Reportages

L’avortement : 25 ans plus tard dans les maritimes

Des manifs devant une clinique Morgentaler ; des femmes qui n’ont pas accès à l’avortement dans leur région ; des députés qui veulent que l’intervention redevienne un crime ; des médecins qui ont peur. Tout ça se passe au Canada. Aujourd’hui.


 

Kandace Hagen est tombée enceinte en 2009. Elle avait 21 ans. Déjà mère seule d’un bambin, sans grands moyens financiers (elle travaille dans un fast-food), elle a décidé de mettre fin à sa grossesse. Malheureusement pour elle, il est impossible de se faire avorter dans sa province, l’Île-du-Prince-Édouard.

L’avortement n’est pas un crime, a pourtant statué la Cour suprême du Canada… en 1988. Près de 25 années ont passé, mais l’Île-du-Prince-Édouard résiste encore et toujours.

Kandace a finalement abouti à la clinique privée Morgentaler, à Fredericton, au Nouveau-Brunswick. Elle a dû débourser 800?$ pour son avortement, en plus des frais de transport (700 km aller-retour) et d’hébergement.

Pire, elle y a été accueillie par des manifestants pro-vie, qui font le piquet chaque mardi, jour des interventions. « Ç’a été un moment très difficile à vivre », dit Kandace, qui a été escortée jusqu’à la porte de la clinique par une brigade de sécurité formée de bénévoles.

Ces manifestants ne sont pas près de ranger leurs pancartes. La Chambre des communes doit se prononcer sous peu sur une motion visant à recriminaliser l’avortement (voir l’encadré « Le débat relancé »). D’Ottawa à Charlottetown, ce dossier promet d’être chaud.

Un énorme tabou
Depuis juillet, Colleen MacQuarrie, professeure de psychologie à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, a recueilli des dizaines de témoignages de femmes de l’île qui se sont fait avorter. Son objectif? « Changer les choses?! » dit d’emblée cette militante féministe. En démontrant les conséquences de cet accès limité à l’avortement.Colleen MacQuarrie m’a raconté l’histoire de Jennifer (nom fictif). Horrifiée par sa grossesse, l’adolescente de 14 ans a tenté par tous les moyens de provoquer un avortement à l’insu de ses parents. Elle s’est jetée dans l’escalier de la maison familiale, a ingurgité des cocktails de médicaments et a roulé son ventre sur une table plusieurs fois par jour. Au bout de deux semaines de ce traitement, elle a avorté. Un cas parmi tant d’autres.


 

Jennifer et bien d’autres femmes ont refusé de parler à Châtelaine, même sous le couvert de l’anonymat. Elles ont peur. Dans cette bucolique province de 140 000 habitants, dominée par des clochers d’église, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est encore un tabou, et la majorité – pro-vie ou pro-choix – demeure silencieuse.

Peut-être plus pour longtemps. Car Kandace est devenue l’une des porte-étendards pro-choix à l’Île-du-Prince-Édouard. L’automne dernier, avec quatre autres jeunes femmes, cette brunette à l’air un brin rebelle a cofondé la PEI Reproductive Rights Organization (PRRO). En novembre, son groupe a organisé une manifestation pro-choix devant l’Assemblée législative à Charlottetown. Une première depuis plus de 20 ans!

Quelque 150 personnes ont répondu à l’appel. Face à elles, plus nombreux, des militants pro-vie armés de pancartes      « It’s a child, not a choice » (C’est un enfant, pas un choix à faire) ou « Choose life, not abortion » (Choisissez la vie, pas l’avortement). Peu importe. « Les médias en ont parlé, dit Kandace Hagen. Nous avons pu informer les femmes des services auxquels elles ont droit. »

Nombre d’entre elles ignorent qu’elles peuvent se rendre dans un hôpital d’Halifax, en Nouvelle-Écosse, et y obtenir une IVG aux frais du gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard, moyennant recommandation de leur médecin de famille. Il y a trois ans, Kandace n’en savait rien. « Quand j’ai parlé d’avortement à mon médecin, raconte-t-elle, il m’a brusquement dit d’aller à la clinique Morgentaler. Puis il est sorti de la salle d’examen. »

Pro-vie, son docteur?? « Je préfère croire que, comme moi, il n’était pas au courant de cette possibilité », dit-elle. Selon l’Association médicale canadienne, un médecin a le droit de refuser de prescrire un avortement pour des raisons morales ou religieuses, mais il doit en faire part à la patiente afin qu’elle puisse consulter rapidement un collègue.

