Un vent froid descend des hautes terres environnantes. Au loin, le majestueux Volcán de Fuego, le plus actif d’Amérique centrale, gronde en douceur. Assise près d’un feu de bois crépitant, Rosario Tuyuc entretient les flammes cérémonielles. « Regardez comme le feu est vif ! Je sens que nos ancêtres sont heureux de nous savoir ici avec eux aujourd’hui », s’exclame l’ajq’ij, ou guide spirituel en kaqchikel, l’une des 21 langues mayas encore parlées au Guatemala.
Elle entame les prières, tout en jetant au feu des rameaux de romarin et de petits bouquets de fleurs en guise d’offrandes. D’une voix posée, psalmodiant parfois, elle invoque l’esprit des anciens, s’imprégnant de leur énergie et sollicitant leurs conseils à propos d’une question soumise par un villageois.
Yeux noirs et cheveux aile de corbeau, Rosario fait partie des descendantes des peuples mayas que les conquistadors espagnols ont rencontrés à leur arrivée en Amérique centrale au 16e siècle. Et qu’ils ont assimilés. Les Mayas ont été convertis au christianisme et forcés d’apprendre l’espagnol. Leurs textes anciens ont été brûlés, leur culture et leur religion, anéanties. L’ajq’ij de 36 ans, à l’instar d’autres Autochtones, s’efforce de se reconnecter à sa culture ancestrale. Le pays a beau avoir déclaré son indépendance de l’Espagne il y a 200 ans, le pouvoir politique et économique reste entre les mains des familles de descendance européenne et de celles des ladinos, population métisse hispanophone.
Les Mayas, quant à eux, y sont traités comme des citoyens de seconde zone. « Ils sont vus comme un peuple attaché à son mode de vie traditionnel, donc opposé au progrès. Pour la classe dirigeante et la population non maya, ce sont des indios, des gens arriérés, sales et sauvages. Leur identité n’est pas reconnue, car pour la majorité de la population, la civilisation maya est morte et n’est qu’une source d’artéfacts à piller ou à utiliser pour attirer les touristes », explique l’anthropologue guatémaltèque Victor Montejo, professeur émérite d’études amérindiennes à l’Université de Californie à Davis.
Pourtant, les coutumes et la culture mayas ont bel et bien survécu au passage des siècles. Le boisé où Rosario Tuyuc tient sa cérémonie du feu, par exemple, s’appelle Oxlajuj Came, ou « le lieu des ancêtres ». Il est situé près de Comalapa, bourgade à une heure de route de Ciudad de Guatemala , capitale du pays. « Ce boisé est l’un des quatre endroits les plus sacrés de Comalapa, explique-t-elle. Aujourd’hui, de plus en plus de gens viennent y renouer avec les esprits de leurs ancêtres et leur rendre hommage. Et un nombre croissant de femmes reprennent leur spiritualité en main. »
Cette quête s’inscrit dans le mouvement de revendication Plataforma de Mujeres Indígenas de Guatemala (Plateforme des femmes indigènes du Guatemala), créé en 2020, qui réunit 300 d’entre elles, dont la militante et prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú. Ce mouvement constitue l’aboutissement d’une prise de conscience des femmes mayas quant à leur rôle dans la société. Sa mission : promouvoir leurs droits dans tous les milieux, tant culturel que politique et économique.
Aujourd’hui, d’autres femmes leur emboîtent le pas. Certaines le font par les arts traditionnels, d’autres par la redécouverte des techniques agricoles ancestrales, d’autres encore renouent avec d’anciennes pratiques spirituelles. « Selon nos croyances, tout ce qui nous entoure possède la vie : la terre, les pierres, le vent, le feu… Ma mission est de montrer qu’il existe d’autres manières de concevoir le monde et de communiquer avec lui que celles imposées par les Européens », dit la militante, vêtue d’une robe aux motifs floraux et géométriques colorés.
La force du nombre
Au Guatemala, les Mayas comptent pour plus de la moitié des 17 millions d’habitants du pays. Ils sont répartis dans 21 communautés, chacune ayant ses coutumes, sa langue et ses habits. Tous partagent une même spiritualité basée sur le culte des ancêtres et une culture imprégnée d’une relation fusionnelle avec la nature. Leur connaissance approfondie des plantes et de la médecine traditionnelle de même que leurs compétences en agriculture durable sont d’ailleurs reconnues par les Nations unies. Selon l’organisme, les pratiques des Mayas font partie des huit systèmes alimentaires indigènes aptes à freiner les effets des changements climatiques.
Cela explique en partie pourquoi ils sont aussi protecteurs de leur territoire. Pendant six ans, les Ch’orti’ – communauté maya d’environ 113 000 âmes établie dans le sud-est du pays – se sont mobilisés contre une société minière afin de protéger leurs terres ancestrales contre l’exploitation. Ils ont gagné la bataille – la Cour suprême leur a donné raison –, mais à quel prix ! « Voir tant de mes compagnons attaqués et battus par la police a été très difficile », se rappelle Pascuala Alonso Ramírez, artisane et représentante élue de l’autorité chez les Ch’orti’. « La terre que vouait la minière appartient à la nature et à nous tous, poursuit-elle. Nous protégeons l’environnement, nos rivières et nos points d’eau. Sans eux, Dame Nature ne survivra pas. »
Pascuala est fière de cette victoire, même si elle sait que les combats à mener sont encore nombreux. « Mon travail d’artisane s’inscrit dans cet effort. J’ai appris à tisser des sacs traditionnels avec ma mère, et je ne veux pas que ce savoir-faire se perde. Ces techniques nous viennent de nos ancêtres et doivent être préservées », dit la militante de 44 ans.
