maintenant autour de 100 000 télé-spectateurs. La notoriété de Marie-France a également fait un bond prodigieux. Il y a un an, elle s’est retrouvée en nomination pour un prix Artis (successeur des MetroStar), catégorie « animation d’une émission d’affaires publiques ». Denis Lévesque (LCN) a remporté le trophée. Et elle a gagné le gros lot. « Ç’a été un point tournant dans ma carrière. » Car cette reconnaissance grand public (les gens pouvaient voter chez Tim Hortons et dans le 7 Jours) a brouillé son image d’égérie de la fameuse « clique du Plateau », de fille hyperbranchée sur les néocourants de la postmodernité mais mégadéconnectée du « vrai monde ». Et des médias, loin de son habitacle naturel, vinrent frapper à sa porte. Le Journal de Montréal lui a offert une chronique qu’elle a tenue pendant six mois avant de partir en décembre dernier « par manque de temps »… et alors qu’un conflit de travail se dessinait à l’horizon. Et à peu près au même moment, elle devenait chroniqueuse au 98,5 fm à l’émission de Paul Arcand – donc en concurrence directe avec son ancien employeur (Radio-Canada). La coquine. Elle y est toujours.

La formule de Bazzo.tv s’apparente beaucoup à la recette élaborée à Indicatif présent : des ingrédients de qualité, certains très connus, d’autres moins, un nuage d’humour, une lampée d’international, une louche d’analyse, une pincée de féminisme, le tout brassé avec maestria par une chef au sommet de son art. Riche en contenu et faible en calories vides, l’émission nourrit le cerveau sans en faire tout un plat. Ça, c’est intelligent. Voilà un terme qui revient sans cesse sur le tapis lorsque le nom de Marie-France est évoqué. La preuve ? Dans le site de Radio-Canada, on peut lire encore les centaines de courriels d’auditeurs envoyés après le départ de l’animatrice. Si la plupart lui disent le mot de Cambronne en versant une cyberlarme et si plusieurs avouent leur désarroi (« qu’est-ce que je vais faire maintenant, moi ??? »), tous répètent le même mantra : votre intelligence… intelligence du propos… différente et surtout intelligente… « Tout le monde a une étiquette et moi, la mienne, c’est “intelligente”. » Bizarre. Ça n’a pas l’air de lui plaire. « Je suis curieuse, je suis réveillée, je suis moyennement intelligente, oui, bien sûr. Mais pour me qualifier, les gens utilisent le terme “intelligente” dans le sens d’intellectuelle. Ce que je ne suis pas. » (Elle se dit aussi « ben, ben, niaiseuse sur bien des affaires. Moi aussi, j’écoute Loft Story. ») « J’en ai rencontré, des intellectuels, poursuit-elle, et c’est insultant pour eux d’entendre que je suis une intellectuelle. L’intellectuel n’est pas sur la place publique à faire le clown ou à passer les plats, c’est-à-dire à faire circuler des idées, sous forme de débats, d’entrevues. C’est ce que je fais, et je le prends très au sérieux, ce travail. Mais je ne produis pas de contenu intellectuel. »

Un intellectuel n’aurait sûrement pas pensé à transformer un véritable abri Tempo en « un garage de l’âme, un vestiaire des émotions » ; la Bazzo, oui. Sous le toit de plastique de ce « symbole parfait de notre québécitude », l’animatrice, en tuque et mitaines et en tête à tête avec une « vedette », lui pose des questions intimes, voire la secoue gentiment comme un prunier (à Véronique Cloutier : « Êtes-vous la fille de votre mère ou de votre père ? »). Pierre Bourgault serait fier d’elle.

Je décide de lui servir la même médecine, mais sans Tempo.

Est-elle heureuse ?

– Plutôt. »

Plus qu’avant ?

– Oui. Ça vient avec le succès. Je le jure, le succès est une chose très agréable dans la vie et qui aide. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le résultat d’un travail acharné sur moi-même ou d’une thérapie. Je suis très peu introspective. Je vis très bien avec mes bibittes. En cette époque de psychanalyse constante et d’auto-grattage de nombril, on a le droit de pas se le gratter. Je revendique ce droit. »

Se trouve-t-elle belle ?

– Aujourd’hui ? Je dirais que oui. »

L’enregistrement est terminé. L’équipe se retrouve dans les bureaux des Productions Bazzo-Bazzo, dans l’édifice de Télé-Québec. Comme d’habitude, pizza et vin rouge sont au menu : ce n’est pas un party, mais une séance de travail. Il faut repasser l’émission bloc par bloc et trouver où couper, car il y a sept minutes de trop. Sur les neuf personnes présentes, huit sont des femmes, la plupart dans la vingtaine ou la jeune trentaine. L’atmosphère est relax et la pizza, graisseuse à souhait. Assise à un bout de la table, Marie-France participe aux échanges en grignotant, l’esprit ailleurs. « Comme dans le temps où j’étais à la radio, une fois l’émission terminée, j’oublie ce qui s’est passé exactement. Ne me demandez pas comment j’ai trouvé telle entrevue, je ne m’en souviens pas. » Le lendemain, Marie-France l’animatrice aura cédé le pas à Marie-France la productrice, qui aura le dernier mot sur la mouture finale qui passera à l’antenne.

Ce nouveau rôle – productrice – l’emballe de plus en plus. Bazzo.tv n’est qu’un début. En septembre prochain, les Productions Bazzo-Bazzo accoucheront de La liste, qu’animera Mitsou à ARTV. Le concept (chaque émission proposera une liste, les cinq meilleurs films qui parlent de l’hiver, par exemple), à l’esthétisme très recherché, exigeait « quelqu’un qui n’est pas matante », explique Marie-France, consciente que son association avec l’interprète de Bye bye mon cowboy peut étonner. « Et Mitsou, c’est pas une matante. Les gens la sous-estiment beaucoup. »

D’autres projets sont en gestation. Rien n’est coulé dans le béton, mais on peut s’attendre à tout, ou presque.

Sauf à une chose : que Marie-France Bazzo redevienne brune. « Ça, jamais. »

Bio express de Marie-France Bazzo
1961  naissance à Montréal, dans le quartier Villeray. Mère québécoise, père italien.
1980-1985  études en sociologie de la culture. Décroche une maîtrise. Se destine à une carrière universitaire.
1982  débuts à la radio communautaire, à CIBL.
1985  premiers pas à Radio-Canada comme chroniqueuse.
1986-1989  collabore à Plaisirs avec Pierre Bourgault.
1989-1992  se fait connaître à la télé dans La Bande des six (surnommée La bande des bitchs), avec entre autres René Homier-Roy, Dany Laferrière, Nathalie Petrowski.
1990-1995  anime diverses émissions radiophoniques (Et quoi encore, VSD Bonjour).
1995  prend la barre d’Indicatif présent, tous les matins de la semaine, de 9 h à 11 h 30 (R-C).
2002  remporte le prix Femme de Mérite, catégorie Communications, de la Fondation YWCA de Montréal.
2004-2007  grand retour à la télévision. Elle anime Il va y avoir du sport (Télé-Québec), une émission de débats qu’elle a créée en tandem avec Richard Martineau.
2006  quitte Radio-Canada et devient productrice. Anime, en même temps qu’Il va y avoir du sport, Bazzo.tv, une quotidienne d’une heure à Télé-Québec. Avec les reprises des deux émissions, elle occupe l’antenne de la télévision d’État plus de 10 heures par semaine.
À l’automne 2008, Bazzo.tv devient hebdomadaire (le jeudi, à 21 h).

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