Une fois à Fredericton, Kandace a appris qu’elle était enceinte de près de 16 semaines, seuil limite des interventions à cette clinique. Il s’en est fallu de peu pour qu’elle doive se rendre à Montréal ou Ottawa…            « J’avais mal calculé la date de mes dernières menstruations, dit-elle. Si mon médecin de famille, à Charlottetown, m’avait fait un examen à ultrasons, rien de tout cela ne serait arrivé! »



 

Bien des embûches
Après l’Île-du-Prince-Édouard, le Nouveau-Brunswick est la province la moins permissive en matière d’avortement. Elle ne compte que deux obstétriciens-gynécologues pour effectuer chaque année les quelque 350 avortements du réseau public. Et elle ne rembourse pas les avortements effectués dans le privé.

Depuis 2003, le célèbre Dr Henry Morgen­taler – maintenant âgé de 89 ans – conteste devant les tribunaux cette politique, qui, dit-il, viole la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi canadienne sur la santé. « La cause traîne, dit Michèle Caron, professeure de droit retraitée de l’Université de Moncton, qui suit le dossier. Le ministère de la Justice du Nouveau-Brunswick fait tout pour retarder les procédures. »

Mais les pro-choix gardent espoir. En mai 2011, la Commission des droits de la personne du Nouveau-Brunswick a accepté d’entendre la plainte d’une médecin néo-brunswickoise (dont on tait l’identité pour des raisons de sécurité) qui soutient que cette politique est discriminatoire.

Obtenir un avortement dans un hôpital est ardu, selon Simone Leibovitch, directrice de la clinique Morgentaler à Fredericton. Les femmes doivent d’abord obtenir la fameuse recommandation. « Beaucoup n’ont pas de médecin de famille, dit-elle, assise dans la petite salle d’attente. D’autres en ont un, mais il s’oppose à l’avortement. » Et si, par chance, on obtient rapidement cette référence, on doit tout de même s’armer de patience. À la fin de janvier, le délai d’attente dans le réseau public était de quatre semaines, dit-elle.

Pas étonnant que la clinique Morgentaler réalise la majorité des IVG de la province, soit près de 650 par année. Et qu’elle soit la principale cible des groupes pro-vie…



 

Des pro-vie coriaces
Est-ce un hasard? À peine quelques mètres séparent la clinique Morgentaler de sa voisine immédiate, l’association Droit à la vie Nouveau-Brunswick. Impossible de manquer, à l’entrée, l’écriteau « Women’s Care Center ». « Certaines patientes de la clinique se retrouvent chez nous par erreur, reconnaît sa présidente, Elizabeth Crouchman, une infirmière retraitée dans la soixantaine. D’autres viennent nous voir à la suite d’un avortement.  » Droit à la vie Nouveau-Brunswick leur offre un service de consultation et de soutien. Car, selon les pro-vie, l’avortement nuit à la santé des femmes.

Anita Durette, qui manifeste chaque mardi devant la clinique Morgentaler, en est convaincue. Après avoir subi deux avortements en Alberta vers l’âge de 18 ans, cette grand-mère aujourd’hui dans la soixantaine a sombré dans la déprime. Si c’était à refaire, dit-elle, elle garderait ses enfants ou les offrirait en adoption. « Je ne choisirais jamais de tuer un “bébé” parce que c’est plus commode que de l’élever. »

Elizabeth Crouchman donne des conférences contre l’IVG dans les écoles de la région de Saint-Jean. « Je veux que les jeunes femmes connaissent la vérité sur les effets des avortements », dit-elle. Pour les convaincre, Droit à la vie Nouveau-Brunswick a diffusé en février des publicités à la télévision. Grâce à des dons et à des activités-bénéfice, l’organisme a récolté plus de 200 000$ en 2010, selon l’Agence du revenu du Canada.