Guerre et religion
La réaffirmation de l’identité autochtone n’est pas simple. Le Guatemala est un pays au passé trouble, et des siècles d’oppression ont laissé des stigmates. La plupart des Mayas vivent dans des régions pauvres où l’accès à l’éducation et aux emplois est rare, surtout pour les femmes. Ces dernières occupent d’ailleurs toujours les rangs les plus bas de la société. Selon le plus récent recensement national, seulement 66,7 % des femmes mayas sont scolarisées, et à peine 10 % d’entre elles sont employées dans l’économie formelle.
La religion joue aussi les trouble-fête. La plupart des Autochtones ont été élevés dans le catholicisme ou ont joint les rangs des églises évangéliques, qui prolifèrent dans le pays. Ils sont donc nombreux à se méfier de la renaissance de leurs cultes anciens. Par exemple, beaucoup considèrent le feu comme un outil de sorcellerie, constate la guide spirituelle Rosario Tuyuc. « En fait, c’est une façon de se connecter avec nos aïeux, de nettoyer notre corps et notre âme, de demander conseil pour un projet de vie, dit-elle. Je les consulte chaque fois que j’ai un doute. Et j’obtiens des réponses. » Serait-elle une sorcière, comme le croient des membres de sa propre communauté ? « Cela me fait rigoler, crâne-t-elle. Tout ce que je veux, c’est que les Mayas récupèrent la place qui leur revient au sein de notre société. Si cela signifie être une sorcière, alors oui, j’en suis une. »
Les cérémonies ont lieu un peu partout au pays, dans les cités mayas en ruines. Mais nulle part ailleurs la marche vers la réappropriation de la culture maya n’est plus évidente qu’ici, à Oxlajuj Came, le bois sacré où Rosario tient ses cérémonies. Car avant d’être un site cérémoniel, l’endroit a servi de fosse commune pendant la guerre civile qui a sévi au Guatemala de 1960 à 1996.
Né d’un conflit entre une guérilla de gauche et le gouvernement, le combat s’est transformé en une politique de terre brûlée contre les populations autochtones, soupçonnées de soutenir les rebelles. Pendant 36 ans, plus de 200 000 personnes ont disparu ou ont été tuées. Selon la Commission de clarification historique parrainée par l’ONU, 83 % des victimes étaient des Mayas.
Des charniers découverts
Des exhumations récentes ont permis de découvrir plus de 170 cadavres rien qu’à Oxlajuj Came. « Nous avons pu identifier trois de nos proches disparus pendant la guerre », souligne l’artiste peintre Éster Miza. Le choc a été brutal. Au point qu’elle consacre désormais la majeure partie de son œuvre aux victimes de cette guerre, visitant diverses communautés guatémaltèques pour recueillir leurs témoignages et construire une mémoire visuelle d’un chapitre sombre de l’histoire du pays.
Les femmes autochtones ont été parmi les principales victimes de l’armée. Beaucoup ont été violées, après que leurs fils et leurs maris ont été emmenés pour disparaître à jamais. « Écouter leurs récits a été très difficile, dit-elle. Je n’arrivais plus à dormir. J’ai transmis mon chagrin dans mes peintures et montré au monde ce que les victimes m’avaient confié. » Aujourd’hui, ses œuvres ornent les murs du cimetière de Comalapa et illustrent des livres d’histoire.
Malgré tout, certains de ses concitoyens – mayas ou non – la ridiculisent, la désignant comme « celle qui dessine les soldats ». Une autre preuve que revisiter le passé, dans ce pays, est encore tabou. Même sa famille a tenté de la dissuader d’aborder ces sujets délicats dans un pays où d’innombrables militants ont payé de leur vie leur franc-parler.
Qu’importe, Éster Miza a fait de la diffusion du sombre destin des Autochtones la mission de sa vie. « J’ai visité des écoles et des collèges, j’ai parlé à des jeunes qui ne savaient rien de cette période sombre. Mes peintures éveillent leur intérêt. Nous ne pouvons pas changer notre histoire, mais peut-être pouvons-nous l’empêcher de se répéter », lâche-t-elle.
Heureusement, des changements s’opèrent. L’an dernier, un tribunal guatémaltèque a condamné cinq militaires pour viols et crimes contre l’humanité commis à l’endroit de femmes mayas dans les années 1980, en pleine guerre civile. Au cours des dernières années, plusieurs communautés autochtones ont réussi à faire reconnaître leurs droits sur leurs terres ancestrales, les protégeant contre toute exploitation. Et les parents d’Éster Miza ont enfin accepté la mission de vie de leur fille.
Quant à Rosario Tuyuc, elle constate que les Mayas se rebranchent peu à peu à leurs origines spirituelles. Elle a récemment célébré le mariage d’un couple qui avait choisi une cérémonie traditionnelle plutôt qu’un mariage chrétien. Dans sa petite maison, au centre de Comalapa, elle reçoit souvent en secret des personnes qui lui demandent d’organiser des rituels pour elles. « Elles viennent tard le soir ou tôt le matin pour ne pas être vues », s’exclame-t-elle en riant.
Plutôt que de s’en offusquer, Rosario y voit la preuve que la voie qu’elle et les autres militantes mayas ont choisie est irréversible. « Du sang maya coule dans nos veines. Nous ne pouvons pas oublier d’où nous venons. Les gens continueront à me rendre visite quoi qu’il arrive, car ils savent que ces traditions sont ancrées en nous. »
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