Des caméras de surveillance, des vitres pare-balles, des portes sécurisées… Notre journaliste est allée au Colorado passer une journée avec le Dr Warren Hern, l’un des très rares spécialistes de l’avortement de troisième trimestre.
Ça n’a pas été facile. Mon premier contact téléphonique avec Warren Hern, 75 ans, a été assez déstabilisant, merci. « Si vous employez le mot pro-vie, je mets fin à la conversation, vous m’entendez ? Promettez-moi de ne plus utiliser ce terme de propagande haineuse ! » J’ai promis. J’ai aussi promis d’éplucher ses écrits et de peser chacun de mes mots. Mais quand j’ai raccroché, j’avais l’assurance d’une rencontre…
La Boulder Abortion Clinic est située sur l’avenue Alpine, à deux pas du centre-ville de Boulder, au Colorado, et de la chaîne de montagnes des Flatirons. Des caméras surveillent les allées et venues. Une barrière de métal bloque l’entrée. Pour y pénétrer, il faut montrer patte blanche. Je dépose mon permis de conduire dans un plateau tournant. On m’ouvre une porte sécurisée, puis une autre. Le Dr Hern travaille derrière des vitres pare-balles aux stores baissés. Même l’aquarium du vestibule est en verre blindé.
Parano, le monsieur ? Non. Dans un pays dominé en partie par la droite religieuse, pratiquer des avortements à un stade avancé est un métier à risque élevé. Les menaces de mort ponctuent le quotidien du Dr Hern depuis 40 ans. Huit médecins ont été assassinés à ce jour aux États-Unis. Son collègue et ami George Tiller, surnommé Tiller the Baby Killer par la presse conservatrice, a été abattu il y a quatre ans, en plein jour, dans une église luthérienne du Kansas.
Foncer malgré la peur
Le choc a été immense. Le service de police avait alors dépêché des gardes du corps pour assurer momentanément la sécurité du Dr Hern. Depuis, les choses ne se sont pas améliorées. Et la réélection de Barack Obama n’y a rien changé. « Les fanatiques ont l’oreille du Parti républicain, mais pas celle du gouvernement en place, alors ils passent aux actes. Ils célèbrent chaque assassinat de médecin qui fait des avortements. »
Pourtant, le médecin assure lui-même sa protection. (« Je ne peux pas vous dire où j’habite ni vous décrire les mesures de sécurité qui m’entourent. ») Et il n’officie pas dans le secret. « Boulder Abortion Clinic » est inscrit en toutes lettres sur la façade beige. Et des millions de gens peuvent accéder à son site Internet.
Au Québec, personne n’avait voulu me dire si l’établissement figure parmi les trois ou quatre cliniques privées américaines où les Québécoises enceintes de plus de 24 semaines vont se faire avorter. Le Dr Hern est furieux de l’apprendre. « De qui veut-on me protéger ? À force de cachotteries, on empêche les femmes de recevoir mon aide ! »
La sonnerie du téléphone retentit. On le réclame au sous-sol, à la salle d’opération. Le colosse sort en se traînant les pieds. « Je n’ai pas besoin d’être protégé », marmonne-t-il.
On me fait patienter dans une petite pièce vide, décorée avec ses photos d’animaux et d’Indiens shipibos.
Des cris déchirants montent du sous-sol. Les infirmières vont et viennent dans le couloir. Le calme revient. Le Dr Hern réapparaît enfin. Il porte une blouse verte de chirurgien. « Un cas difficile, dit-il d’une voix lasse. Plusieurs patientes arrivent ici traumatisées. Certaines souffrent de graves troubles mentaux, d’autres ont été violées ou agressées à répétition. Elles tolèrent mal les procédures. »
« Je ne suis pas une machine »
Le Dr Hern traite surtout des cas d’anomalies fœtales décelées sur le tard. Des grossesses désirées qui ont mal tourné.
Une semaine avant mon passage, le CSSS Jeanne-Mance, qui coordonne les services d’IVG tardives à l’échelle de la province, lui a envoyé une Québécoise. Pourquoi aller à Boulder, à quatre heures de vol de Montréal ? Parce que, après 24 semaines, il est pratiquement impossible de se faire avorter, sauf en cas d’anomalie fœtale grave ou pour toute autre circonstance clinique exceptionnelle.
« Un avortement de troisième trimestre est une décision sérieuse, une opération chirurgicale complexe. La vie des femmes est en jeu. » Et plus la grossesse est avancée, plus les risques de complications sont grands – le Dr Hern se vante d’avoir l’un des taux les plus bas au monde.
Il faut compter quatre jours pour l’intervention, de l’injection intracardiaque pour arrêter le cœur du fœtus à l’expulsion de celui-ci, en passant par la pose de tiges laminaires (qui aident à dilater le col) et le déclenchement des contractions. Après une convalescence de deux heures, la femme obtient son congé. « Je passe beaucoup de temps avec chacune de mes patientes, dit l’homme avec compassion. J’en reçois tout au plus une dizaine par semaine. Je ne suis pas une machine à faire des avortements ».