« Les pro-vie sont bien organisés, ont de l’argent et font du bruit », dit un médecin pro-choix du Nouveau-Brunswick qui préfère garder l’anonymat. « Et c’est pourquoi leur discours trouve un écho auprès du gouvernement conservateur (et, auparavant, libéral), qui évite de toucher à ce dossier controversé. »

À l’Île-du-Prince-Édouard aussi, le mouvement pro-vie est fort. Depuis janvier, la PEI Right to Life Association mène une campagne publicitaire dans les journaux de la province pour contrecarrer la PRRO de Kandace Hagen. D’ores et déjà, le premier ministre libéral Robert Ghiz a signifié son intention de maintenir le statu quo.

Le ministère de la Santé de la province a toutefois mis en ligne des renseignements sur l’avortement ainsi que des liens vers le site Internet de la PRRO et d’autres ressources.

Un petit pas qui réjouit Sam Wight, cofondatrice de la PRRO. « Auparavant, on ne trouvait aucune information en ligne », dit la femme de 30 ans, qui détonne dans ce paysage conservateur avec son piercing, son tatouage et ses cheveux blonds en partie rasés sous son chapeau melon.


 

Les filles du PRRO cherchent désormais un médecin pour pratiquer des IVG sur l’île – elles soutiennent que c’est possible, mais la législation n’est pas claire à ce sujet. Elles
souhaitent aussi organiser des séances d’information sur l’avortement dans les écoles secondaires. « Une enseignante géniale nous a déjà permis d’en faire une dans sa classe », dit Sam Wight.

La bataille est loin d’être gagnée. Shannon Moore, 19 ans, est prête à contre-attaquer. Cette catholique, qui pratique l’abstinence et va à la messe le dimanche, préside Étudiants pour la vie de l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard. « Je trouve ridicule que des gens puissent penser qu’un fœtus est seulement un amas de tissus et non une personne en    devenir », dit-elle en français.

« Tout le monde a droit à la vie, explique-t-elle. Quand j’étais dans le ventre de ma mère, les médecins ont détecté des problèmes à mon cœur et à divers autres organes. Mes parents ont tenu à poursuivre la grossesse. » Elle est finalement en pleine forme.

Pour Shannon Moore, l’Île-du-Prince-Édouard est un modèle au Canada. Et elle croit que bien des gens partagent son avis. « Depuis trois ans, je participe à la Marche pour la vie à Washington, dit-elle. Cette année, nous étions plus de 400 000 personnes! Chaque fois, cela me donne espoir pour notre cause. »

Le débat relancé
Le premier ministre Stephen Harper a beau dire qu’il ne rouvrira pas le débat sur l’avortement, des députés se chargent de remettre le sujet sur le tapis. Depuis son arrivée au pouvoir en 2006, six motions et projets de loi privés ont été déposés par des conservateurs ou des libéraux pour restreindre ou recriminaliser l’avortement.

En février, c’était au tour du conservateur Stephen Woodworth de présenter une motion visant à faire reconnaître le fœtus comme un être humain dans le Code criminel. Le gouvernement Harper a vite réitéré sa promesse de ne pas relancer ce débat. Mais un vote sur cette motion aura tout de même lieu sous peu. Si elle est adoptée, un comité spécial sera formé pour étudier – et, éventuellement, modi­­­fier – la définition de l’être humain. L’avortement pourrait alors être considéré comme un homicide… Passera-t-elle, cette motion? Tout dépendra du mot d’ordre de Stephen Harper, répond Hélène Buzetti, correspondante à Ottawa pour Le Devoir. « Je parie que le premier ministre permettra de voter librement, mais qu’il donnera la consigne à ses ministres de voter contre, dit-elle. Le motion serait alors défaite. » La Coalition pour le droit à l’avortement au Canada demeure inquiète. « Avec un gouvernement conservateur majoritaire, la motion a plus de chances de passer », dit la directrice générale de la Coalition, Joyce Arthur. Et ce, même si le premier ministre encourage son cabinet à s’y opposer, comme il l’a fait en 2010 pour le projet de loi privé C-510, qui rendait illégal le fait d’inciter une femme à se faire avorter. «Le tiers de son cabinet a voté en faveur?!» dit-elle. Le projet a malgré tout été défait par 178 députés contre 97.

Jusqu’à présent, un seul projet a franchi l’étape de la deuxième lecture. Lors du déclenchement des élections en 2008, il est mort au feuilleton.

Écoutez la journaliste Marie-Ève Cousineau participer à une table ronde sur l’avortement ici.

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