Lui arrive-t-il de refuser ? « Oui, pour des raisons exceptionnelles. » Par exemple, si une femme semble hésiter ou que la décision ne vient pas d’elle. Si elle est sous l’emprise de drogues ou affiche un surpoids important.
Il en a contre tous les organismes pro-choix – centres de santé des femmes, cliniques de planning familial, associations pour la liberté de choix – qui se sont délestés du mot avortement. « Que veulent-ils cacher ? » Même s’il sait bien que la pratique est mal considérée. « Elle se situe au plus bas de l’échelle des activités médicales, dit-il. Personne ne veut y être associé. »
Lui-même ne pensait pas faire carrière dans ce domaine. Mais au lendemain de l’arrêt Roe c. Wade, qui a légalisé l’avortement aux États-Unis en 1973, il reçoit un coup de fil déterminant. On le sollicite pour participer à l’ouverture de la première clinique d’avortement à but non lucratif du Colorado, dans la vallée de Boulder, où les restrictions sont minimales.
Dans l’œil des extrémistes
Ce n’est pas par hasard si on a fait appel à lui. Pendant ses études de médecine et son service dans le Peace Corps (Corps de la Paix) au Brésil, il a été témoin du fléau des avortements clandestins ratés. À Washington, où il a été chef du programme de planning familial sous le gouvernement Nixon, il a milité pour la légalisation de l’avortement et a appris à maîtriser la procédure.
Dès ses débuts à Boulder, il devient l’un des porte-étendards du droit à l’avortement. Il multiplie les interventions dans les médias et les écrits dans la communauté scientifique (il a publié quelques livres et une centaine d’articles sur le sujet). Les activistes anti-choix le prennent vite en grippe. Ils le harcèlent la nuit. « Je dormais avec une carabine. J’avais peur de me faire tirer dessus en rentrant ou en sortant de chez moi », rappelle-t-il avec amertume.
Ces menaces ne l’empêchent pas, deux ans plus tard, d’ouvrir sa propre clinique spécialisée en avortement tardif, par souci « de justice sociale et de santé publique ». « Le rôle de la femme n’est pas de donner du plaisir et d’avoir des bébés », estime-t-il. Il emprunte à la banque et loue un local dans un centre médical bâti dans les années 1950, qu’il acquiert par la suite.
Les actes de violence s’intensifient. En 1985, une brique fracasse une fenêtre de sa clinique. Peu après, cinq coups de feu sont tirés dans sa salle d’attente, évitant de justesse une employée. Au milieu des années 1990, la coalition américaine des activistes pro-life (un terme qu’exècre Warren Hern) publie une liste de 13 médecins à abattre. Il en fait partie. « Si l’activiste Joe Scheidler est descendu de Chicago pour me tuer, c’est que je dois faire quelque chose d’important pour la liberté », croit-il.
On ne s’habitue pas à vivre dans la peur. Warren Hern ne peut franchir le seuil de sa clinique quand des manifestants sont là. Et il craint toujours qu’un tireur soit posté sur les toits de l’hôpital d’en face. « Boulder est une ville pro-choix, convient-il, mais ça n’empêche pas les extrémistes de me trouver. Tous les médecins qui pratiquent des avortements aux États-Unis sont exposés. Ce n’est pas un débat, c’est une guerre civile ! »
Du même souffle, il loue le courage de Henry Morgentaler, « un ami, un frère », chez qui il est invité régulièrement, à Toronto. « Henry n’a peur de rien, il a fait changer la loi au Canada. C’est grâce à lui si l’avortement est remboursé. Jamais on ne verra ça ici ! »
L’entretien tire à sa fin. Le Dr Hern est fatigué. En après-midi, il doit conduire son beau-fils de 12 ans (qu’il appelle « my son ») à l’hôpital de Denver, à 40 km au sud. Il aimerait tant les voir davantage, lui et son épouse – également médecin. Il a fait sa connaissance à Barcelone il y a 10 ans, après avoir longtemps cru qu’aucune femme n’en voudrait à cause des menaces qui pèsent sur lui.
Il n’a pas de relève, du moins pour le moment. Et ça l’inquiète. « Je ne vais pas vivre éternellement. J’aimerais ralentir et faire autre chose. » Profiter de la présence des gens qu’il aime, s’adonner à ses passe-temps – la photo, l’écriture, les voyages, le ski, le piano… À l’Université du Colorado à Boulder, où il donne des cours à la faculté de médecine, on lui défend d’enseigner sa pratique. Une loi y interdit l’utilisation des fonds publics pour financer l’avortement. « Les gens raisonnables ne font pas ce que je fais. Ce n’est ni sécuritaire ni socialement acceptable. Mais, pour moi, c’était ce qu’il y avait de plus important. »